Archives mensuelles : septembre 2008

Patrimoine spirituel

A la Journée du patrimoine, journée des longues queues près des palais, des monuments, moi aussi j’attendais mon tour, c’était pour voir les orchidées du Luxembourg qui ne sont pas encore en fleurs. Comme je n’avais ni texte à lire, ni voisin abordable, j’ai donc rêvé à cette idée de "portes ouvertes", et ce dans toute l’Europe, semble-t-il. Cela m’a conduit à une notion plus élargie du patrimoine.

Car bien sûr, il y a le patrimoine matériel, fait de temples et de palais, de monuments et de sculptures, de villages et de lieux singuliers. Ce serait du reste une bonne chose si en même temps tous ces lieux étaient ouverts, et que toute la planète en jouisse le même jour, au décalage horaire près. Ma rêverie m’a rappelé que l’idée de faire une croisade s’est imposée au Moyen-Age quand les portes du Saint-Sépulcre furent fermées aux chrétiens par le pouvoir en place à Jérusalem. Du coup, ils sont devenus furieux et ils sont venus de loin défoncer toutes les portes.

Mais il y a le patrimoine spirituel : les grands inventeurs et créateurs, et pourquoi pas les créateurs de religions? Pourquoi celles-ci ne feraient-elles pas de leurs grands hommes le patrimoine de tous? Prenons déjà le Dieu biblique: il a d’abord "parlé" aux Hébreux et à Moïse. Mais d’autres l’ont aussi entendu; il leur a aussi "parlé", même à travers sa vieille Bible. Donc il appartient à tous, même si son "premier" peuple a des liens particuliers avec lui, des liens qu’il gère à sa façon, d’ailleurs très diversifiée. De même, Moïse ou Jésus appartiennent à tous; chacun peut en parler comme il peut. De même pour Mohamed, le Prophète de l’Islam, la plus récente des religions monothéistes (certains de ses fidèles croient qu’elle est la première, pourquoi pas? libre à eux, c’est leur croyance). Mais leur grand homme lui appartient à tous; comme Bouddha ou Jésus ou Moïse.

Cela tire à conséquences, car si ces êtres d’exception appartiennent au patrimoine de l’humanité, tout humain peut en parler, c’est sa façon de mettre en acte son lien avec le patrimoine, sa façon de le faire vivre. S’il en parle mal, d’aucuns peuvent le critiquer, mais sûrement pas le sanctionner ou le faire taire. Ils peuvent seulement dire que leur façon à eux d’en parler est tout autre.

Bien sûr, des groupes ou des peuples ont ancré leur identité sur l’un de ces hommes (Mahomet, Moïse, Jésus, Bouddha…). C’est leur droit. Mais peuvent-ils réduire le grand homme en question à cette identité collective? Ne serait-ce pas le soustraire au patrimoine de l’humanité? La gestion qu’ils font de lui leur donne-t-elle sur lui un titre de propriété? Bref, je ne nie pas que des foules puissent s’approprier Jésus ou Mohamed, mais il y a dans ces êtres une part d’inappropriable qui fait d’eux un patrimoine de tous.

Et chaque groupe ou peuple qui fonde son identité sur l’un d’eux, est forcé de vivre un partage: il doit faire la part entre son identité à lui, fondée sur tel grand homme, et l’aspect de ce grand homme qui appartient à tous, qui déborde cette identité. En reconnaissant ce partage, une masse reconnaît qu’elle apporte à l’humanité son héros, quitte à ce qu’elle en profite par ailleurs, dans son style propre et sa culture particulière.

Une des conséquences est que certains peuvent rire de ces grands hommes puisque rire est un aspect de la relation humaine. En faisant des caricatures de l’un ou l’autre de ces êtres d’exception, des individus ne font qu’exercer leur droit de jouir du patrimoine commun, à travers ces êtres qui sont à toute l’humanité; sachant que même dans le rire moqueur il y a la joie d’exister – avec cet être qui nous fait rire. N’oublions pas que dans la Bible, Abraham et Sarah ont ri de Dieu, d’un rire joyeux, moqueur et incrédule tout à la fois, puisque Dieu promettait à ce couple de vieillards rien de moins qu’une naissance.

Cette idée de patrimoine spirituel diffère du discours lénifiant selon lequel "nous sommes tous dans la même quête spirituelle". L’enjeu est plus précis: il y a un patrimoine spirituel de l’humanité, qui est de fait intangible (personne ne peut le détruire), qui est accessible à tous, et dont chacun a le droit de profiter comme il l’entend. Il serait comique qu’un peuple donne à l’humanité un grand homme tout en posant des conditions sur la façon d’en parler. Ces conditions annuleraient le don; le don que chacun reçoit et dont il peut relever le défi. Car tous ces grands hommes parlent aux autres humains et leur offrent de réagir. Bien sûr, quand on entre dans un bâtiment classé, il faut bien se tenir, mais ces grands hommes ne sont pas des bâtiments, on n’entre pas en eux, on parle avec eux.

Qu’en pensez-vous? Au fond, l’idée est simple: si un lieu où un grand homme est classé patrimoine de l’humanité, il a beau "appartenir" à tel pays ou à tel peuple, il y a dans cette appartenance une porte ouverte, ouverte à toute l’humanité.

Une pièce d’Attali sur les nazis

La pièce de J. Attali, Du cristal à la fumée, mise en scène par D. Mesguish, restitue une réunion entre les grands chefs nazis après "la nuit de cristal" en vue de préparer l’Extermination des Juifs.

L’intérêt de ce spectacle est qu’il étale de l’abjection à deux niveaux. Celle des nazis bien sûr, dont la pièce reproduit mot à mot les propos. L’abject, c’est ce qui mélange ensemble dans un même massacre le verbe et la chair, le nom (juif en l’occurrence) et les corps qui, pour en répondre, partiront en fumée. Ce meurtre du Nom dans le Corps de tout un peuple s’appelle aujourd’hui la Shoah.

Mais il y a une autre abjection dans l’énorme malaise que l’on ressent. Car enfin, que signifie d’en avoir fait ce spectacle qui nous assène des choses connues – l’horreur nazie – comme si c’était la première fois? comme pour nous la révéler? Ou bien on nous en donne lecture (c’était un peu le cas: des acteurs disaient le texte de façon "expressive") et cela ne nous apprend rien, si ce n’est que l’auteur jouit sur notre dos du fantasme de nous l’apprendre ou de nous imposer le respect pour sa haute commémoration; ou bien on en fait une œuvre, une création, mais alors on y ajoute quelque chose, et ce n’était pas vraiment le cas. Or on ne peut faire œuvre avec de tels contenus qu’en donnant quelque chose de soi, qui soit nouveau et qui transmette un peu de vie même à travers la catastrophe. Et on en était loin: le texte reprend mot à mot une scène historique – verbatim, spécialité de J. Attali, auteur de cinquante livres dont beaucoup sont des reprises; et la mise en scène n’offre aucune innovation, ne montre rien de plus que des acteurs déclamant ce texte avec conviction, celle qui fut sans doute la leur: mise en scène réaliste donc, classiquement théâtrale, représentative – quoi qu’en dise D. Mesguish qui pense avoir fait autre chose que de la représentation.

Et c’est là qu’on frôle l’abject: car le double auteur du spectacle supplée à son manque d’inspiration côté créatif en prélevant sur notre souffrance, celle d’entendre ça pour la nième fois, sans autre effet que cette souffrance intacte, qui était acquise d’avance; l’auteur du spectacle n’a pas eu à la susciter, même pas, elle était là, elle attendait, elle lui était offerte dès le départ pour qu’il en fasse quelque chose. Et de n’en avoir rien fait, si ce n’est peut-être de s’en attribuer le mérite, de paraître la provoquer pour la première fois par ses "révélations", l’auteur nous la confisque. Les mots qu’il a recopiés de ce compte-rendu de séance, il les touille avec notre chair mortifiée pour produire l’illusion d’une œuvre. C’est cela qui est abject. Et l’auteur veut gagner sur tous les tableaux: il mise sur la réalité de la scène pour nous empêcher de la juger comme œuvre; et qu’elle passe pour l’œuvre de cette réalité, alors que par elle-même elle n’en a pas. Il demande aux acteurs de ne pas venir saluer à la fin, "donc" ce ne sont plus des acteurs; ils deviendraient les personnages réels qu’ils jouent. Et nous, nous sommes du même coup effacés comme spectateurs; nous sommes des témoins écrasés, figés et impuissants; empêchés de dire que c’est mauvais car le sujet est trop sacré. Ce coup de matraque sur nos têtes est censé tenir lieu de choc éthique ou esthétique.

Pourtant, on peut comprendre qu’un écrivain, dont on nous dit qu’il "reconstitue" la scène (il l’a simplement recopiée), cette scène d’un débat houleux entre chefs nazis, peut vouloir la faire connaître. Pourquoi pas? Il faut bien transmettre. Mais c’est là qu’une exigence éthique s’impose: il faut qu’il donne quelque chose de nouveau, d’original, sorti de sa chair et de son cerveau pour nous sortir, nous, de cet écrasement où il nous met. C’est aussi ce qui distingue l’acte vivant de témoigner, d’un matraquage au nom du devoir de mémoire. Ce compte-rendu de séance est digne de figurer dans une Fondation de la Shoah ou dans d’autres archives; c’est de le "monter" ou de monter dessus pour l’asséner qui est indigne.

La Shoah est un énorme tas de cadavres partis en fumée, et quand un quidam monte dessus pour nous apprendre que c’est affreux, immonde, inhumain, etc., c’est sa jouissance qui d’abord nous interpelle, la jouissance qu’il se paie sur le dos de ces morts et sur notre souffrance; s’il n’y apporte pas de lui, une part de création vivante.

Certes, on dira qu’il y a apporté ce qu’il avait de plus précieux, son symptôme, de recopiage en l’occurrence; et le symptôme d’un homme, c’est ce qu’il a de plus vrai. Mais ça ne fait pas le poids, tout simplement.

Au fond, que voulait-on? Nous indigner contre les nazis? Nous faire surmonter notre résistance à les vomir? Ou nous montrer leurs chefs tournant autour de l’Extermination sans oser le dire tout haut? Mais voilà, mis à part le petit plus d’abjection qui s’ensuivrait, l’idée est fausse: ces grands chefs nazis savaient ce que voulait Hitler; eux avaient bien lu (et prenaient au sérieux) Mein Kampf où c’était dit en toutes lettres.