Archives mensuelles : mars 2005

Un curieux désir d’être coupable

Je lis dans le New-York Times du 24 mars 2005, un article de T. Fridman qui me semble assez faux, ou plutôt faussé par des convictions partisanes.

D’abord, il s’indigne de ce que 26 prisonniers de guerre arabes ont été tués par les Américains en Irak; et, par l’argument rhétorique bien connu (I know war is hell…), il dit que c’est un « inexcusable outrage » et s’indigne de ce que le Congrès shrugged this off. Or tout le monde est d’accord pour punir de tels actes – même si ça ne monte pas jusqu’au Congrès. Il faut simplement savoir que si une armée de plus de cent cinquante mille hommes ne contient pas cent cinquante crétins qui libèrent leur bestialité, alors c’est que c’est une armée d’anges, une armée du Bien et de la Vertu; si elle existait, elle serait plus dangereuse pour tout le monde que toute armée ordinaire, car ce serait une armée totalitaire.

En tout cas, s’indigner de ces abus (contre lesquels tout le monde est unanime) n’est-ce pas, peut-être, manquer de sujet d’indignation? ou avoir de l’indignation qu’on ne sait pas où placer?

L’auteur suggère que si on punissait les coupables, cela rendrait le monde arabe moins haineux pour l’Amérique. J’espère bien que les coupables seront punis à tous niveaux (pourquoi ne le seraient-ils pas?), mais croire que cela baissera la haine en question me semble très naïf.

Car la haine du monde arabe pour l’Amérique est seulement confirmée par ces abus, mais elle ne vient pas d’eux. Elle vient 1°/ de ce que seuls les Américains ont pu et peuvent libérer le monde arabe de ses tyrans et lui ouvrir un avenir; et ça, c’est impardonnable. 2°/ De ce que l’Amérique symbolise le monde chrétien « insoumis », abondamment maudit par Allah dans les Textes fondateurs, dans une vindicte qui s’est transmise jusqu’à nos jours. Cette haine diminuera lorsque le monde arabe aura conquis de la distance par rapport à ses fondamentaux, et il y arrivera un jour. En attendant, sa stratégie instinctive est de culpabiliser les Occidentaux, de les rendre responsables de ses malheurs à lui. Si l’Occident, et notamment l’Amérique, entre dans ce jeu, par élan moral, est-ce que cela aidera le monde arabe à reconnaître sa part à lui – essentielle – dans ses malheurs?

Quant à l’exemple de l’armée de G. Washington que donne Fridman, l’armée dont la bonne conduite a changé le cours de la guerre, cet exemple est inadéquat, car l’armée américaine actuelle, même sans aucun abus (ce qui est absurde) se trouve devant un ennemi – non pas « vicieux » comme il le dit (pourquoi les Arabes seraient-ils plus vicieux que d’autres?) mais devant des gens qui n’arrivent pas à faire leur deuil du pouvoir qu’ils ont perdu; des gens qui étalent leur mortification, c’est-à-dire le processus de leur deuil profond, qui prendra un certain temps, mais qui se terminera un jour.

Une meilleure conduite des Américains sera bénéfique de toute façon mais ne changera pas le cours de la guerre, contrairement à l’exemple de G. Washington.

Reste la question plus profonde: pourquoi le désir d’être coupable est-il aujourd’hui en Occident le principal signe de moralité? Et lorsqu’il entre en résonance avec le désir adverse, de rendre l’Occident coupable, cela ne mène-t-il pas à une impasse?

AUSCHWITZ Reste la question essentielle: pourquoi?

Beaucoup se sont étonnés de l’ampleur prise par les commémorations d’Auschwitz. Certes, c’était le 60ème anniversaire, la solennité de la décade; ce ne sera pas pareil au 63ème, par exemple. Et puis, un homme qui serait né à cette libération prendrait aujourd’hui sa retraite et aurait de quoi réfléchir. Sur quoi? Sur ce qu’on peut faire à des humains? Mais ce qui m’étonne souvent dans toutes ces évocations, c’est l’étonnement: « Comment a-t-on pu faire ça à des humains? Oui, par exemple, arracher les bébés à leur mère, les jeter en tas et faire passer la pelleteuse…

Or dans cet étonnement, on oublie l’essentiel: c’était des Juifs, et pour les nazis ou leurs collaborateurs, les Juifs n’étaient pas des humains. C’était autre chose. Du reste, ceux-là même qui les ont ainsi traités, traitaient décemment leurs bêtes ou d’autres hommes qu’ils jugeaient inférieurs. Mais pour les Juifs, c’était l’extermination systématique, c’est-à-dire la traque du dernier Juif qui, refermant sur lui la porte de la chambre à gaz, la fermerait du même coup sur tous les corps qui répondent au nom « Juif ». Et cette traque était sous le signe du fait que les Juifs, ce n’est vraiment pas des humains. (Remarquons au passage que la Révolution française de 1789, dont la belle Déclaration des Droits de l’homme ne laissait en principe nulle équivoque: « Tous les hommes naissent libres et égaux » – a mis deux ans à reconnaître les Juifs, comme « hommes ». C’était pour des raisons financières: ils payaient des impôts spéciaux, et les reconnaître « hommes » de plein droit aurait supprimé trop de recettes.)

Mais revenons à cette Extermination. Si l’on fait d’Auschwitz, comme c’est le cas, le haut lieu du crime contre l’Humain, contre l’Humanité, outre que cela suscite à terme l’agacement d’autres humains qui ont aussi leur catastrophe (car il y a une jalousie du malheur), on manque la spécificité de cette extermination qui visait les Juifs en tant qu’ils seraient aux limites de l’humain; au bord, à la frontière avec… quoi? avec le monstrueux? le diabolique? le sous-humain? le sur-humain? (Ces traits, curieusement, renvoient au divin, en négatif.)

Notre recherche sur ce thème suggère une hypothèse: les Juifs, en apportant Dieu, (qu’ils ont découvert ou inventé, peu importe peu ici), se sont trouvés identifiés à des sortes d’intermédiaires, d’intercesseurs entre les humains et le divin. Tout se passe comme si, en cas de manque, d’échec, de ratage, on devait faire passer par eux l’offrande expiatoire, le sacrifice salvateur, le don nécessaire au rachat. Peu à peu, on a fini par les prendre pour responsables du fait qu’il faut se racheter, donc les responsables du manque, les fauteurs de l’échec et de la crise puisque, consciemment ou pas, le sacrifice réparateur passait par eux. La flambée nazie les a visés tout spécialement pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de rachat périodique; pour n’avoir plus sous les yeux des êtres qui, rappelant l’échec et l’exigence d’un sacrifice réparateur, semblent être la cause de cet échec. Hitler avait dit: « il faut tuer le Juif qui est en nous »; a fortiori, celui qui, hors de nous, rappelle le Juif en nous. Le nazisme a fait d’eux les objets même du sacrifice réparateur, de l’Holocauste définitif.

Faute d’aborder cette question: « Pourquoi les Juifs? Pourquoi l’extermination fut élaborée pour eux? » – on en reste à l’étonnement, parfois complaisant, sur le thème: « Mais comment peut-on oublier qu’on a devant soi des humains? » Or ce n’était pas un oubli, c’était une décision.

Et de vouloir l’ignorer, produit de curieux effets. Par exemple, j’ai lu dans un journal un grand article sur un rescapé d’Auschwitz « qui a eu de la chance, tout simplement ». A aucun moment il n’est dit qu’il est Juif. L’article réussit à exprimer de la compassion tout en effaçant ce pour quoi l’homme a souffert: on le rétablit comme homme en l’effaçant comme Juif. La compassion maintient la haine qui a visé son effacement. N’est-ce pas là une prouesse psychologique? Mais il est vrai qu’elle s’atténue et qu’on admet de plus en plus que c’était « en tant que Juifs » qu’ils furent déportés ou gazés. Mais la question du pourquoi gênera encore longtemps.

Et parfois légitimement. Car déjà pour certains Juifs, notamment pour ceux qui ne tiennent leur judéité que de la Shoah, cette question doit rester un mystère: l’éclairer ou l’expliquer c’est proprement sacrilège, c’est réduire à une parole, à une parole descriptive, rien de moins que leur origine, leur ancrage identitaire. C’est aussi sacrilège que si l’on montrait à des croyants une photo de leur Dieu, ou à d’autre un scanner de leur transcendance.

On doit respecter cette exigence de mystère. Et en même temps, le besoin de comprendre ou de penser la chose est irrésistible, et lui aussi légitime chez ceux qui l’éprouvent. D’autant qu’on voit bien en quel sens les Juifs morts ne font problème à personne et que le mystère « insupportable » de leur effacement nourrit beaucoup de monde. C’est pourquoi, on s’en doute, la question est complexe: il faut respecter le mystère et en même temps le désir de voir plus loin; il faut commémorer et en même temps penser au-delà de la mémoire.

Du reste, cette commémoration a eu des effets positifs. D’abord on dirait que ses promoteurs ont été débordés par l’énormité de l’horreur toujours nouvelle, inépuisable; et l’énormité de l’ignorance: beaucoup ne savaient pas, ou ne savaient qu’une infime partie de la chose. D’autres ne veulent pas savoir, pas seulement les négationnistes: beaucoup, dans la mouvance islamiste, n’aiment pas l’idée que cela pourrait donner un « plus » à l’Etat juif, un semblant de justification. Comme si cet Etat était dû à la Shoah. Or Israël est dû à la transmission millénaire d’une parole juive sur cette terre, parole qui est passée à l’acte bien avant la Shoah; laquelle a été un catalyseur, certes essentiel.

Cela dit, il serait bon de rappeler que « les Juifs » ont apporté au monde autre chose que le risque d’être anéantis, ou longuement persécutés. Les réduire à être la cible d’une haine condamnable serait manquer l’essentiel. En étant pris comme symboles de cette frontière que nous évoquions entre humain et divin, ils ont en fait apporté une identité instable, entre-deux, impossible à définir et à cadrer, mais qui se maintient à travers ses ratages. Bref, une non-identité, tant elle a de « fuites », de béances, de contradictions; ce qui est le propre des humains réels et non pas idéaux. Cette non-identité symbolise ce par quoi les manques et les ratages qu’il y a dans toute identité, subjective ou collective, peuvent y être facteurs de vie et non pas causes de rancœur, de jalousie, de mortification. « Les Juifs » témoignent, souvent malgré eux (car beaucoup d’entre eux voudraient en finir avec cette histoire, mais elle leur revient), ils témoignent de tout ce qui, malgré nous, sur le mode inconscient, nous appelle à voir plus loin que nos identifications. En ce sens, la non-identité juive (puisqu’elle est indéfinissable) oppose un acte de vie aux identités qui se veulent pleines, définies et sans manque. Elle semble leur dire: « Vous n’avez pas besoin de cette plénitude pour vivre; au contraire, le manque vous est nécessaire, mais ne l’imputez pas aux autres ».

Pour ma part, je suis souvent impressionné par cette idée que les pays d’Europe qui ont laissé faire sur leur sol cette chose inouïe qui est de déporter des femmes et des enfants pour les gazer, ces pays sont poursuivis jusqu’à nos jours par une sorte de malédiction: leur politique semble marquée par de curieux manques de courage voire de dignité, alors même que les hommes qui les promeuvent ne sont pas moins dignes que d’autres. C’est là une étrangeté qui n’est pas simple à éclairer.

Dernier détail: on a pu entendre, dans le flot des discours, qu’ici « personne ne savait ce qui se passait », mais que les Américains, eux, savaient. (Les Polonais, quand même un peu? et les Allemands?) Mais l’idée est intéressante. En tout cas, imaginez les deux hommes qui se sont évadés d’Auschwitz, prouesse surhumaine, allaient-ils venir alerter l’Etat français qui déportait les Juifs? Non. Ils sont donc allés parler aux Anglo-américains, dont les chefs, hélas, ont imposé cette idée à la fois juste et stupide: « le but est de vaincre l’Allemagne donc tout acte qui ne va pas vers ce but est à proscrire. Donc on ne bombarde pas les chambres à gaz, ni les voies ferrées qui y mènent ». Cela aurait pourtant empêché l’arrivage et le gazage de presque un million de Hongrois in extremis. Or, vaincre l’Allemagne n’avait-il pas pour but d’arrêter le massacre? Cette action militaire qu’ils ont rejetée ne faisait-elle pas partie du but?

Un mot sur le silence du monde islamique dans cette commémoration. En principe, ce silence ou cette distance sont justifiées: c’est l’affaire de l’Europe, c’est son histoire avec les Juifs, ça ne nous regarde pas. Nous n’avons quant à nous jamais cherché à les faire disparaître.

Or les Juifs ont « disparu » du monde arabo-musulman. On a donc là un exemple de disparition pacifique, quasi-totale. Elle a eu lieu depuis que l’idée de leur souveraineté s’est exprimée, à travers la résurgence d’un Etat juif. Depuis cette résurgence, leur présence dans les pays islamiques était devenue peu à peu impossible (sauf quelques restes au Maroc et en Turquie, rappelant une présence naguère massive). Cette disparition, officiellement, s’explique par la mauvaise conduite de l’Etat hébreu. Nous avons montré ailleurs que l’existence même d’un Etat juif semble être une mauvaise conduite, de la part d’un peuple dont le Coran a réglé la question une fois pour toutes: les Juifs authentiques sont ceux qui se « soumettent », c’est-à-dire qui sont musulmans; les autres sont des ennemis, surtout s’ils soutiennent un Etat « colonial ».

Soignez vos ennemis

L’appel à « aimer ses ennemis » est une de ces nombreuses et fécondes provocations de l’homme Jésus des Evangiles; provocation ou surenchère dont la vie témoigne qu’elle n’est pas très applicable. Et si vraiment vous arrivez à aimer votre ennemi, en tant qu’ennemi, c’est que vous l’avez surmonté, surplombé, enveloppé, que vous vous êtes mis très au-dessus de lui. Trop. En fait, c’est très agressif d’aimer son ennemi, et de le voir, du haut de votre amour, s’agiter dans sa haine. Et puis, cela reviendrait à supprimer de la langue le mot « ennemi », puisqu’un ennemi signifierait quelqu’un qu’on aime…

En revanche, la Torah (dans Exode 23) lance un appel plus modeste mais qui va loin: « Si tu vois l’âne de ton prochain crouler sous son fardeau, tu dois l’aider ». Autrement dit si tu vois la maison de ton ennemi se fissurer ou menacer de crouler, tu dois accourir pour la réparer. Plus largement: si tu vois ton ennemi crouler sous le fardeau tu dois courir le relever, l’aider. (C’est dit pour son âne, a fortiori pour lui-même.) Et cela se comprend: si tu le laisses dans le malheur, s’il est encore plus malheureux qu’avant, il aura plus de rancoeur à projeter sur toi, il sera encore plus ton ennemi, et comme ce sera injuste, tu seras tenté de lui en vouloir davantage pour une telle injustice, et tu seras encore plus son ennemi; et ainsi de suite dans un cycle infernal. Mais si tu l’aides à être moins malheureux, moins grincheux, il aura moins de malheur à t’imputer; et s’il est plus heureux, il sera plus indulgent pour ce qui concerne votre querelle. Donc, en faisant cela, tu travailles pour la paix, pour un peu plus de sérénité et d’indulgence.

Et donc, je dirais non pas: « aimez vos ennemis » (c’est trop, et je l’ai dit: trop agressif) mais: soignez-les, aidez-les à avoir un peu plus de jeu dans la vie. Alors ils seront moins tentés de fixer sur vous leur échec, ils seront plus fréquentables et vous serez plus heureux d’avoir transmis un peu de bonheur.