L’arrivée au pouvoir du Hamas pose des questions intéressantes sur la démocratie et le conflit du Proche-Orient.
Sur la démocratie: beaucoup de ceux qui en parlent vont devoir préciser le sens de ce terme, qui sous-entend implicitement: pouvoir du peuple – avec ce présupposé que le peuple ne peut pas faire de choix mauvais ou dangereux. Pourtant, l’exemple de l’Allemagne en 33 est éloquent : c’est en toute démocratie, et en connaissance de cause, que ce peuple a mis les nazis au pouvoir. Ici, le peuple palestinien met au pouvoir des extrémistes religieux qui, certes, sont le parti le plus violent envers l’ennemi, mais qui vont mettre en place un système de vie à base de charia, exaltant le jihad et le martyr.
En somme, il y a des cas où le corps social est comme mortifié, et sacrifie l’envie de vivre à l’envie de vaincre et de se venger. C’est tout un peuple qui peut choisir librement, et de façon démocratique, un chemin qui supprime la démocratie, en instaurant un régime moins corrompu qu’avant, mais simplement totalitaire. Et le peuple en question sait très bien le mode de vie qu’il met en place par ce vote.
Certains, en Occident, parlent alors de « fruit amer de la démocratie ». C’est qu’ils n’ont de celle-ci que l’idée conventionnelle et libérale, qui se réduit, si on la gratte jusqu’au noyau, à une technique de gestion du social où l’individu est respecté, comme acteur social et pas seulement comme voix électorale. Or dans ces régimes totalitaires, l’individu n’existe pas en tant que sujet, il est entièrement défini par un cadre idéologique, lequel exprime une forte identité; une identité où la faille et l’échec sont toujours dû aux autres.
Dans le cas du Hamas, ce n’est pas un secret que l’idéologie et l’identité en question sont celles de l’islam fondamental. Son arrivée aura le mérite de faire connaître celui-ci plus largement à l’opinion mondiale. Il faut croire que si l’histoire (ou le peuple) a mis ces gens en avant, ce qui leur donne la parole dans les médias mondiaux, c’est qu’il y avait un besoin de mieux faire connaître ladite identité dans ses fondements. Cette victoire répond donc, me semble-t-il, à un besoin d’explication; et la charte du Hamas satisfait amplement ce besoin.
On y trouve par exemple (article 31) que ce mouvement « est guidé par la tolérance islamique quand il traite avec les fidèles d’autres religions [elle ne dit pas ce qu’il en est quand ils n’ont pas de religion]. Ils ne s’opposent à eux que lorsqu’ils sont hostiles [donc il les tolère s’ils sont d’accord, sinon, il les combat]. Sous la bannière de l’islam, les fidèles des trois religions, l’islam, le christianisme et le judaïsme, peuvent coexister pacifiquement. Mais cette paix n’est possible que sous la bannière de l’islam. »
Article 32 : » […] après la Palestine, les sionistes veulent accaparer la terre, du Nil à l’Euphrate. Quand ils auront digéré la région conquise, ils aspireront à d’autres conquêtes. Leur plan est contenu dans « Le Protocole des sages de Sion » ». C’est une façon, un peu exagérée, de dire une vérité plus sobre: l’identité coranique ne prévoit pas de souveraineté juive où que ce soit. Donc l’existence d’Israël est une entorse grave à l’islam fondamental. Beaucoup en Occident, ont peur de se le formuler. J’en ai donné une analyse approfondie dans mon « Proche-Orient-Psychanalyse d’un conflit » et dans mes livres sur « Les trois monothéismes »: où je montre la difficulté de chacun des flux identitaires, notamment celui de l’islam, à intégrer une certaine faille, qui est inévitable pour toute identité. J’y montre aussi que toutes ces secousses, et d’autres plus importantes qui nous attendent venant d’Iran, expriment aussi une tendance de l’histoire à faire en sorte que le monde arabo-musulman s’intègre au jeu planétaire, localement et globalement. J’ai montré que ce chemin incontournable sera long, mais qu’en attendant, « il y aura souvent la paix ».
Bien sûr, devant cette situation, notamment devant le pouvoir du Hamas, beaucoup, ici ou là, chercheront le coupable: à qui la faute si on en est venu là? Car, bien sûr, il faut une « cause » actuelle et un coupable qu’on peut pointer. Dans cette optique bizarre, on exclut qu’un peuple, tout seul, comme un grand, veuille exprimer des tendances profondes qui l’habitent et le travaillent. En l’occurrence, ces tendances fondamentalistes existent et travaillent ces peuples bien avant les erreurs de l’Europe ou d’Israël ou de l’Amérique (de l’Europe qui a soutenu, comme l’Amérique, des pouvoirs corrompus; ou d’Israël, « intraitable et oppresseur »). Je dirais même qu’il y a une part de mépris pour ces peuples arabes – notamment les Palestiniens – quand on croit que leurs élans fondamentaux ne peuvent être dûs qu’à nos erreurs, que par eux-mêmes, si on ne les avait pas embêtés, ils n’auraient rien eu à dire de spécifique; ils seraient à notre image, et n’iraient pas exprimer ces choses, qui pourtant sont très lisibles dans leurs textes fondateurs. Or ce que j’ai mis en évidence, c’est qu’en deçà et à la base du conflit politique, il y a un dialogue de sourds sur le statut de cette terre bizarre: les uns (les Juifs) en ont parlé comme de leur terre depuis toujours, au point qu’elle en est devenue folle, ou plutôt « possédée »; les autres (les Arabes) posent que c’est une terre d’islam et qu’une terre conquise par l’islam est islamique pour toujours. Je pense que l’histoire va secouer un peu tout ça, tous ces projets identitaires englobants ou « totaux », mais il fallait d’abord les expliciter davantage.
Il se peut même que ça se calme un jour par l’octroi généreux, de la part du monde islamique, aux Juifs, qui sont nombreux là-bas, d’une sorte de grand « ghetto » où ils vivront… « indépendants ». Et comme c’est déjà entouré par un mur, c’est pratique. Bien sûr, il y a d’autres issues, que j’explore y compris le fait que grâce à ce même mur, les Palestiniens auront eux aussi, pour tenter de vivre et de bâtir, presque tout l’espace qu’ils réclamaient. Les jeux seront ouverts.
Cela dit, le fait d’expliciter va créer de nouveaux problèmes, qu’on devra aussi affronter – mais qui a dit que ces choses sont simples? Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut plus recongeler ce qui s’est dégelé: on ne peut plus refouler à nouveau ce qui s’est dévoilé. Quant au reste, c’est très secondaire: croire par exemple qu’on peut agir sur les gens du Hamas par le biais financier est un leurre; ce genre de convictions ne s’achètent pas et ils ont chez les frères – riches pétroliers – tout ce qui leur faut. L’essentiel, en l’occurrence, n’est pas économique mais culturel, identitaire.
Daniel Sibony
Ecrivain, psychanalyste. Vient de publier au Seuil (oct. 2005): CREATION. Essai sur l’art contemporain. Auteur de PROCHE-ORIENT-Psychanalyse d’un conflit. Il publie en poche en février 2006: NOM DE DIEU. Par-delà les monothéismes.