Archives mensuelles : février 2005

La prison comme entre-deux

L’autre jour j’ai regardé quelques images à la télé où, lors d’un procès, le procureur, en requérant contre un jeune violeur, parlait de lui comme l’auteur. Voilà, il y avait la victime et il y avait l’auteur. Autrefois on disait l’accusé, le prévenu, l’agresseur; aujourd’hui c’est l’auteur. Je ne sais pas ce que les auteurs – au sens courant: qui écrivent des livres – devront ajouter comme précision pour ne pas être pris pour des criminels; à moins qu’ils ne soient d’avance accusés du délit d’écrire?

Mais l’essentiel est ailleurs: le procureur semblait gêné car s’il est vrai que l’accusé (« l’auteur »), méritait « une peine de 5 ans dont trois avec sursis », il ne se rendait pas compte de son acte, « il fallait donc une peine mixte », comportant « une prise en charge psychologique, rapide » et aussi « une prise en charge matérielle pour qu’il puisse travailler ». Bref, punition, éducation, mise à niveau… Du coup, le journaliste qui faisait le « sujet » pour sa télé, ponctuait par de « grandes questions »: qu’est-ce que punir? qu’est-ce qui est pédagogique? qu’est-ce qu’on cherche au fond?… Questions abyssales et sans réponses qui, à mon sens, traduisent une gêne plutôt simple qu’on pourrait bien formuler.

C’est que punir est devenu un acte louche, problématique, car on constate (sans trop le dire) que cela revient à envoyer ceux qu’on punit dans une sorte d’école du crime: les jeunes maghrébins délinquants font faire des stages d’islamisme, et peuvent ressortir fanatiques, voire terroristes. Les autres, non-maghrébins, vont côtoyer des « pros » du crime, des endurcis, et ils ressortent prêts à y aller plus à fond, à être plus performants dans l’arnaque et la violence. En somme, on parle de punir en oubliant que le moyen de la punition s’est complètement perverti, par la force des choses.

En principe, la maison d’arrêt est un lieu où le sujet est arrêté dans sa dérive de violence contre autrui. Ce coup d’arrêt instaure un lieu qui est une sorte d’entre-deux: entre la période passée qui s’est accélérée pour produire le délit ou le crime et la période à venir qui suivra la sortie et où il faudra bien replonger dans la vie, mais autrement.

Plutôt que de « remettre en question » des repères « usés » comme le seraient l’acte de punir ou d’arrêter un délinquant, ne ferait-on pas mieux de retravailler le concept de lieu d’arrêt, de prison, comme espace stratifié, où il faudrait classer les détenus, comme dans une école: ceux qui iront dans les petites classes, disons en 6ème, les autres plus endurcis, dans la classe supérieures, et ainsi de suite, jusqu’en « terminale », où l’on trouverait ceux qui en ont « terminé » avec la loi et avec la société, les criminels les plus endurcis. Le principe serait d’empêcher à tout prix que l’on monte de classe. S’il y a passage dans la classe supérieure, c’est que la prison a fonctionné comme lieu d’apprentissage du crime plutôt que comme coupure-lien avec le monde (coupure où l’on est séparé du monde, et lien qui appelle à y retourner).

L’enjeu irako-palestinien

J’ai été de ceux qui ont prévu et « approuvé » la guerre d’Irak, ou plutôt – car on ne m’a pas demandé mon avis et je ne suis pas en posture d’approuver ou de rejeter -, de ceux qui ont trouvé que ce serait une bonne chose pour secouer un blocage typique: elle renverserait Saddam Hussein, ce qu’aucune autre force n’aurait pu faire (ni le peuple irakien écrasé par la dictature, ni les Etats de la Ligue arabe, ni l’Europe, ni l’ONU…), et surtout elle s’inscrirait dans un mouvement plus large, que personne ne contrôle, mais qui tendrait à intégrer le monde arabo-musulman au jeu planétaire.

J’ai été jusqu’à dire qu’à mon sens, le peuple irakien attendait cette intervention comme un cancéreux attend un bombardement aux rayons sachant que c’est la seule issue pour le guérir. Je l’ai écrit et précisé dans mon livre sur la psychanalyse du Proche-Orient (en analysant les retombés en Orient et dans le monde).

La guerre ayant eu lieu, les bavures et les pertes de civils qu’elle entraîna nous furent ici présentées comme l’aspect principal. Mais vus d’un peu plus loin, ou d’ailleurs, ces aspects sans doute très durs à supporter ne pouvaient pas compromettre le projet majeur (libérer ces peuples de leur carcan et leur permettre une expression démocratique fut-elle très mince), ces aspects rendaient simplement l’objectif plus pénible à atteindre. En outre, ils étaient inévitables: les partisans de Saddam (sunnites) et les milices islamistes adoptaient une tactique terroriste qui rend l’adversaire forcément coupable chaque fois qu’il réagit, elles font en sorte que chacune de ses réactions est injuste, puisque les coupables d’un attentat-suicide meurent en le réalisant et que ceux qui l’organisent se cachent parmi la foule. Le « chaos » n’était donc pas le produit direct de l’intervention mais un des effets de la tactique adverse qui refusait le jeu politique.

Ensuite, à l’approche des élections américaines, j’ai pensé et j’ai dit que Bush gagnerait, non pas que lui ou ses électeurs se soient donnés ce projet précis (intégrer le monde islamique au jeu planétaire, c’est-à-dire le moderniser) mais tout se passe comme si l’histoire lui avait imposé ce rôle, elle qui ne fait pas la fine bouche et distribue les rôles pour les tournages à venir sans s’embarrasser des bêtises que chacun peut dire (« axe du mal », « croisade », etc.) Tout se passe comme si, à la faveur du 11 septembre, Bush avait entrepris de débiter en morceau ce bloc énorme et injouable de la Oumma, beaucoup trop gros et trop pris dans le fantasme unitaire pour entrer dans le jeu. Il a d’abord « cassé » l’Afghanistan comme structure totalitaire, celle des Talibans, puis l’Irak de Saddam Hussein, sachant qu’en fait il s’approche à grands pas des deux grands foyers intégristes, le sunnite avec l’Arabie, le chiite avec l’Iran; sans parler du comparse syrien, qui n’est quand même pas négligeable côté structure totalitaire. Bien sûr, l’histoire n’a pas projeté de leur apporter la « démocratie », même si Bush et les siens le croient; elle a seulement donné des signes qu’elle ne peut pas continuer « comme ça », avec un milliard trois cents millions de gens, dont le bloc n’a aucune chance de s’intégrer tout seul au jeu planétaire, de style plutôt « occidental ». Il y a certes un autre « milliard trois cents millions », celui des Chinois, mais lui s’intègre tout doucement, avec succès, sans trop de violence; bientôt ils habilleront toute la planète ou presque, et leur « idéologie » officielle relève plus du cellophane que du carcan. En revanche, le bloc numériquement équivalent de la Oumma, est pris dans un carcan qui ne va pas se briser en douceur. La crise qu’impose à l’Islam la réalité moderne produit beaucoup d’intégristes, nostalgiques de la plénitude et de la souveraineté perdues; intégristes dont l’avant-garde violente, souvent terroriste, a pris pour cible majeure l’Amérique, comme cela s’est vu le 11 septembre.

Ce n’est pas par bonté d’âme que l’Amérique répond à cette exigence de l’histoire; mais parce que les soubresauts du monde islamique lui ont explosé à la face. Et sa riposte qui, au-delà de ce qu’elle énonce dans ses discours, contribue à remanier ce bloc énorme, et peut l’aider à s’intégrer au jeu planétaire. Il y a donc une rencontre, une collusion entre le besoin vital qu’a l’Amérique de riposter et le besoin qu’exprime l’histoire de reformater la Oumma pour la rendre plus jouable. C’est d’ailleurs sur ce point que lors des élections, l’adversaire de Bush a eu un discours très mou, qui a entraîné sa défaite. Il était plus proche de la vieille Europe, pour qui le terrorisme ça se combat par des mesures de police, avec une bonne coordination; pour qui, l’important est le statu quo du monde dans le monde islamique.

J’avais dit que Bush gagnerait non pas parce que l’Amérique « profonde », « rétrograde » a peur, mais parce que, quelle que soit ses limites comme individu, c’était lui le mieux placé pour faire bouger ce qui doit bouger.

Mon texte sur ce thème n’a pu paraître dans la presse française qui dans l’ensemble annonçait la défaite de Bush car « cette défaite [était] nécessaire, vitale ». Or non seulement Bush est passé, mais le pari de la guerre d’Irak à savoir: briser les structures dures de type Saddam Hussein et redonner la parole au peuple dans des élections aussi libres que possibles, ce pari a quelques chances d’être gagné, relativement. Car on sait qu’il n’y aura pas de « vraie » démocratie (et où y en a-t-il?), mais ce n’est pas rien que 65% des Irakiens se soient réjouis de pouvoir voter pour la première fois de leur vie.

Tout cela permet d’interpréter autrement la violence qui a sévi et qui continue en Irak sous forme d’attentats-suicides. Ici on l’a interprétée comme le « chaos », ou comme l’opposition naturelle à l’occupant. Or c’est plutôt, essentiellement, l’opposition des groupes sunnites qui avaient le pouvoir à l’esquisse d’une démocratie. Cette violence a donc le caractère d’une mortification, chez des gens qui avaient un pouvoir ou une certaine manière d’être, totalitaire, et qui après sa perte se frappent de douleur, se mortifient, à l’idée que tout cela va changer. Et la manière la plus simple de se frapper, dans cette mouvance, c’est de frapper ses proches, c’est-à-dire d’envoyer des hommes endoctrinés et drogués qui s’explosent en tuant n’importe qui. Cette mortification n’a aucun objectif stratégique ou politique, car nul attentat-suicide ne peut vaincre l’adversaire. Il peut tout juste lui nuire, mais en l’occurrence, il s’agit surtout d’étaler une douleur, une détresse, un désespoir, de ce qu’un ordre totalitaire et fondamentaliste (de type religieux ou national) soit en train de s’écrouler sous les coups des forces « alliées ».

On comprend que cela gêne ici, en France, ceux qui ont pris le parti de la « Cause arabe » quelles qu’en soient les conséquences. Or le monde arabe étouffe sous sa Cause et rêve de s’en libérer. C’est donc une posture perverse que de vouloir l’y maintenir par « respect » pour lui, surtout quand l’histoire, par le biais des forces alliées, fait en sorte, aveuglément, confusément, que soient possibles d’autres ouvertures.

Ces ouvertures, créées par l’Amérique, peuvent aussi indisposer ceux qui n’aiment pas ce pays; en raison de rancoeurs variées, justifiées ou non. Pour eux aussi l’épisode irakien est une épreuve. mais d’une manière générale, lorsqu’on se sent mortifié par les actes de vie que provoque notre « ennemi » (ou quelqu’un qu’on n’aime pas sans que lui-même nous remarque ou nous en veuille), c’est peut-être signe qu’on doit décrocher, et porter sa vindicte ailleurs. C’est peut-être signe que l’on doit accepter le jeu de la vie et de l’histoire, jeu qui se fomente et se combine avec des gens de toutes sortes, bons et mauvais, et pas seulement avec des gens « très bien », c’est-à-dire qui pensent comme nous.

Du reste, il se peut qu’au Proche-Orient aussi, la violence mortifère, celle des martyrs-tueurs et des ripostes injustes qu’ils provoquent, cette violence est aussi en train de marquer un temps d’arrêt: ceux des Palestiniens qui veulent vivre vont peut-être pouvoir arrêter ceux qui ne veulent que vaincre et mourir. C’est ce que j’analyse dans mon « Journal d’intifada » qui vient de paraître ces jours-ci.

Y aura-t-il la paix au Proche-Orient?

En réponse à cette question qu’on me pose souvent ces temps-ci, je renvoie à l’un des 40 articles rassemblés dans mon Journal d’Intifada (paru le 4 février chez Bourgois sous le titre « Fous de l’origine »; « journal » c’est le sous-titre). L’article s’intitule: « Il y aura souvent la paix », le « souvent » étant repris d’une blague où un mari demande à sa femme avant leur séparation si elle avait été fidèle, et elle répond: souvent.

Il y aura donc souvent la paix, et la période où nous entrons est sans doute de cet ordre. Plusieurs facteurs y contribuent: a) la mort d’Arafat, homme pétri par le fantasme d’être le porte-parole du monde arabo-musulman contre l’idée de souveraineté juive; b) les événements d’Irak, que la France intègre mal mais dont le sens est assez clair: le pari américain de casser les structures dures de la Cause arabe ou de l’islamisme, et d’aider ces peuples à exprimer leur envie de vivre, ce pari est en train de progresser; il accumule les chances d’être gagné; c) par un mouvement de retour chez les Palestiniens, la masse qui a envie de vivre l’emporte sur celle qui a envie d’abord de vaincre et d’empêcher l’autre de vivre.

Reste une inconnue: Mahmoud Abbas aura-t-il la force (matérielle et psychique) de mater les groupes terroristes s’ils refusent de s’aligner et s’ils veulent mettre à profit la trêve pour mieux se structurer? Toute « révolution » a connu ce dilemme: dès qu’elle veut instaurer un espace de vie, elle doit mater ses extrémistes qui risquent de tout compromettre. Mahmoud Abbas a les moyens de le faire, l’Amérique lui apporte son soutien pour cela, mais le fera-t-il? Il a pour lui la « fatigue » des deux peuples qui veulent la paix, fût-elle simplement une longue période de pause.

Car il est clair que, à supposer qu’elle s’instaure, cette paix ne sera pas définitive, tant que l’option fondamentaliste n’aura pas cédé devant l’épreuve de réalité; et tant que ceux qui soutiennent cette option sans en être vraiment, sans trop s’identifier avec, n’auront pas lâché prise. Cela se traduira pas des choses très concrètes: imaginez, on est en paix, et un petit groupe à Ramallah ou non loin de Jérusalem veut exprimer ses états d’âme un peu rageurs, devant la dureté de la vie. Et vu que les techniques artisanales sont déjà très efficaces, quelques fusées sont vite parties vers l’ennemi. Lequel laisserait passer la chose une fois ou deux mais pas trois. Et à nouveau on aura une petite période de guerre, qui sera suivie de paix, et de guerre.

Tant que le partage de l’origine ne sera pas mieux assumé (je précise ce concept dans une série de livres, notamment dès Les trois monothéismes, et bien sûr dans Journal d’Intifada.

AUSCHWITZ – Reste la question essentielle: pourquoi?

Beaucoup se sont étonnés de l’ampleur prise par les commémorations d’Auschwitz. Certes, c’était le 60ème anniversaire, la solennité de la décade; ce ne sera pas pareil au 63ème, par exemple. Et puis, un homme qui serait né à cette libération prendrait aujourd’hui sa retraite et aurait de quoi réfléchir. Sur quoi? Sur ce qu’on peut faire à des humains? Mais ce qui m’étonne souvent dans toutes ces évocations, c’est l’étonnement: « Comment a-t-on pu faire ça à des humains? Oui, par exemple, arracher les bébés à leur mère, les jeter en tas et faire passer la pelleteuse…

Or dans cet étonnement, on oublie l’essentiel: c’était des Juifs, et pour les nazis ou leurs collaborateurs, les Juifs n’étaient pas des humains. C’était autre chose. Du reste, ceux-là même qui les ont ainsi traités, traitaient décemment leurs bêtes ou d’autres hommes qu’ils jugeaient inférieurs. Mais pour les Juifs, c’était l’extermination systématique, c’est-à-dire la traque du dernier Juif qui, refermant sur lui la porte de la chambre à gaz, la fermerait du même coup sur tous les corps qui répondent au nom « Juif ». Et cette traque était sous le signe du fait que les Juifs, ce n’est vraiment pas des humains. (Remarquons au passage que la Révolution française de 1789, dont la belle Déclaration des Droits de l’homme ne laissait en principe nulle équivoque: « Tous les hommes naissent libres et égaux » – a mis deux ans à reconnaître les Juifs, comme « hommes ». C’était pour des raisons financières: ils payaient des impôts spéciaux, et les reconnaître « hommes » de plein droit aurait supprimé trop de recettes.)

Mais revenons à cette Extermination. Si l’on fait d’Auschwitz, comme c’est le cas, le haut lieu du crime contre l’Humain, contre l’Humanité, outre que cela suscite à terme l’agacement d’autres humains qui ont aussi leur catastrophe (car il y a une jalousie du malheur), on manque la spécificité de cette extermination qui visait les Juifs en tant qu’ils seraient aux limites de l’humain; au bord, à la frontière avec… quoi? avec le monstrueux? le diabolique? le sous-humain? le sur-humain? (Ces traits, curieusement, renvoient au divin, en négatif.)

Notre recherche sur ce thème suggère une hypothèse: les Juifs, en apportant Dieu, (qu’ils ont découvert ou inventé, peu importe peu ici), se sont trouvés identifiés à des sortes d’intermédiaires, d’intercesseurs entre les humains et le divin. Tout se passe comme si, en cas de manque, d’échec, de ratage, on devait faire passer par eux l’offrande expiatoire, le sacrifice salvateur, le don nécessaire au rachat. Peu à peu, on a fini par les prendre pour responsables du fait qu’il faut se racheter, donc les responsables du manque, les fauteurs de l’échec et de la crise puisque, consciemment ou pas, le sacrifice réparateur passait par eux. La flambée nazie les a visés tout spécialement pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de rachat périodique; pour n’avoir plus sous les yeux des êtres qui, rappelant l’échec et l’exigence d’un sacrifice réparateur, semblent être la cause de cet échec. Hitler avait dit: « il faut tuer le Juif qui est en nous »; a fortiori, celui qui, hors de nous, rappelle le Juif en nous. Le nazisme a fait d’eux les objets même du sacrifice réparateur, de l’Holocauste définitif.

Faute d’aborder cette question: « Pourquoi les Juifs? Pourquoi l’extermination fut élaborée pour eux? » – on en reste à l’étonnement, parfois complaisant, sur le thème: « Mais comment peut-on oublier qu’on a devant soi des humains? » Or ce n’était pas un oubli, c’était une décision.

Et de vouloir l’ignorer, produit de curieux effets. J’ai lu dans un journal un grand article sur un rescapé d’Auschwitz « qui a eu de la chance, tout simplement ». A aucun moment il n’est dit qu’il est Juif. L’article réussit à exprimer de la compassion tout en effaçant ce pour quoi l’homme a souffert: on le rétablit comme homme en l’effaçant comme Juif. La compassion maintient la haine qui a visé son effacement. N’est-ce pas là une prouesse psychologique?

Et pourtant, cette commémoration a des effets positifs. D’abord on dirait que ses promoteurs ont été débordés par l’énormité de l’horreur toujours nouvelle, inépuisable; et l’énormité de l’ignorance: beaucoup ne savaient pas, ou ne savaient qu’une infime partie de la chose. D’autres ne veulent pas savoir, pas seulement les négationnistes: beaucoup, dans la mouvance islamiste, n’aiment pas l’idée que cela pourrait donner un « plus » à l’Etat juif, un semblant de justification. Comme si cet Etat était dû à la Shoah. Or Israël est dû à la transmission millénaire d’une parole juive sur cette terre, parole qui est passée à l’acte bien avant la Shoah; laquelle a été un catalyseur, certes essentiel.

Cela dit, il serait bon de rappeler que « les Juifs » ont apporté au monde autre chose que le risque d’être anéantis, ou longuement persécutés. Les réduire à être la cible d’une haine condamnable serait manquer l’essentiel. En étant pris comme symboles de cette frontière que nous évoquions entre humain et divin, ils ont en fait apporté une identité instable, entre-deux, impossible à définir et à cadrer, mais qui se maintient à travers ses ratages. Bref, une non-identité, tant elle a de « fuites », de béances, de contradictions; ce qui est le propre des humains réels et non pas idéaux. Cette non-identité symbolise ce par quoi les manques et les ratages qu’il y a dans toute identité, subjective ou collective, peuvent y être facteurs de vie et non pas causes de rancœur, de jalousie, de mortification. « Les Juifs » témoignent, souvent malgré eux (car beaucoup d’entre eux voudraient en finir avec cette histoire, mais elle leur revient), ils témoignent de tout ce qui, malgré nous, sur le mode inconscient, nous appelle à voir plus loin que nos identifications. En ce sens, la non-identité juive (puisqu’elle est indéfinissable) oppose un acte de vie aux identités qui se veulent pleines, définies et sans manque. Elle semble leur dire: « Vous n’avez pas besoin de cette plénitude pour vivre; au contraire, le manque vous est nécessaire, mais ne l’imputez pas aux autres ».

Dernier détail: on a pu entendre, dans le flot des discours, qu’ici « personne ne savait ce qui se passait », mais que les Américains, eux, savaient. (Les Polonais, quand même un peu? et les Allemands?) Mais l’idée est intéressante. En tout cas, imaginez les deux hommes qui se sont évadés d’Auschwitz, prouesse surhumaine, allaient-ils venir alerter l’Etat français qui déportait les Juifs? Non. Ils sont donc allés parler aux Anglo-américains, dont les chefs, hélas, ont imposé cette idée à la fois juste et stupide: « le but est de vaincre l’Allemagne donc tout acte qui ne va pas vers ce but est à proscrire. Donc on ne bombarde pas les chambres à gaz, ni les voies ferrées qui y mènent ». Cela aurait pourtant empêché l’arrivage et le gazage de presque un million de Hongrois in extremis. Or, vaincre l’Allemagne n’avait-il pas pour but d’arrêter le massacre? Cette action militaire qu’ils ont rejetée ne faisait-elle pas partie du but?

Un mot sur le silence du monde islamique sur cette commémoration. En principe, ce silence ou cette distance sont justifiées: c’est l’affaire de l’Europe, c’est son histoire avec les Juifs, ça ne nous regarde pas. Nous n’avons quant à nous jamais cherché à les faire disparaître.

Et c’est vrai. Le problème c’est que les Juifs ont « disparu » du monde arabo-musulman; depuis que l’idée de leur souveraineté s’est exprimée, à travers la résurgence d’un Etat juif. Depuis, leur vie dans les pays arabo-musulmans est devenue impossible (sauf quelques restes au Maroc et en Turquie, rappelant une présence naguère massive). Cette disparition, officiellement, s’explique par la mauvaise conduite de l’Etat hébreux. Nous avons montré ailleurs que l’existence même d’un Etat juif semble être une mauvaise conduite, de la part d’un peuple dont le Coran a réglé la question une fois pour toutes: les Juifs authentiques sont ceux qui se « soumettent », c’est-à-dire qui sont musulmans; les autres sont des pervers.

Mais quand donc s’arrêteront-ils?

Récemment, un journal français, très proche du consensus, titrait en première page: « L’Iran, future cible des Américains« . Après l’Irak présenté ici comme un chaos, il y a de quoi induire, dans l’opinion supposée naïve: Mais quand donc, s’arrêteront-ils, ces boutes feu! Ils veulent semer la guerre partout?

Or il se peut que l’opinion n’entonne pas ce refrain si facilement, bien qu’elle soit un peu perplexe devant tant de brouillages. En effet, si les Américains s’en prennent à l’Iran, ils le feraient pourquoi? Sans doute pour détruire les installations nucléaires, lesquelles ne feraient pas problème si l’Iran n’avait que des visées pacifiques. L’Europe, elle, mène des négociations « longues et ardues » avec l’Iran pour qu’il cesse d’avancer vers la bombe; lui promettant de lui fournir du nucléaire pacifique, chose qu’elle avait déjà promise puis refusée, puis qu’elle lui promet à nouveau: bref, un micmac où elle s’enlise avec l’Iran dans des mensonges et des lâchetés, certes classiques, mais qui blessent les Iraniens, culpabilisent les dirigeants de la vieille Europe, et fourvoient tout ce petit monde dans un tourbillon pervers, dont l’effet est de gagner du temps. Le temps que l’Iran ait sa bombe et que les chefs européens constatent, navrés, que c’est trop tard, ajoutant avec finesse: qu’il n’y a plus qu’à faire confiance à cet Etat qui après tout est responsable…

Or s’il y a dans l’avenir un risque d’holocauste pour les Juifs, il ne peut venir que de là. Les Juifs d’Europe ne sont pas menacés (ou alors, à terme, de devoir, peut-être, se déplacer…) Mais l’Etat hébreu, si la ferveur islamique de l’Iran s’emballe, pourrait se retrouver dans un feu nucléaire.

L’Amérique suit avec scepticisme ces « négociations serrées » et pourrait, elle, intervenir. En fait, le mal est déjà fait: les Iraniens s’indignent qu’on les empêche d’avoir leur bombe comme si on les empêchait de jouer dans la cour des grands. Mais peut-on les convaincre que tout en étant grands, ils n’ont pas le droit d’avoir une bombe? Oui, si cet interdit provient d’une loi et non de la « fermeté » occidentale – plutôt molle côté Europe, et un peu dure à supporter quand elle vient de l’Amérique.

Car la fameuse « humiliation » de l’islam par l' »Occident » (dont nous avons montré ailleurs ce qu’elle recouvre et comment l’aborder, dans un rapport non frontal et non « psychologique »), cette humiliation se rejoue là encore.