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Mai 68, l’événement évidant

Bien sûr, on est un peu gêné d’en reparler, tout est dit, sans doute; pourtant, quand on les a vraiment vécues, certaines choses ne sont dicibles que par soi-même. Pour ma part, j’étais jeune "maître de conf" en maths à Jussieu, fac des sciences, un des hauts-lieux du mouvement. J’étais aussi à la nuit des barricades, rue Gay Lussac, comme par hasard: c’était tout près de l’IHP (Institut Henri Poincaré, de recherche mathématique) où je passais tout mon temps. Quand j’ai vu le sable sous les pavés, j’ai senti qu’il y avait rupture, et lorsque les CRS ont chargé vers 2h du matin et que je me suis retrouvé au 6è étage dans un immeuble rue St Jacques à les entendre haleter dans l’escalier puis renoncer au 4è en ronchonnant: Allez on s’tire y a personne, j’ai eu tout le temps d’y penser, ainsi qu’à d’autres scènes d’escalier, des arrestations de familles, par exemple 25 ans avant.

Par ailleurs, j’avais la tête pleine de marxisme, je n’ai donc rien reconnu de ce que "doit" être un "vrai" mouvement; mais contrairement à d’autres, je l’ai vécu intensément, pleinement, bien qu’il fût contraire à mes idées assez raides. Et plus tard, je m’en suis réjoui: c’est important de pouvoir vivre aussi en travers de ses idées; ça les renouvelle, et ça permet de vivre autre chose. Ceux qui n’ont pas consenti à être un peu dépassés n’ont pas vécu l’événement; ils l’ont vu passer sous leur nez. Et c’est après, une fois qu’il s’est arrêté, qu’ils l’ont "rejoint", jugulé, arraisonné, pour lui faire avouer leurs convictions à eux, celles qu’ils y ont mises. Mais l’événement étant mort, cet acquiescement qu’il leur donnait était purement mécanique.

Donc, première leçon de Mai 68: pouvoir vivre des choses que notre pensée n’a pas encore pu étiqueter.

En quoi consistaient-elles, ces choses? J’ai l’impression qu’on s’est trouvés très vite en présence d’un grand nouveau-né, appelé Lemouvement, – fait de manifs, meetings, prises de parole, prises de bec, occupation des lieux, affrontements plutôt rares avec les flics, etc. Et ce gros nouveau-né, sympathique et incongru, qui grandissait à vue d’œil, il nous fallait en prendre soin, le nourrir, le soutenir pour qu’il continue à vivre, à exister. Je me souviens de longs meetings où l’on n’avait qu’une idée: quoi faire pour que le mouvement continue? C’est sans doute le vrai mot d’ordre de 68: "Ce n’est qu’un début, continuons le combat". Lequel? Celui qui permet que Lemouvement continue. Bien sûr, un autre monstre nous y aidait, "Lepouvoir", par ses petites provocations, arrestations, assaut des lieux occupés… Quand on faisait des meetings (à Jussieu c’était chaque jour, amphi 32, presque en continu), on était quelques officiants et chacun affirmait devant la foule sa présence dans le mouvement, tout en appuyant son discours sur une rampe, un garde-fou: ses convictions, son idéologie. Et l’auditoire s’amusait à situer l’orateur, gentiment, avec une vraie tolérance. La foule écoutait ces prières avec indulgence, et l’officiant voulait parler le plus longtemps sans être identifié. Mais très vite on savait qu’untel était trotskyste, qu’un autre venait du PC pour casser le mouvement, qu’untel était anar; un autre, situationniste; et beaucoup d’autres, rien-du-tout; ou alors, un peu clivés comme dans mon cas: convictions d’un côté, action spontanée de l’autre. Cela fait qu’on va au mouvement chaque matin, comme on va au marché, et on rencontre, on discute, on s’empoigne, on s’engueule, on se tient, et Lemouvement se porte bien. On fait mouvement et le mouvement tient, du fait qu’on est là, présent, dans ces fonctions essentielles du social: se parler, se rencontrer, occuper les locaux, sans vouloir rien d’autre que la poursuite du mouvement qui consiste à les occuper. Ça semble tourner en rond, c’est auto-référé, mais ça pose une question taille: Pourquoi les lieux de travail ne sont-ils pas des lieux de vie? Pourquoi le travail est-il à ce point mortifère? C’est une autre leçon, assez neuve. Car ailleurs, les occupations d’usines, c’était plutôt pour les garder contre nous autres, ceux du dehors.

Dans les discours, la rampe marxiste était souvent sollicitée: on n’avait rien d’autre comme discours pour penser l’idée de rupture (de révolution sociale). Et d’avoir été très invoqué ces jours-là, en vain, le discours marxiste a montré son inutilité profonde, mise à part une fonction rituelle, incantatoire. On a vraiment vu qu’il ne servait à rien sinon, comme la religion aux religieux, à soutenir ses fidèles contre l’angoisse, le sans-repère, mais pas à les ouvrir sur l’événement. Peut-être que le système soviétique et ce qui va avec s’est effondré symboliquement en mai-juin 68, bien avant le Mur de Berlin; au sens où les gens ont touché du doigt le fait que le PC était une force rétrograde; et les autres discours marxistes ont exhibé leur vacuité.

En fait, aucun mot d’ordre ne tirait à conséquences. On pouvait dire: Désirons sans entrave, personne n’y croyait, sauf quelques paumés qui s’y sont laissé prendre. D’ailleurs c’est impossible. De même: Sous les pavés, la plage; on a très peu dépavé, même si le pouvoir apeuré et stupide s’est empressé de goudronner des rues pavées. Mais ces mots d’ordre comptaient; c’étaient les mots d’esprit du mouvement; il vivait de ça. La foule était prise de parole comme on peut être pris de panique ou pris de court. Elle vivait le fait de se prendre aux mots, aux "mots d’ordre" qui balisent un peu le désordre; s’y prendre et s’en dégager, puis les laisser après comme des lampions festifs qui s’éteignent au matin. Le mot le plus tenace: "continuons le combat" s’est longtemps klaxonné; et le combat continue jusqu’à… ce qu’il s’arrête, jusqu’à ce qu’on baisse les bras devant une grosse évidence: les ouvriers et employés respectent les classes supérieures parce qu’ils rêvent d’y faire passer leurs enfants; ils ne veulent pas qu’on supprime les classes (à supposer que ce soit possible) car alors ce serait pour eux sans espoir de changement.

Cette évidence a mis longtemps à grignoter l’évidence plus massive du Mouvement. Mai 68 fut un événement d’évidance; elle a déferlé et en a ébloui plus d’un. Il est rare qu’à ce point elle fasse événement. On en avait grand besoin. Voyez aujourd’hui: l’évidence des êtres est enrobée de formalités, si recouverte d’hypocrisies meurtrières (le collègue à côté, oui, celui qui vous sourit le plus, c’est lui qui va vous tuer tout à l’heure en Conseil. Et dans tel journal, hautement "éthique" et libéral, le personnel se regarde en attendant que se désignent les départs volontaires, les "volontaires" pour le départ; quelle ambiance…); les rapports donc sont si masqués, les griffes si feutrées, qu’on ne voit plus les grandes évidences. On voit des corps déshabités ou des formes virtuelles qui évoluent dans un espace plombé. Eh bien, Mai 68 c’était le contraire. Bien sûr, ça ne pouvait durer qu’un temps; le temps que les jeunes déplacés puissent dire non aux adultes bien placés avant de les rejoindre. Mais cela aussi donne une leçon à long terme: il faut penser la transmission, pas seulement en famille ou à l’école, mais dans le social. Ça se fait d’ailleurs, un peu.

En tout cas, aucune des pensées disponibles sur le marché n’était utilisable; chacun disait sa prière; y compris Lacan qui déclara: "Vous voulez un maître? Eh bien vous l’aurez!". Cliché "psy" selon lequel on se révolte pour avoir la fessée, pour être mieux maîtrisé. (Or, un an après, le mouvement a pu quand même dévisser De Gaulle, ce qui n’est pas rien. En fait, chacun parlait pour soi; et Lacan parlait pour lui à des psys, qui eux voulaient un maître et qui l’on eu.

Les gens qui soutenaient Lemouvement, qui donc en faisait partie, semblaient souvent "irresponsables"; mais c’est un leurre; ils répondaient pour lui, pour qu’il vive; oubliant que ce nouveau-né, devenu grand, se révélait un peu autiste. Cela dit, pour ce qui est d’être responsable, chacun peut voir que c’est une fois bien rangés dans leur fonction que des gens deviennent irresponsables: le fonctionnement répond pour eux. Ils peuvent faire des horreurs, ou simplement devenir les fonctionnaires de leur vie, la fonction (publique ou pas) répond pour eux. Décidément, sur ce point aussi, la leçon du nazisme n’a pas été assez pensée.

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Mai 68 ou l’événement qui arrive.

Ce texte est paru dans Libération le 31 mai 1988 pour les 20 ans de Mai 68

Pour ses 40 ans, vous aurez bientôt le texte.

Il y en a peu, des événements à l’état pur, riches de contenu mais qui, au-delà de ce qu’ils contiennent, vous décontenancent en restant proches et familiers, vous réapprennent l’évidence de l’être-ensemble, vous font toucher du doigt le tissu social où vous êtes. Peut-être même que le point de souffrance aujourd’hui, subjectif ou collectif, c’est d’être en désespoir d’événement: la sensation qu’il n’arrive rien peut devenir douloureuse, comme le manque d’eau pour une terre qui craquelle et pour ses habitants qui craquent. On aurait beau les arroser de films humides, de déluges d’images, la soif est dure, la dénutrition chronique. D’autant qu’ici on se démène pour faire l’événement, et se faire croire qu’il arrive; on y met la technique, l’arsenal énorme. Mais nul n’est dupe: souvent l’événement ne consiste que dans l’effort bruyant qu’on a fait pour qu’il ait l’air de se produire. Ce tournage en rond -imagé ou bavard- est un investissement narcissique de la parole et du temps, une logique de l’auto-référence, de l’auto-affirmation, où l’Autre (c’est-à-dire tout ce qui nous échappe) semble se dissoudre dans l’illusion d’être maîtrisé.

Par le Tiers-Monde il arrive des choses, comme si les vibrations du temps, de l’histoire, préféraient prendre ce chemin du Tiers pour se faire entendre. Rien que pour ça, l’Occident devrait payer un impôt à ces pays (à ceux du Moyen-Orient, par exemple, mais déjà aussi à l’u.r.s.s, la Chine, à tous ceux d’ailleurs, de l’étranger) qui sont en proie aux convulsions permanentes – du "développement" et de la mémoire.  L’Occident, lui, a sa Crise, mais comme elle est intégrée, chiffrée, gérée, on risque d’en faire une maladie si elle disparaissait.

De fait, même ici on ne peut pas dire qu’il n’arrive rien ou qu’on n’arrive à rien; mais, il faut une sensibilité des mots pour distinguer ce qui arrive. Une prédisposition. On en est loin: les hommes politiques usent de mots qu’ils usent jusqu’à la corde; ils prennent leur souffle, profondément, et la buée qu’ils lâchent dépasse rarement la gestion de ce qui est. Or un peuple, une culture, aspire à autre chose.

Alors on commémore, on se remet en mémoire. Il y a 89, et si vous le tournez d’un demi-tour, comme pour visser, ça fait 68. Parlons Mai 68, car on ne l’a pas assez dit dans l’élan commémoratif – Mai 68 fut d’abord une leçon d’évidence: de quoi apprendre à être prédisposé, à avoir un rapport plus amoureux à l’événement. Certains, doutèrent de sa réalité: cela ne ressemblait à rien, donc c’était rien. C’est passer trop vite du ressemblant à l’être. Or l’événement semble mettre à nu un certain enfouissement de l’être; là il le découvrait, le mettait en lumière. Et l’acteur principal, la foule – toute animée d’individus – le sentait d’instinct en découvrant la valeur de sa seule présence. C’est essentiel, la présence, quand il s’agit d’avoir lieu. On se lève le matin, on va à l’événement, et l’événement tient au fait qu’on est (et pas au seul fait qu’on en parle: la différence est de taille). A travers la présence des corps – et une nudité du décor – des fonctions élémentaires apparaissent: se rencontrer, se parler, "occuper" des lieux. Cette présence, il faut une science subtile pour la trouver elle se cache dans tout collectif: elle y est refoulée sous un tas de causes, de cadres, de rôles, très raisonnables : l’événement lui la rend visible, sensible.

Donc, la foule donc était prise de parole comme on peut être pris de panique; elle vivait le fait de se prendre aux mots, et de vouloir s’en dégager, et de se faire encore surprendre par la parole et par ses effets collectifs.

Même l’opposition livresque entre principe de plaisir (être dans le mouvement) et principe de réalité (se recaser parce qu’il faut bien) n’opère pas comme on croit. Car c’est dans l’événement qu’on touche aux fortes réalités, qu’on les découvre; et c’est en rentrant dans le rang qu’on se donne le plaisir d’être au chaud, et d’être enfin… irresponsable: ça marche tout seul, ça fonctionne, c’est le plaisir un rien morbide d’être le fonctionnaire de sa vie. Cela aussi fut mis a nu. Rien d’idéal en somme; une secousse de vie.

Ce n’était pas toujours "spontané"; au contraire, ce fut souvent calculé, mesuré. La banderole: "Ici on spontane" disait bien que c’était tout un travail, une activité; comme un enfant qui joue en étant une pièce de son jeu et qui advient à travers ça. C’est ainsi qu’Héraclite voyait le temps, le déploiement du temps.

Chacun donc, pris de parole, et pris de court, parlait pour soi, faisait un peu de son "analyse" au moyen des autres, de la foule – toujours elle. Mais tout événement authentique a cet effet d’analyse. Le mieux que fasse une analyse pour quelqu’un, c’est de permettre qu’il lui arrive quelque chose… d’autre que son symptôme; puisqu’en un sens, dans son symptôme, il lui est déjà "tout" arrivé; il ne peut plus rien lui arriver d’autre; croit-il. C’est ce bouclage que l’analyse peut conjurer.

Eh bien, le symptôme de "nos sociétés" c’est que dans leur fantasme de maîtrise, qu’elles passent à l’acte dérisoirement (en ne faisant ou en ne pensant que ce qu’elles maîtrisent), il ne leur arrive plus que les petits événements qu’elles se font arriver pour se faire croire à l’événement. C’est maigre, et cela masque la double dimension de l’événement: où l’on est là en tant que soi et en tant qu’autre; seul et avec la foule; de quoi conjurer la détresse du soi-tout-seul et la démesure de la foule. Sans ce double registre, l’événement à l’état pur c’est le trauma, où seule l’absence arrive, y compris celle des mots.

L’absence d’événement est un traumatisme silencieux.

Heureusement il y a le Reste. Car quand on demande: qu’est-ce qui reste de tout ça? on oublie que le reste est à demeure, le reste rétif de la Chose qui attend d’être à nouveau atteinte par le temps pour refaire des histoires…

Question au passage: tous ces élus zélés qui battent des ailes sitôt élus, peuvent-ils faire de leurs voix un événement? Ou bien l’événement restera-t-il toujours sans voix, comme étouffé par toutes ces voix "recueillies" et venues s’échouer dans l’urne?…

Là-dessus aussi Mai 68 reste actuel, comme une prise à témoin du possible. Il reste en mémoire comme l’événement plein et vide, évidant les certitudes, indifférent aux jugements de ceux qui restent en dehors, mais accueillant ceux qui s’impliquent, qui reconnaissent faire partie de ce qu’ils "jugent". Remarquez que ce qu’on en dit est rarement "vrai" ou "faux": on s’y projette, on y prend place, on s’en défend, on essaie de le surmonter; et l’événement est précieux qui interroge notre pouvoir de le surmonter sans l’annuler. Oui, on tente de le "passer", de l’inscrire dans son passé, de le récupérer. Tiens, je viens de dire un mot tabou de Mai 68, mot survolté, chargé de toute la révolte: surtout pas se faire récupérer, surtout pas se faire "reprendre" (car c’est le sens de récupérer: recouvrer, recouvrir) par qui, au juste? Par les "appareils", on disait; les partis, les organisations, avec leurs organes indécents…

Pourtant chacun a repris place d’une façon ou d’une autre, même si pour certains ce fut d’abord l’errance installée.

Du coup, une certaine "raison", tantôt naïve tantôt hargneuse, a dénoncé "tous ceux de Mai 68" qui se sont "rangés". Fallait-il donc tempêter à ce point contre "la société" pour en fin de compte s’y intégrer? Mais oui. Et c’est là peut-être la pointe aiguë et symbolique de l’événement: il fallait que chaque jeune de bonne famille dît sa colère à ses parents pour pouvoir leur succéder; que la masse étudiante dît non au tissu social pour pouvoir y chercher place; qu’elle dît non à ses maîtres pour supporter de les entendre puis de passer de leur côté; il fallait que chaque "groupe de femmes" dît non aux hommes, qu’il assumât jusqu’au bout le pas-d’homme, le manque d’homme, pour envisager ensuite de vivre avec l’homme et ses manquements, avec le manque interne à l’homme, et peut-être aussi à la femme… Il fallait que chaque "jeune" dît non aux "vieux" et à tous ces corps pondérés pour supporter de les rejoindre, pour supporter sa pondération naissante et cette simple vérité: que nos points de jeunesse on les invente, qu’ils sont même justement nos instants inventifs, indépendants de l’âge réel, ou presque; qu’ils sont nos points de renouvellement. Il fallait dire non à l’"autre" pour s’assurer de son existence, pour en explorer les contours au fil de la "contestation"; laquelle fut, au-delà d’une prise de parole, une prise à témoin: quelque chose peut témoigner, peut se manifester au-delà des mots et des emblèmes.

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