Archives mensuelles : janvier 2010

A propos de Haïti – Une catastrophe qui nous interpelle

 

En écrivant sur la technique et ses dysfonctionnements, notamment les accidents[1], j'ai bien sûr envisagé ces énormes accidents du cosmos qu'on appelle catastrophes naturelles. Toute technique a ses brisures et ses accidents, y compris la technique infinie par laquelle la nature se maintient. Les accidents de la technique, qui ont toujours une cause humaine, on essaie de les prévenir. Les catastrophe naturelles, ce sont elles qui préviennent, si peu que ce soit. On ne se met pas d’emblée à 7, 8 sur l’échelle de Richter sans prévenir.

Or ce qui m'a frappé et même secoué, avec le tremblement de terre d'Haïti, c'est qu'en me rappelant d'autres tremblements de terre, par exemple, celui d'Arménie d'il y a vingt ans, c’est que très peu de choses ont changé de notre rapport à l'événement; par définition, il nous vient du dehors, du support même de notre existence puisque c'est la terre – notre repère premier – qui craque et engloutit des corps ; et la surprise a été totale. Alors que l'idée de prévention, de prévision, a envahi nos discours médiatiques jusqu’à l’obsession. (Tout récemment en France, le principe de précaution pour un risque de grippe a absorbé des centaines de millions d'euros, « pour qu'on ne dise pas, au cas où elle serait arrivée, qu'on n'a pas fait le nécessaire »; juste pour que l'image du souverain soit irréprochable. Faut-il être susceptible du côté de l'image pour en venir là? Il serait temps que la prévention et la prévision deviennent non pas une matraque technique aux mains d’experts avides de pouvoir mais une chance de dialogue la réalité vécue et la pensée qui voit plus loin.

Le tremblement de terre, lui, a beau être l'événement pur, l'effraction à l'état pur, la brisure des supports et des liens minimaux, il prévient, avant de déclencher ce total bouleversement de notre présence qui nous ramène à l’âge de pierre. La terre, donnée première, semble se remodeler ; et c'est plus tard qu'on pense qu'il faut soi-même envisager d’y remodeler notre présence. Le choc nous interpelle sur notre dialogue avec tout ce qu'on a bâti. Or ce dialogue a aussi un aspect technique : en l'occurrence: il y a des sismographes répandus un peu partout dans la région et aucun n'aurait donné l'alerte? Pourquoi, quand la terre prévient qu'elle s'apprête à une grande secousse, la prévision n'a pas pu se transmettre? à ce point? Quand un lieu paie trop cher une telle catastrophe (ouragan, raz-de-marée, séisme), ce qu'on paie c'est la négligence et l'imprévision. D'aucuns nomment cela "malédiction", c'est leur langage, c'est peut-être leur façon de condenser tout leurs maux dans celui-là pour à la fois le déplorer et l'éloigner. On lit souvent dans un grand malheur le reflet d'une précarité chronique, c'est humain de faire se correspondre des événements. Mais le mal de l'imprévision semble intrinsèque à l'homme: dès qu'il se sent bien il oublie le danger, il oublie que tout peut s’effondrer. Il a besoin de cet oubli pour vivre. Mais il y a tout un jeu dans les limites. En outre, ceux qui lui rappellent le danger sont souvent intempestifs et maladroits ; on prévient de travers, à contre-temps. Le mal de l'imprévision, si normal, est à combattre avec souplesse, intelligence, avec un certain sens du symbolique, et c'est ce qui manque.

Dans l'accident technique, on trouve toujours une cause humaine de négligence ou de mépris. Dans le rapport à l'accident naturel aussi, la négligence se montre dans la façon de le gérer ; négligence, mépris, état d'absence qui nous fait oublier qu'on baigne dans une altérité, dans la terre, le ciel, les éléments, la nature, le social, les autres – proches ou lointains.

 

Bien sûr, il y a solidarité. Les humains sont d'instinct prêts à être avec l'autre, à faire ensemble, pour affronter l'événement total. Mais ce n’est pas sans grincements (voir ceux qu’ont les Français avec les Américains). Chacun donne ce qu'il peut et veut donner ce qu'il a de mieux. Les Israéliens donnent ce qu'ils ont appris de leur longue empoignade avec le terrorisme; et cela les met en pointe. Les Etats Unis se révèlent là encore grand soutien et grand donateur sans qu'on puisse parler d'arrières pensées prédatrices. Le départ d'un groupe de militaires français de la base d'Istres, spécialisé dans le secours, fut émouvant par l'énorme écart entre leur sérieux, leur fermeté, leur préparation, et le chaos inqualifiable dans lequel ils arrivent.

Le premier réflexe dans une telle détresse, c'est de chercher où sont les siens, où sont ses proches, car on découvre dans l'instant qu'ils sont une part essentielle de soi. C'est le témoignage ponctuel que j'ai eu à partager. C’est l’instant fatidique où une seule vie vaut pour toutes les autres.

Et c'est dans l'acte de secourir que se pose encore l'exigence de lier le technique et l'humain. Organiser (les secours) c'est faire marcher des organes, mais de quel Corps? dans quel esprit? en lien avec quels autres organes? Les organes n'ont de valeur que branchés sur l'énergie humaine, imprévisible mais tenace, existante. Le plus dur c’est l’énergie inemployée qui ne voit pas où s’accrocher. On voit là-bas des gens qui ont tout perdu et qui sont perdus, qui crient comme des enfants "Ne nous laissez pas!". C’est à la fois hallucinant et irréel. Il est beau de mettre les gros moyens pour dégager un corps qui crie sous les décombres ; mais ce qui déferle comme une vague énorme et glauque c’est la destruction des liens et des repères psychiques. D’où la nécessité d'un soutien symbolique averti – de présence, de don et de proximité…

C'est lors de crises aiguës que se remanie et se vérifie la consistance d'une personne et de son entourage ; de même, c'est lors de catastrophes-limites que se remet à l'épreuve la consistance du collectif, sa reconstitution, sa solidarité concrète et de principe avec les autres collectifs proches et lointains.

Et l'on se trouve avec la lourde présence de ce qui reste : les ruines et les morts dont beaucoup sont invisibles: les corps sont absents. J'ai appris la catastrophe quelques heures après avoir vu l'installation de Boltanski au Grand Palais sur le rappel des morts. Quand les corps manquent et qu'il faut gérer la douleur de la pensée. C'est une méditation sur les restes. Toute grande crise ou catastrophe nous confronte, devant le poids écrasant du manque, à l'idée de reste: débris, cadavres, résidus, souvenirs, morts absents… Avec cet énorme impératif: les restes vivants, le « Reste vivant! » Oui, reste en vie et fais-en quelque chose.

 


[1] . Voir Entre dire et faire. Penser la technique, Grasset, 1989.

L’humour-Séminaire 3 du 20/01/2010

 

Année 2009-2010

 

Les  Conférences  de

Daniel Sibony

reprennent cette année sous le titre:

 

Symboles, jouissances, pouvoirs

 

Histoires de corps (suite)

 

 

Troisième conférence :

mercredi 20 janvier 2010 à 20h

L'HUMOUR

 

Les conférences suivantes auront lieu les  10 mars; 7 avril; 26 mai; 23 juin

et leurs titres seront annoncés en janvier.

 

Les séances ont lieu à L'Hôtel de l'Industrie,

4 place Saint-Germain des Prés

Paris VIè.

 

    Chaque séance sera suivie d'un débat d'une demi-heure sur le thème:

L'ACTUALITÉ et ses NON-DITS

 

Entrée: 15 euros, étudiants: 5 euros

Information: 01 45 44 49 43 – contact@danielsibony.com

site: www.danielsibony.com

 

Faire parler l’absence-Exposition Boltanski au Grand Palais

 

 

L’installation réalisée par C. Boltanski au Grand Palais sous le titre Personnes est impressionnante. On entre, et d’emblée on est devant un mur assez large et haut, tapissé de grosses boîtes de conserve, au métal oxydé avec des numéros, évoquant des urnes. Puis on contourne le mur (de l’autre côté, les mêmes boîtes ressemblent à des pierres) et l’on tombe sur une vraie « cité » formée de cases carrées, au nombre de 69, occupant presque toute la nef. Dans chaque carré, éclairé au néon, il ne reste que le sol recouvert de vêtements mis à plat; dans chaque carré, un appareil caché transmet le bruit d’un coeur qui bat. Plus au fond, on arrive en face d’une énorme pyramide de vêtements, eux aussi familiers, de tout genre et toute couleur. Elle a 10m de haut, 20m de diamètre, et pèse 70 tonnes, elle est surmontée d’une grue qui répète le même mouvement mécanique: fouiller – avec une pelle à double croc – dans le tas, comme dans un grand Corps, et en arracher des vêtements qu’elle soulève et laisse retomber dans le tas; et elle reprend le même geste, sans fin.

Bien sûr on pense à ceux dont il ne reste que les vêtements, d’abord mis à plat dans une sorte de vaste Camp, avec presque des rues – les baraques ont disparu, on n’a que les vêtements de ceux qui y vivaient. Qui sont ceux qui portaient ces vêtements que l’on retrouve dans ce grand tas? L’ambiguité admirable du titre, dit que c’étaient des personnes réelles, vivantes – l’oeuvre est là pour les rappeler, les évoquer, et même l’artiste fait pour elles un acte réparateur: leur rendre les vêtements qu’elles portaient avant qu’on les arrête dans leur vie et qu’on les déshabille. (Etrange envie des fonctionnaires de ce Meurtre: voir la nudité des corps et récupérer les vêtements.) Ils leur sont donc rendus; ils sont là, ils les attendent. Mais il n’y a personne, et c’est l’autre résonance de l’oeuvre: Personne; c’est ce qu’on entend dans le grondement.

L’oeuvre est toute vouée à faire parler cette absence, en quoi elle rejoint l’esprit des plus grandes oeuvres d’art qui, quoi qu’elles présentent, essaient de faire parler l’autre présence, l’absente, celle dont on ressent le manque sans pouvoir le nommer. Celle qui, au bord de la représentation ou dans sa faille, invoque l’irreprésentable. Mallarmé, parlant des fleurs, pointait déjà « l’absente de tout bouquet ». Mais ici il s’agit de corps, que l’on a absentés, et dont l’absence nous est palpable: fixez du regard une portion de la pyramide, et vous sentez d’emblée les corps absents, inconscients, qui semblent s’y entremêler, dans un grand tas de morts invisibles. On est même suffoqué en pensant aux vêtements – aux « corps » – qui sont plus en profondeur dans la pyramide, là, au fin fond, sous ce tas énorme; on se dit qu’ils étouffent sous le poids des autres.

Car ce qu’éprouvent ces corps absents rejaillit sur nous. Il y a eu de l’étouffement, on le sait, nous le ressentons. Et leur absence déjà fait parler ces vêtements, les fait vivre puisque le coeur de chaque petit groupe bat toujours, même après leur départ. Cette absence nous confronte à la nôtre, elle nous absente à nous-mêmes, un peu. (Où étions-nous, où étaient les nôtres, pendant que s’opérait cet énorme entassement? horizontal et vertical, spatial et temporel?)

Leur absence questionne nos modes de présence au monde, et par là-même elle est criante dans son silence. De fait, le bruit de ces coeurs qui battent a pour étrange résultante un bruit de trains, de convois incessants qui viennent nourrir, sans doute, cette concentration de corps disparus dont on n’a plus que les vêtements. (Je ne connais pas de génocide où l’on ait tant récupéré: les vêtements, les cheveux, l’or des dents… Les tueurs étaient de grands recycleurs.)

Ces trains donc arrivent dans des pays froids: l’artiste l’a signifié en demandant que le chauffage soit coupé. Cela ferait bizarre, que l’on regarde les absences gelées de ces personnes déshabillées, en étant nous-mêmes bien au chaud. Il faut se rappeler avec son corps.

Et aussi avec sa pensée, puisqu’en somme on arrive d’emblée face au mur, au pied du mur. Celui qui nous sépare de cette scène est un mur où la mémoire peut s’écrire, s’effacer, se rouiller, laisser des traces plus ou moins déchiffrables. Mais de l’autre côté, c’est le mur opaque de nos ignorances, de nos silences, de nos propres états d’absence. En tout cas de l’autre côté du mur, on a un champ de détresse qui pourtant a gardé les couleurs d’avant, les couleurs vives d’autrefois. Chaque vêtement a l’air tout à fait mettable, mais la personne n’étant plus là, il irradie l’abandon; et tous ces abandons, juxtaposés au sol ou amoncelés dans le tas, nous renvoient une sensation tenace de délaissement.

Toute une oeuvre chargée d’absence, c’est très fort. Car il faut la trouver quelque part, cette absence, pour la mettre dans l’oeuvre qu’on présente. Il faut apporter une présence singulière pour manifester cette absence qu’il reste ensuite à faire parler. Certains l’ont fait autrefois: filmer une pelouse déserte dans un Camp en Pologne pendant qu’un témoin dit que c’est là qu’ils étaient déshabillés, c’est aussi faire parler cette absence. On les voit donc tous ces corps qui arrivent, qu’on dénude, qu’on imagine revêtus de leur dignité. Et voilà que C. Boltanski, dans les formes les plus vives de l’art actuel, ramasse ces vêtements et prend soin de les disposer, de les ranger. Naguère il le faisait par piles, ici c’est par étalages ou entassements géant. Ces vêtements attendent le retour de ceux qui les portaient, le retour improbable des déportés. Ils reviennent donc sous cette forme et reviendront sous d’autres, remettre ces vêtements, qui les attendent à l’infini, là où leur présence, mêlée à leur absence, brûle ou plutôt s’ignifie.

Imaginons une exposition avec un seul vêtement, suspendu ou posé dans une vitrine. Pour qu’il attire du monde, il faut que ce soit rien de moins qu’un objet sacré, le Saint suaire par exemple, le vêtement qui reste d’un homme qui, paraît-il, a donné sa vie pour toutes les fautes des hommes.

Et si la cruelle ironie de l’histoire avait fait en sorte que toutes ces personnes, qui font peuple, se sont trouvées coincées à l’endroit et au moment où il leur a fallu payer pour les fautes de l’Europe et les manquements du monde? La question est lourde.

En fait de lourdeur, des ingénieurs ont soigneusement étayé le sous-sol de cette pyramide dont le poids  – réel ou mental – risquait de faire un trou dans le sol, comme cela pourrait en faire dans nos têtes.

En tout cas, tous ceux dont l’absence intérieure est parfois muette, ceux qui se sentent pris tout entiers dans ce qu’ils disent, qui refoulent en eux le manque et l’exil, qui ignorent la singularité de la présence, – tout le monde en somme, pourra profiter de cette oeuvre; elle les aidera aussi à faire parler leur absence, ou à l’entendre autrement.

 

Il est intéressant de voir comment l’artiste, parlant de son œuvre, tente de penser à autre chose qu’à ce qu’évoque notre « lecture ». Par exemple, il dit que cette « main de fer » de la grue « attrape les vêtements, les emmène au sommet de la nef puis les lâche » et que "c’est l’idée de la main de Dieu qui s’apparente au hasard, celle d’un jugement dernier sans leçon de morale". Or cela supposerait que les humains se présentent à ce "jugement" en forme de grand tas ; ce n’est pas souvent le cas: les hommes sont dispersés et rassemblés, seuls ou en groupe, aussi rarement entassés sauf dans les cas que nous évoquons. Quant à cette pince de la grue, elle exprime selon nous la répétition du geste, de la même gestion des corps: du reste, elle prend le même paquet dans le trou et le lance dans ce même trou, au sommet du tas. C’est le symbole de la mécanique meurtrière qui, justement, laisse peu de place au hasard. Il est vrai que dans les Camps il y avait parfois de bons hasards qui sauvaient la vie de quelqu’un. En fait, l'artiste, hanté par la mort collective, tente d’y trouver du hasard même quand c’est l’implacable qui domine. Il reconnaît que là, « il n’y a pas de logique humaine » ; c’est en effet une logique humaine et inhumaine, personnelle et abstraite ; elle tente de faire passer des passions ou des vindictes subjectives dans des principes universels d’épuration.

Boltanski parle de son effort pour mettre en évidence l’absence de sujet. Pourtant, n'y a-t-il pas ici un sujet destructeur et, chez les personnes qu'on déshabille, des restes variables mais tenaces de la fonction-sujet, à l'état ultime tant qu'il y a de la vie?

L’artiste parle aussi de son « enfance disparue », et du fait qu’au décès de ses parents, il s’est « intéressé à la mort collective ». On sait que son père a été caché par une femme corse qui devint sa mère et lui donna naissance en 44, pendant la guerre; donc sous le signe, même lointain, du grand Meurtre.

Il dit qu’il s’est « beaucoup intéressé aux fripes: "Quand vous chinez une veste aux puces, elle n’a plus d’histoire ». Disons qu'elle en a une mais on l'ignore, elle semble disparue; puis la veste « reprend vie », ou plutôt elle mélange sa vie passée à la nôtre, dans l’ouverture d’une autre histoire. L’histoire de ces vêtements de Personnes est entièrement polarisée par la disparition de ceux qui les ont portés. Et leur mort nous interpelle de façon vivante.

L’artiste collectionne les battements de cœur, qu’il compte exposer dans une île au Japon; mais ce qui l’intéresse c’est qu’à la disparition de ceux qu’il a enregistrés, "il n’y aura plus que des cœurs de défunts » et cette île sera "l’île des morts". Comment mieux dire qu'il cherche la persistance de la vie, d'un signe de vie après la mort? Il ajoute : « Je veux mettre ma vie en boîte et la conserver mais je sais que c’est impossible ». Ce qui se conserve en effet c'est la mémoire, et encore, si elle se transmet; car en boîte, malgré les noms et les chiffres, elle rouille; comme les boîtes qui tapissent le mur de Personnes.

 

A propos de Haïti – La catastrophe nous remet en question

 
    En écrivant sur la technique et ses dysfonctionnements, notamment les accidents[1], j’ai bien sûr envisagé ces énormes accidents du cosmos qu’on appelle catastrophes naturelles. Toute technique a ses brisures et ses accidents, y compris la technique infinie par laquelle la nature se maintient. Les accidents de la technique, qui ont toujours une cause humaine, on essaie de les prévenir. Les catastrophe naturelles, ce sont elles qui préviennent, si peu que ce soit. On ne se met pas d’emblée à 7, 8 sur l’échelle de Richter sans prévenir.

    Or ce qui m’a frappé et même secoué, avec le tremblement de terre d’Haïti, c’est qu’en me rappelant d’autres tremblements de terre, par exemple, celui d’Arménie d’il y a vingt ans, c’est que très peu de choses ont changé de notre rapport à l’événement; par définition, il nous vient du dehors, du support même de notre existence puisque c’est la terre – notre repère premier – qui craque et engloutit des corps ; et la surprise a été totale. Alors que l’idée de prévention, de prévision, a envahi nos discours médiatiques jusqu’à l’obsession. (Tout récemment en France, le principe de précaution pour un risque de grippe a absorbé des centaines de millions d’euros, « pour qu’on ne dise pas, au cas où elle serait arrivée, qu’on n’a pas fait le nécessaire »; juste pour que l’image du souverain soit irréprochable. Faut-il être susceptible du côté de l’image pour en venir là? Il serait temps que la prévention et la prévision deviennent non pas une matraque technique aux mains d’experts avides de pouvoir mais une chance de dialogue la réalité vécue et la pensée qui voit plus loin.

    Le tremblement de terre, lui, a beau être l’événement pur, l’effraction à l’état pur, la brisure des supports et des liens minimaux, il prévient, avant de déclencher ce total bouleversement de notre présence qui nous ramène à l’âge de pierre. La terre, donnée première, semble se remodeler ; et c’est plus tard qu’on pense qu’il faut soi-même envisager d’y remodeler notre présence. Le choc nous interpelle sur notre dialogue avec tout ce qu’on a bâti. Or ce dialogue a aussi un aspect technique : en l’occurrence: il y a des sismographes répandus un peu partout dans la région et aucun n’aurait donné l’alerte? Pourquoi, quand la terre prévient qu’elle s’apprête à une grande secousse, la prévision n’a pas pu se transmettre? à ce point? Quand un lieu paie trop cher une telle catastrophe (ouragan, raz-de-marée, séisme), ce qu’on paie c’est la négligence et l’imprévision. D’aucuns nomment cela « malédiction », c’est leur langage, c’est peut-être leur façon de condenser tout leurs maux dans celui-là pour à la fois le déplorer et l’éloigner. On lit souvent dans un grand malheur le reflet d’une précarité chronique, c’est humain de faire se correspondre des événements. Mais le mal de l’imprévision semble intrinsèque à l’homme: dès qu’il se sent bien il oublie le danger, il oublie que tout peut s’effondrer. Il a besoin de cet oubli pour vivre. Mais il y a tout un jeu dans les limites. En outre, ceux qui lui rappellent le danger sont souvent intempestifs et maladroits ; on prévient de travers, à contre-temps. Le mal de l’imprévision, si normal, est à combattre avec souplesse, intelligence, avec un certain sens du symbolique, et c’est ce qui manque.

    Dans l’accident technique, on trouve toujours une cause humaine de négligence ou de mépris. Dans le rapport à l’accident naturel aussi, la négligence se montre dans la façon de le gérer ; négligence, mépris, état d’absence qui nous fait oublier qu’on baigne dans une altérité, dans la terre, le ciel, les éléments, la nature, le social, les autres – proches ou lointains.

    Bien sûr, il y a solidarité. Les humains sont d’instinct prêts à être avec l’autre, à faire ensemble, pour affronter l’événement total. Mais ce n’est pas sans grincements (voir ceux qu’ont les Français avec les Américains). Chacun donne ce qu’il peut et veut donner ce qu’il a de mieux. Les Israéliens donnent ce qu’ils ont appris de leur longue empoignade avec le terrorisme; et cela les met en pointe. Les Etats Unis se révèlent là encore grand soutien et grand donateur sans qu’on puisse parler d’arrières pensées prédatrices. Le départ d’un groupe de militaires français de la base d’Istres, spécialisé dans le secours, fut émouvant par l’énorme écart entre leur sérieux, leur fermeté, leur préparation, et le chaos inqualifiable dans lequel ils arrivent.

    Le premier réflexe dans une telle détresse, c’est de chercher où sont les siens, où sont ses proches, car on découvre dans l’instant qu’ils sont une part essentielle de soi. C’est le témoignage ponctuel que j’ai eu à partager. C’est l’instant fatidique où une seule vie vaut pour toutes les autres.

    Et c’est dans l’acte de secourir que se pose encore l’exigence de lier le technique et l’humain. Organiser (les secours) c’est faire marcher des organes, mais de quel Corps? dans quel esprit? en lien avec quels autres organes? Les organes n’ont de valeur que branchés sur l’énergie humaine, imprévisible mais tenace, existante. Le plus dur c’est l’énergie inemployée qui ne voit pas où s’accrocher. On voit là-bas des gens qui ont tout perdu et qui sont perdus, qui crient comme des enfants « Ne nous laissez pas! ». C’est à la fois hallucinant et irréel. Il est beau de mettre les gros moyens pour dégager un corps qui crie sous les décombres ; mais ce qui déferle comme une vague énorme et glauque c’est la destruction des liens et des repères psychiques. D’où la nécessité d’un soutien symbolique averti – de présence, de don et de proximité…

    C’est lors de crises aiguës que se remanie et se vérifie la consistance d’une personne et de son entourage ; de même, c’est lors de catastrophes-limites que se remet à l’épreuve la consistance du collectif, sa reconstitution, sa solidarité concrète et de principe avec les autres collectifs proches et lointains.

    Et l’on se trouve avec la lourde présence de ce qui reste : les ruines et les morts dont beaucoup sont invisibles: les corps sont absents. J’ai appris la catastrophe quelques heures après avoir vu l’installation de Boltanski au Grand Palais sur le rappel des morts. Quand les corps manquent et qu’il faut gérer la douleur de la pensée. C’est une méditation sur les restes. Toute grande crise ou catastrophe nous confronte, devant le poids écrasant du manque, à l’idée de reste: débris, cadavres, résidus, souvenirs, morts absents… Avec cet énorme impératif: les restes vivants, le « Reste vivant! » Oui, reste en vie et fais-en quelque chose.

[1] . Voir Entre dire et faire. Penser la technique, Grasset, 1989.