Archives mensuelles : mars 2008

Les fondements de la morale

J’ai vu quelques images où Axel Kahn explique que le fondement de la morale c’est la réciprocité: c’est le fait que l’autre s’évalue et se voit dans mon regard pendant que j’en fais autant dans le sien. Or cet effet de miroir, s’il est nécessaire, n’est certes pas suffisant pour fonder une morale. On peut se voir dans le regard de l’autre comme menacé par lui, et lui, voir la même menace sur lui dans votre regard; chacun des deux peut en déduire qu’il faut se battre, par des moyens variés, et chacun peut estimer ou espérer qu’il vaincra l’autre. Donc cette réciprocité fonde aussi bien la lutte à mort, laquelle fleurit à notre époque, dans nos mœurs civilisées, les moyens de tuer l’autre pouvant être invisibles ou pacifiques (le censurer, le mettre au placard, lui faire perdre son travail…). Alors devant le risque évident de tourner en rond, Axel Kahn dégage un geste qui serait le bien en soi: tendre la main à l’autre. Je suppose que cela veut dire: aider l’autre qui est en train de sombrer. C’est sûrement un bien si cela l’aide à exister, à tenir debout devant vous qui lui tendez la main; mais une fois que vous êtes à nouveau face à face, debout tous les deux, le problème est intact. En outre, dans quelle mesure l’aider ainsi ne va pas vous permettre de l’annexer, de l’amener dans votre camp, dans votre façon d’être; le mettant en dette, le rendant "ingrat"…? Toute la question de la violence duelle reste donc ouverte. Certes, il y a quelques actions bonnes, faciles à repérer, mais les problèmes éthiques que pose la vie ne passent pas toujours par ces actions. Par exemple, si vous venez de virer un collègue parce qu’il vous fait de l’ombre, lui offrir un repas ne va rien lui apporter sinon une humiliation de plus, alors que nourrir l’autre peut être en soi une bonne action. De même, lui donner une somme d’argent, ce qui peut toujours aider, n’équilibre pas la jouissance narcissique que vous vous offrez sur son dos en l’éjectant.

Donc, cette façon de faire reposer la morale sur la simple réciprocité ne va pas très loin au regard de l’impasse ou du tourbillon qui en résulte; pas plus loin qu’un catalogue convenu de bonnes actions, qui seront discutables, dans tel contexte.

En fait, le problème commence quand on est pris dans plusieurs réciprocités; au moins deux par exemple.

Imaginons: vous êtes en train de tendre la main à un homme pour l’aider, et un tiers vous voit, un tiers qui n’aime pas cet homme à qui vous tendez la main; et il a du pouvoir sur vous. Alors, vous ne tendez pas la main au nom de la réciprocité qui fait qu’en contrariant ce tiers vous risquez d’être contrarié par lui, voire écrasé. Ce fut la situation de millions de gens pendant la Guerre s’agissant de sauver des Juifs: ils prenaient un risque; ils étaient dans deux ou trois réciprocités. Du coup, pour la plupart, ils ne l’ont pas fait, ils risquaient d’entrer dans une réciprocité agressive avec le pouvoir, et cela annula la bonne réciprocité qu’ils envisageaient avec l’homme traqué.            

Si on dépasse la fascination pour une relation en miroir, les yeux dans les yeux, on voit la nécessité de penser le bien et le mal à partir d’un ailleurs qui excède le lien réciproque, sans être pour autant une entité transcendante et totalement inaccessible.

Ce qui est bon c’est ce qui transmet de la vie à l’être, à travers et au-delà de ce-qui-est, donc au-delà de l’homme qui vous fait face et qui doit tirer profit de cette transmission.

Euthanasie

La femme[1] qui a demandé à la justice d’autoriser son médecin à la faire mourir a posé un acte singulier dont l’intérêt dépasse la gestion juridique des fins de vie.

Cette femme a subi l’attaque d’une maladie incurable, invivable, qui aussi la défigure c’est-à-dire lui fait vivre un effondrement narcissique; on se reconnaît à son visage, et le sien lui imposait de se voir devenir autre, complètement autre; de ne plus pouvoir se reconnaître. C’est un malheur de plus, qui s’ajoutait à celui d’une mort imminente.

Or elle avait une certaine motilité, donc elle pouvait, comme d’autres, mettre fin à ses jours par une surdose de somnifères. Ce n’est donc pas l’acte de mourir qui lui faisait problème. Elle voulait autre chose. Peut-être voulait-elle que l’instance de la loi reconnût sa souffrance et lui dît une parole de consolation: oui, tu souffres trop, c’est inhumain, on comprend que la médecine t’aide à en finir, on ne dira rien au médecin, ta souffrance est plus forte que la loi qui l’empêche d’agir, etc.

Mais la justice, la pauvre justice réduite à gérer les affaires courantes et à pointer les règlements, pas si simples à appliquer, n’a pas l’habitude de symboliser une souffrance, de faire des actes consolateurs. Elle qui peut laisser traîner un procès plus de dix ans et infliger la souffrance de l’attente à des gens qui "meurent" d’injustice, et qui attendent en vain – elle ne pouvait que renvoyer au règlement. Ce qu’elle a fait.

Ceux qui demandent à la loi d’autoriser formellement l’euthanasie disent surtout leur angoisse de décider eux-mêmes de leur mort. Ils demandent que la loi les protège, les prenne sous son aile. C’est une demande émouvante, audible, mais pas facile à industrialiser. La traiter au cas par cas n’est pas si bête.

Vouloir faire de cette demande une loi, cela séduit les esprits simples, mais ce n’est pas sans problèmes. D’abord cela supprimera les "demandes" puisque la chose se fera automatiquement; alors que cette femme a eu tout de même la compassion d’un pays entier.

Sans parler des effets pervers de la loi, où l’on tuera à tour de bras en se sentant "couvert". Il est vrai que ces effets pervers existent déjà, même sans la loi…, et qu’il y a des services où l’on nettoie sans état d’âme.


[1] . Chantal Sebire.

Sous-préfet sans réserve

La ministre de l’intérieur a démis un Sous-préfet en arguant du "devoir de réserve" qu’il n’a pas respecté – en étalant sur un site islamique sa rage contre Israël.

Je ne connais pas le détail de la "réserve" à observer. J’imagine qu’au-delà des contorsions où l’on ne doit pas dire tout ce qu’on pense, il s’agit de garder de la réserve; de ne pas se lancer dans des paroles où l’on pense avoir tout dit, avoir dit toute la vérité. Par exemple, cet homme a déclaré que "Israël est le seul Etat au monde où les snippers abattent des petites filles". A supposer que cela ai pu arriver, il aurait dû se réserver de se demander si ce n’était pas par accident, pourquoi un tel pays, qui ressemble à tant d’autres, se livre-t-il à ce sport particulier? Il aurait peut-être trouvé que les gens d’en face, ceux du Hamas, pratiquent aussi un autre sport: celui de prendre des enfants comme bouclier humain; pour que les balles qui les visent eux, atteignent les enfants, peut-être une petite fille, et qu’ils puissent montrer l’image à des Sous-préfets naïfs qui alors s’indigneront à sens unique.

Tous ces gens qui veulent la paix et le dialogue devrait faire dialoguer dans leur tête les deux parties; mais voilà, ils ont peur de la migraine.

Sur Pourim

Une amie me fait part de sa "déprime" d’avoir écouté des commentaires fades sur le rouleau d’Esther dans une synagogue… Je lui ai conseillé un commentaire plus pointu: "Esther. Anatomie d’un miracle", dans mes Lectures bibliques[1]. Elle dit avoir vu deux érudits s’arrachant des poils de la barbe en polémiquant sur le thème: "Pourquoi n’y a-t-il pas le nom de Dieu dans le rouleau d’Esther? ni d’allusion à la terre d’Israël?".

Or c’est faux. Il y a une allusion au divin, lorsque Mardochée dit à Esther que si elle se tait, pour protéger sa position, alors le salut viendra aux Juifs d’un Autre Lieu (le Lieu, le Maqom est un autre nom de YHVH); le fait qu’il soit "autre" est bien le minimum qu’on puisse en attendre.

Quant à l’allusion à la Terre d’Israël, il y en a une quand le Texte évoque Yékhonia, Roi de Juda; allusion claire; vu qu’en outre ce royaume, "davidien" avait pour capitale Jérusalem.

C’est vrai que bien des dévots sont un peu perdus dans cette histoire par manque d’indications claires de "Dieu", ne voyant que ce manque est lui-même une invitation à penser plus loin, de façon plus profonde, l’essence du divin.

Et ce manque fait aussi perdre la tête à des laïcs puisque j’apprends qu’un journal israélien fait tout un plat de la reine Vashti: il en fait la championne du féminisme, parce qu’elle n’a pas voulu répondre à la demande du roi. C’est insultant pour le féminisme: suffit-il d’être dans le refus pour être "vraiment femme"? Du reste, il se peut que son refus soit simplement de la fatuité; ou en termes plus pédants: du narcissisme. En tout cas, la transmission s’en est réjouie: sans la chute de Vashti, pas d’Esther… Ces bons lecteurs "laïcs" sont obsédés par les religieux qu’ils détestent, au point qu’ils se mettent à leur ressembler. En ayant leur raideur à eux.

A la lecture dévote de la Bible, ils opposent leur lecture "terre à terre" ou vulgaire. Or l’entre-deux est plus riche.

Cela dit, certains ont une telle rage contre les leurs, contre leur groupe ambiant (leurs parents, leur famille, leur histoire… qu’ils sont prêts à dire les pires bêtises pour se convaincre d’en être libre, et d’avoir pris quelque distance. Cela aussi, c’est très humain.

Tout comme on a vu des écrivains israéliens, au Salon du Livre, étaler un certain mépris de la transmission symbolique (et une vraie méconnaissance). Cela invite à faire la différence entre un écrivain de talent et un écrivain qui outre le talent possède l’intelligence du cœur, c’est-à-dire un certain sens du symbolique.


[1] . Odile Jacob, 2006.

Sur le « boycott » arabe du Salon du livre – Malchance

Les porte-paroles du monde arabe, intellos et politiques confondus, protestent contre le fait qu’Israël soit l’invité au Salon du Livre. C’est de bonne guerre: si on n’aime pas qu’Israël existe, a fortiori on n’aime pas qu’il soit honoré, même et surtout à juste titre: pour sa bonne littérature. La raison invoquée: on ne peut quand même pas inviter un pays qui réprime "le peuple palestinien" dans sa lutte libératrice. Donc: solidarité envers les frères combattants. L’ennui, c’est que l’horreur islamique pour toute idée d’Etat hébreu, le rejet de toute souveraineté juive – précèdent les mauvaises conduites d’Israël.

Ainsi la malchance de ces porte-paroles c’est que l’histoire les met souvent, presque toujours, en position d’exprimer la vindicte antijuive contenue dans leur origine, inscrite dès ses textes fondateurs, en déguisant cette vindicte sous le masque du soutien au peuple frère. La malchance c’est d’être obligé de mentir ou de se mentir; car cette vindicte antijuive est de loin plus intense que la solidarité envers les peuples "frères"; laquelle est très relative dans les faits: souvent les peuples frères s’entretuent, mais cette vindicte, elle, est invariante.

En France, des esprits honnêtes donnent quand même raison à cette colère arabe contre ladite invitation; en cherchant tous les défauts de cette présence israélienne: Israël a dû magouiller pour que l’invitation coïncide avec son 60ème anniversaire, et obtenir ainsi un supplément de reconnaissance. Là encore, c’est de bonne guerre; pourquoi pas? En outre, Israël a écarté de l’invitation des écrivains arabes, des écrivains de langue yiddish, etc. C’est possible, et si c’est vrai c’est bien dommage. L’invitation comporte donc des aspects discutables.

Mais cela justifie-t-il cette levée du monde arabe – qui aboutit à ce qu’une littérature digne d’être honorée ne le soit pas? Si c’est le cas, on serait dans une logique "chrétienne" un peu puriste: pour que ce rejet arabe agrémenté de boycott soit critiquable, il faut qu’il n’y ait rien à redire à l’invitation d’Israël. On retrouve là un vieux principe: Si tu veux juger sois totalement innocent. Seul peut juger celui qui n’a jamais fauté. Principe dévot, c’est-à-dire hypocrite. Du reste, l’Eglise au fil des siècles ne l’a jamais respecté.

Quand ils occultent l’hostilité originaire envers toute souveraineté juive, et la déguise sous des masques acceptables, ces porte-paroles arabes révèlent leur grille de lecture particulière: Israël est une pure création de l’Europe, une implantation étrangère en terre arabe. Et cela explique tout le reste: que le monde arabe soit militairement impuissant, que la pauvreté y persiste, que l’intégrisme y prédomine, que la suspicion y règne, que la créativité y soit très rare, etc.

Ces braves gens qui protestent ou boycottent semblent "parlés" ou programmés par la chose qu’ils ignorent d’eux-mêmes, qui est présente noir sur blanc dans leur credo, sous forme de malédiction envers les autres – l’Occident chrétien et surtout Israël.

D’autres esprits lucides, dans le monde arabe, ressentent qu’il y a "malédiction" et la perçoivent dans le rejet ou du moins la suspicion envers leur identité. Ils l’expliquent en disant que celle-ci n’a pas fait son deuil de sa splendeur passée et que de son côté l’Occident maintient envers elle une suspicion injuste. Mais ces esprits lucides oseront-ils un jour faire le pas de considérer que pour sortir de la malédiction dont le monde arabe se croit l’objet, il faudrait qu’il dépasse la malédiction dont il est le sujet, celle que son texte fondateur formule envers les autres? Concrètement, je l’ai souvent suggéré: si les arabo-musulmans croyants (et ils le sont à 90%) faisaient régulièrement une courte prière à Allah: "qu’il arrête sa malédiction envers les juifs et les chrétiens" – alors eux-mêmes et leurs sociétés se dégageront de la malédiction qu’ils ressentent.

C’est en tout cas ce que je montre dans certains livres sur cette question[1].

En attendant, n’importe qui peut objecter ceci: n’est-ce pas trop facile, quand les chefs arabes lancent un mot d’ordre (ici le boycott) hostile à Israël, de l’imputer à leur vindicte antijuive originelle? Tout comme ces mêmes chefs arabes objectent, quand on critique leur attitude, que c’est par "islamophobie"? Ces deux objections sont vraies, tout en étant également simples voire grossières. C’est bien pourquoi nous parlons de "malchance": c’est indépendant des acteurs qui s’agitent, qu’ils soient honnêtes ou non, de bonne foi ou non. La preuve, ils en viennent, alors qu’ils aiment sans doute la littérature, à fustiger la présence de romanciers, qui d’ailleurs, pour la plupart ont la coquetterie de défendre "les Arabes"… Pourquoi les fustiger? Qu’avez-vous contre ces romans? Est-ce au nom d’une Cause supérieure? plus fondamentale? Justement, de quels fondements provient-elle?


[1] Voir "Les trois monothéismes", (Seuil, Points, 1997) et "nom de Dieu", (Seuil, Points, 2006).