Archives mensuelles : avril 2010

Léb du Mercredi 5 mai 2010

Lieu d'Étude Biblique

(LÉB)

de

Daniel Sibony

fonctionnera à nouveau cette année 2009-2010

à 20h

LES DERNIERS PROPHÈTES

Isaïe, Jérémie, Ezéqiél et les douze "petits prophètes"

25 novembre, lundi 14 décembre  2009 13 janvier, 15 février, 24 mars,

5 mai, et 9 juin 2010

Séance  du mercredi 5 mai 2010 à 20h

Les douze petits Prophètes

Hôtel de l'Industrie, 4 place Saint-Germain-des-Prés, Paris 6è

contact@danielsibony.com

01 45 44 49 43

P.S. Ceux qui aiment le spectacle vivant peuvent consulter : www.theatre.blog.lemonde.fr

Jour de Shoah

Aujourd'hui (11 avril), les âmes des millions de Juifs tués en Pologne, et qui flottent dans l'air (ne serait-ce que l'air de la pensée) puisque aucun vent de l'histoire n'a eu le souffle assez fort pour les disperser, ces âmes en peine doivent êtres alertées. D'abord, on parle d'elles, on se les remet en mémoire, on les nomme – pas tous les noms, il y en a trop; même en France, on ne nomme chaque année que ceux de certains convois, et leurs proches viennent tendre l'oreille pour entendre le nom de leur parent appelé par une voie juvénile. Pour les autres, ce sera dans un an ou deux ou plus. Bien sûr, ces âmes sont aussi alertées quand on chante pour elles, quand on s'émeut ou quand des gens de diverses tendances les brandissent pour vaincre la tendance adverse. C'est normal, des morts de cette envergure sont pris forcément dans la parole des vivants.

Elles sont aussi alertées quand des jeunes Juifs vont visiter les Camps et reviennent en larmes avec des cauchemars, comme je viens d'en voir quelques uns.

Mais aujourd'hui ces âmes en peine sont alertées par un autre phénomène, incroyable: la Pologne pleure. Son Président et l'entourage de celui-ci ont été tués, et en Russie, par un accident dû au brouillard épais. Brouillard qui a entravé leur atterrissage pour une escale sur leur chemin vers Katyn, où vingt mille officiers polonais ont été tués par les Russes de Staline.

Mais comme les âmes que j'évoque n'ont pas lu la presse et ne connaissent même pas Katyn puisqu'à l'époque, les corps qu'elles habitaient étaient coupés de l'actualité, elles ne voient qu'une chose: les Polonais en masse pleurent et s'agenouillent dans les églises. Certes, nous autres vivants, ou supposés tels, nous savons les sens de ces gestes. Mais mettez-vous à la place de ces âmes errantes, qu'est-ce qu'elles se disent, avec cette manie qu'ont les humains de tout ramener à eux (car ce sont des âmes humaines)? Elles vont se dire que le peule de ce pays où a eu lieu le plus grand massacre de Juifs de tous les temps, ce peuple est en peine, il regrette, il se repent pour la part qui est la sienne dans cette histoire.

Du coup, elles sont attendries, elles pleurent même, elles semblent dire: "Alors on se retrouve? nous voilà enfin du même bord, après tant d'années, presque deux générations? vous pleurant sur la terre et nous dans les cieux? comme devraient le faire deux peuples ennemis quelconques? au lieu de s'entre déchirer avant de se réconcilier, ils pourraient déjà très vite se rejoindre au point fictif – pourtant réel – où tout deux sont démunis, désarmés devant l'irréparable de l'humaine condition."

Et c'est ainsi que les hasards de l'histoire provoquent de gros malentendus, des effets d'équivoque, auxquels on pense mais qu'on n'ose pas expliciter.

La violence des quartiers chauds

    De toutes part des experts accourent avec en main le remède à cette violence: il faut de l'autorité. Mais on oublie de se demander pourquoi "ça manque d'autorité", et pourquoi lorsqu'il y en a, et qu'elle s'affirme comme telle, elle est inopérante – dans les cas critiques où elle serait utile.

    Or bien souvent, pour ces jeunes issus de l'immigration, les parents sont disqualifiés, et ce sont eux, les jeunes, qui voudraient les requalifier, leur donner l'aura qu'ils n'ont pas eue; en affirmant quelque chose comme la loi de l'autre que ces parents n'ont pas su défendre. Ces jeunes veulent redonner de l'aura sinon aux parents, à l'identité dont ils procèdent, qu'ils ressentent un peu cassée ou malmenée. On connaît en psychothérapie ce phénomène où l'enfant qui grandit sacrifie sa propre quête de vie pour "soigner" les parents, réparer leur échec, allant jusqu'à se rebeller contre leur résignation.

    Du coup, quand ces parents les poussent vers la réussite convenue, vers les images de la reconnaissance sociale, ces jeunes sont encore plus coincés et furieux, car avec quoi peuvent-ils acquérir ces titres de reconnaissance? avec quel stimulant peuvent-ils travailler? (Les filles semblent mieux réussir, mais scolairement, car pour le reste, beaucoup héritent du même coinçage, à l'état informulé.)

    Si l'on compare avec les immigrations précédentes, notamment celle des Juifs de Pologne ou du Maghreb, le stimulant y était clair: se faire accepter par la France; avoir la nationalité, être reconnu en prouvant sa valeur. Ici rien de tel: la nationalité est acquise, on peut même la brandir même pour exiger que les titres, les signes de réussite soient obtenus plus vite que ça. Quand à "la France", elle supplie qu'on ne fasse pas de vague et que, faute de la respecter, on en donne au moins des signes extérieurs, le minimum. Elle ne demande rien d'autre.

    Chez ces jeunes, on observe même un clivage entre le respect des parents, souvent marqué, et le fait que ceux-ci n'ont aucune autorité et ne peuvent pas en avoir.

    Que ces jeunes veuillent avoir "tout et tout de suite" n'est pas imputable aux médias qui étalent ces emblèmes du "succès". C'est qu'il n'y a pas le choix: il faut avoir ces titres, ces emblèmes, et on n'a pas l'énergie de les acquérir, on n'a pas la motivation. Donc il faut taper du poing.

    Pour ces jeunes, l'impasse de leurs parents est imputable à la France, qui les a humiliés, exploités. En outre, des idéologues en rajoutent, en proclamant que les immigrés sont venus "nettoyer notre merde". Or cela se retourne contre ces jeunes, car des parents supposés humiliés n'ont aucune autorité; on les respecte mais on veut les venger, plus vite que ça, en "niquant" la France. Tout ce que celle-ci a accordé était un dû; elle n'a rien "donné". C'est un des effets pervers du "droit à".

    Si j'en réfère à ma propre immigration – du Maroc à Paris, à 13 ans en 1955 – c'était assez différent, et j'en témoigne, sur un détail, dans mon roman, Marrakech, le départ par la voix du narrateur:

    Ce qui m'a marqué en arrivant, c'est qu'avec mon père, dont je suis l'interprète et pour qui il faut traduire chaque nuance, dès qu'on entre dans un bureau pour une démarche, l'homme nous lance: "Asseyez-vous, je vous prie". Je n'avais jamais entendu ça. Après, je comprends que c'est formel, qu'on nous offre un siège mais que "le problème" va rester entier. Pourtant, je vois que notre "dossier" avance tout seul, sans qu'on ait à être gentils. "Vous avez droit à…", dit l'homme au bureau. J'écoute à peine la suite tant je suis heureux. On a des droits! Qu'avons-nous fait pour ça? Juste être là? C'est incroyable. J'ai l'idée que ces Français se font avoir, que ce sont de gros naïfs: nous donner tout ça en échange de rien? Juste parce que c'est la loi? J'ai le souvenir de m'être dit: Chut! Il ne faut pas en parler, ils vont s'apercevoir qu'ils sont floués; ou alors, le monde entier va venir ici. Quelle loi étrange; moi, je ne connaissais que celle des interdits. J'étais sidéré de voir l'agent des Allocations familiales passer chaque mois et déposer trois fois le salaire paternel. Les premières fois, on essayait de le retenir pour qu'il mange, qu'il boive, qu'il prenne au moins des gâteaux faits par ma mère. Mais il rougissait: "Ce n'est pas nécessaire, vous savez…" Lui aussi se faisait avoir…

    Ensuite, j'ai mis douze ans pour obtenir la nationalité. J'étais déjà bien intégré.

    Revenons aux jeunes de ces quartiers chauds qui suscitent tant la méfiance. Souvent, ils se font infiltrer par des logiques délinquantes (deal et drogue, notamment), et c'est normal, car ces logiques offrent des voies très directes pour "réussir". L'important est de couvrir "l'échec" des parents, ou de masquer leur clivage entre une modernité qu'ils envient et une tradition qu'ils redoutent de "trahir".

 

    Par ailleurs la méfiance envers ces jeunes se double de celle qu'il y a envers l'islam, car faute d'une lecture plus autorisée que les autres, le public s'informe et peut tiquer sur certaines choses qu'il n'a, justement, aucune possibilité de discuter. (La promotion tapageuse du dialogue va de pair avec son absence.) Or prétendre intégrer l'autre qu'on a peur de connaître dans son histoire, ses origines et ses problèmes, relève de l'imposture; surtout quand sa tradition d'origine fustige la culture qui l'accueille.

    Cette situation, la France y a sa part, car plutôt que de faire vraiment connaissance avec l'autre elle a fui dans une culpabilité soumise. Au point que le problème est aujourd'hui déjà faussé: parler de l'origine de ces jeunes, c'est avoir l'air de les y ramener; ce serait donc les discriminer si l'on questionnait plus avant, eux qui, tout en méprisant la loi, insistent qu'ils sont français. C'est là l'effet pervers de la naturalisation automatique. Des idéologues s'emploient à montrer que tout cela est un problème français, celui d'une frange de la population française qu'on n'a pas assez soutenue, qu'il faut soutenir; bref, un problème socio-économique mal géré, etc. On a ainsi un gros clivage dans le discours: sur tous les grands problèmes, chacun s'accorde sur l'importance de l'origine, mais dès qu'elle fait problème, comme ici, il ne faut pas en parler, pas même la nommer, ce serait discriminatoire.

 

La violence et l’autorité

    En tant que psychanalyste ayant écrit sur la violence et sur d'autres malaises sociaux[1], je m'inscris en faux contre des propos complaisants sur la violence à l'école. Tels ceux d'un pédiatre [2], qui nous décrit (et diffuse comme modèle) sa situation d'enfant autrefois, vivant dans une "précarité extrême" mais "respectant les enseignants", comprenant que tout n'est pas dû, qu'on doit gagner ses "galons", faire ses "preuves"; et l'on progresse ainsi sous la "protection" des maîtres et "l'amour compensatoire" que donnent les parents, jusqu'à maîtriser ses passions violentes et finir par "les refouler", par "se socialiser" et "cesser de se croire le centre du monde".

    L'ennui c'est qu'à mettre un tel exemple au centre du monde éducatif actuel, on rate complètement les problèmes qui s'y posent. Car ce que ne dit pas Naouri de son enfance et des siens, c'est qu'il faisait partie d'une immigration particulièrement motivée, où l'enfant disposait d'une transmission symbolique forte, où l'autorité parentale et le respect du savoir et de l'enseignant vont de soi. Son cas n'a rien à voir avec celui des jeunes de banlieue "issus de l'immigration" maghrébine qui ont du mal à prendre appui sur l'autorité des adultes car justement ils ont hérité d'une image parentale – et surtout paternelle – défaite, avec des problèmes symboliques qu'on a eu beau contourner, ils sont là. On aura beau dire à leurs parents de faire acte d'autorité, les menacer du retrait des allocations, ils ne peuvent que crier plus fort leur impuissance. L'image d'eux-mêmes qui s'est transmise est celle d'une autorité peu fiable, marquée par l'échec, la rancoeur, l'humiliation, l'amertume, et souvent le double discours qui à la fois valorise la modernité et la méprise au nom de la tradition, avec en arrière-plan des fondamentaux religieux qui font problème à l'Occident, mais qui parfois sont les seuls à fournir un cadre de discipline efficace.

    Le résultat donc, est que ces jeunes ont comme pris le relais de l'autorité parentale défaillante, ils veulent la prendre à leur compte pour l'affirmer haut et fort: ce sont eux les vrais adultes, eux qui savent comment ça marche. Et ce coup de force ne peut se faire que dans la violence, le passage à l'acte immédiat en cas d'altercation. Ces jeunes ont reçu en héritage un symptôme des parents, ingérable par eux autrement que par le coup de force, la relation brutale, duelle, où chacun d'eux est à la fois partenaire et détenteur de la loi, une loi au moins aussi valable que celle qu'on lui oppose. Ces grands enfants, toujours d'après les clichés, on "leur laisse croire que tout leur est dû"; c'est faux, ils le croient déjà, c'est un effet de leur posture narcissique pour compenser la défaite parentale.

    Bref, l'appel à l'autorité semble s'adresser à la galerie pour avoir des applaudissements plutôt qu'aux adultes sur le terrain qui voient leur autorité bafouée ou confisquée par certains jeunes. Ce n'est pas la première fois que l'on dénonce la séduction (envers les jeunes) pour mieux séduire le public non-concerné.

    Quant à dire que la précarité matérielle est négligeable en cette affaire, c'est inexact. Bien sûr, elle n'est pas déterminante mais elle compte quand elle s'ajoute au décor sombre où les parents ne peuvent avoir d'autorité; car pour en avoir, il faut être un peu plus auteur-acteur de la loi qu'on transmet.

    Cela dit, derrière ce symptôme parental qui écrase ces enfants et les oblige à se raidir jusqu'à être explosifs, n'y a-t-il pas aussi le symptôme d'un pouvoir politique qui prétendit intégrer ces familles par des mesures purement formelles? Mais on ne peut pas intégrer l'autre quand on a peur de le connaître, avec son histoire et ses problèmes. Il faut vraiment faire connaissance pour passer avec lui un contrat d'honneur qui ne mette pas "la France" dans une posture de mère coupable et maladroite, honteuse et incapable de "réparer". Et si cette connaissance reste toujours contournée – et avec quelles contorsions… -, on risque d'avoir surtout à gérer les conséquences, la violence des banlieues chaudes, comme un état de fait; au coup par coup, si l'on peut dire.

    En réalité, à la place du "faire connaissance", on leur a accordé une reconnaissance formelle et préalable. De sorte que ces jeunes n'ont pas la motivation qu'avaient les jeunes des immigrations antérieures, celles d'il y a 50 ans: nous cherchions à nous faire reconnaître par la France, à démentir le mépris (colonial ou autre) qu'elle avait pour nous, les étrangers. Nous trouvions là une énergie incroyable, une vraie motivation; et après des années on était naturalisés. (Dans mon cas, après douze ans.) Mais ces jeunes, déjà reconnus par la France, qui ensuite s'est enfuie, un peu confuse, me font dire qu'en un sens, pour certains, on leur a enlevé la motivation et on veut qu'ils soient motivés. Et qu'ils le soient… d'autorité. C'est faire jouer le mauvais rôle à l'autorité; la ramener au rôle du gendarme. Or on ne parle pas de l'"autorité" d'un gendarme.

 

    Certains, pour se masquer le problème, sont prêts à voir l'origine de ce malaise dans le slogan de Mai 68: "Il est interdit d'interdire". Ce faisant, ils doublent leur ignorance du réel par un réel manque d'humour; car cet "interdit" n'a pas été "suivi", il n'a jamais fonctionné; sans doute parce qu'il se contredit.

 


[1] . Voir au Seuil: Violence, Evénements I, II, et III – Psychopathologie du quotidien; ainsi que Perversions – Dialogues sur des "folies" actuelles.

[2] . A. Naouri dans Le Figaro du 12 mars 2010.

Bonheurs

Tout le monde croit au bonheur, c'est-à-dire aime l'idée d'être heureux, puisque croire ce n'est qu'une façon simple d'aimer, de faire confiance, de prendre appui sur l'objet de sa croyance. La manie de la projeter dans le futur, aux lendemains proches ou lointains, est une façon de se consoler, d'espérer, de dire que pour l'instant ce n'est pas la joie mais qu'on n'a pas renoncé, qu'on y tient. Même quand on dit que le but de la vie c'est la vie, avec le bonheur en passant, on le veut, ce bonheur.

En écrivant sur le rire, je me suis demandé ce qui, le plus souvent, donne du bonheur. Et ce constat massif s'impose: ce qui rend heureux, c'est la reconnaissance des autres, l'expression de leur amour, leur agrément, leur admiration. Mais il arrive qu'au-delà des autres, ou en marge, cette reconnaissance vienne du fait que ce qu'on a visé, projeté, désiré, se produit. On est heureux du fait que ça marche, que ça répond. Le ça en question pouvant être les autres qu'on a appelés, le plan qu'on a dressé, le coup de dés qu'on a relancé, la recherche que l'on mène. Ici, la reconnaissance, c'est que la réalité répond, donc vous reconnaît. Et elle peut aller loin, la réalité, jusqu'au réel, au hasard, au destin, au divin.

Dans la recherche mathématique qui fut mon premier métier, le bonheur venait du fait que tous les petits signaux lancés dans ce chaos de lettres et de raisonnements – rencontraient l'Autre, trouvaient du répondant, non sans surprise, dans l'être pris à la lettre; il répond alors de façon féconde, ça fait un événement heureux; c'est le bonheur, alors même qu'on est seul mais avec quelque chose qui vous excite, qui vous travaille. Comme toujours lorsqu'on crée. De même, dans le travail de l'analyste que je suis, le bonheur vient quand, à partir de ce qui s'est dit et entendu, surgit l'événement d'une issue; toute cette masse de données se cristallise en un point brillant où ça répond, ça reconnaît ce qui s'est passé et ça vous sort de l'impasse, ou du tournage en rond. Tout cela ressemble à une blague magnifique, dont on est les acteurs réels; parfois, ça fait éclater de rire. Là encore, reconnaissance, par des forces inconnues qui se pointent au bon moment, à la bonne heure.

De même, une mère exulte devant les signes de reconnaissance que son tout petit lui envoie. Des signes où il la reconnaît, au-delà de ce qu'elle fait pour lui.

Quand deux personnes – ou deux entités – se rencontrent, c'est qu'au moins une veut faire son petit bonheur grâce à l'autre, au moyen d'elle, ou avec elle. Là, les signes de reconnaissance donnent du bonheur s'ils sont libres, vraiment libres.

Et même le bonheur simple de rentrer après une absence et de retrouver les siens: on est reconnu comme faisant partie de leur monde, de façon essentielle. Eclats de voix, éclats de rire.

Tous ces bonheurs – où l'on est reconnu par l'Autre, par l'être, par les autres, par la réalité – on pourrait dire qu'ils sont communs, non pas au sens banal, mais au sens de ce qui fait cause commune: c'est ce qui nous fait communiquer, et nous pose comme partie prenant de la Commune planétaire. Petit signe au passage à la Commune de Paris, qui en mars-avril (1871) battait son plein avec bonheur. Pour nous autres, c'est la (cause) Commune du Monde, qu'on appelle quête du bonheur. Il peut être "révolutionnaire", s'il renverse des routines épuisantes, mais il est tout à fait trouvable, au présent et au futur, lorsqu'on s'y met à fond et qu'on engage ce qu'on a en soi de plus précieux. Au fait, même dans la petite révolution de mai 68, on était là à se reconnaître mutuellement comment présents, en proie à la présence; bonheur d'occuper les lieux, où d'ordinaire on est si occupé…

Le problème commence quand on veut installer ce bonheur, lui donner une structure et un cadre définitifs, pour qu'il puisse se reproduire à l'identique (ce qui est contraire à sa nature). Alors se mobilisent des spécialistes de l'événement, de l'événement heureux, qui ont le mode d'emploi pour le produire à volonté, dans l'avenir, forcément. On dirait qu'au vu de tous, ils préparent une blague superbe, un grand éclat de rire: l'irruption du bonheur, de ce qu'il doit être; mais ça ne fait pas rire, et quand ça marche, c'est plutôt une mauvaise blague ou un cauchemar.

La désillusion qui s'ensuit mène certains à se contenter d'un petit bonheur: être reconnu par un petit groupe (parfois un peu plus grand) de gens à qui, en retour, ils donnent de la reconnaissance, etc. Peut-être le font-ils seulement en attendant? Le piège est de reconduire l'attente, de projeter le "vrai" bonheur dans le futur plus lointain. Peut-être qu'on le remet au lendemain par peur de la désillusion? Les religions ont inventé le Paradis: piton solide pour une croyance un peu fragile. Alors "les lendemains qui chantent", c'est juste avant le Paradis, juste avant l'au-delà.

Certes, il y a de quoi s'occuper… en attendant: combattre l'injustice galopante; résister aux abus arrogants, au glissement subreptice vers un Etat gentiment policier; dénoncer le fanatisme, l'ignorance, le pourrissement du paysage. Dans ces travaux préparatoires, beaucoup trouvent du bonheur à se distinguer: à être reconnus par les autres comme très actifs, donnant des "infos essentielles", des repères incontournables…

Mais à voir le bonheur qui saisit telle équipe du fait qu'elle marque des points, qu'elle a donc été reconnue par le jeu en question (incluant rugby et foot), ou lorsqu'elle gagne aux élections les places qu'elle briguait, étant donc reconnue par assez de monde, on devine la joie infinie des équipes "révolutionnaires" lorsqu'elles prennent tout le Pouvoir, elles se sentent reconnues par rien de moins que l'Histoire. Alors, elles s'empressent de l'arrêter le plus longtemps possible. Mais l'histoire repart.

La violence et l’autorité

 

En tant que psychanalyste ayant écrit sur la violence et sur d'autres malaises sociaux[1], je m'inscris en faux contre des propos complaisants sur la violence à l'école. Tels ceux d'un pédiatres[2], qui nous décrit (et diffuse comme modèle) sa situation d'enfant autrefois, vivant dans une "précarité extrême" mais "respectant les enseignants", comprenant que tout n'est pas dû, qu'on doit gagner ses "galons", faire ses "preuves"; et l'on progresse ainsi sous la "protection" des maîtres et "l'amour compensatoire" que donnent les parents, jusqu'à maîtriser ses passions violentes et finir par "les refouler", par "se socialiser" et "cesser de se croire le centre du monde".

L'ennui c'est qu'à mettre un tel exemple au centre du monde éducatif actuel, on rate complètement les problèmes qui s'y posent. Car ce que ne dit pas Naouri de son enfance et des siens, c'est qu'il faisait partie d'une immigration particulièrement motivée, où l'enfant disposait d'une transmission symbolique forte, où l'autorité parentale et le respect du savoir et de l'enseignant vont de soi. Son cas n'a rien à voir avec celui des jeunes de banlieue "issus de l'immigration" maghrébine qui ont du mal à prendre appui sur l'autorité des adultes car justement ils ont hérité d'une image parentale – et surtout paternelle – défaite, avec des problèmes symboliques qu'on a eu beau contourner, ils sont là. On aura beau dire à leurs parents de faire acte d'autorité, les menacer du retrait des allocations, ils ne peuvent que crier plus fort leur impuissance. L'image d'eux-mêmes qui s'est transmise est celle d'une autorité peu fiable, marquée par l'échec, la rancoeur, l'humiliation, l'amertume, et souvent le double discours qui à la fois valorise la modernité et la méprise au nom de la tradition, avec en arrière-plan des fondamentaux religieux qui font problème à l'Occident, mais qui parfois sont les seuls à fournir un cadre de discipline efficace.

Le résultat donc, est que ces jeunes ont comme pris le relais de l'autorité parentale défaillante, ils veulent la prendre à leur compte pour l'affirmer haut et fort: ce sont eux les vrais adultes, eux qui savent comment ça marche. Et ce coup de force ne peut se faire que dans la violence, le passage à l'acte immédiat en cas d'altercation. Ces jeunes ont reçu en héritage un symptôme des parents, ingérable par eux autrement que par le coup de force, la relation brutale, duelle, où chacun d'eux est à la fois partenaire et détenteur de la loi, une loi au moins aussi valable que celle qu'on lui oppose. Ces grands enfants, toujours d'après les clichés, on "leur laisse croire que tout leur est dû"; c'est faux, ils le croient déjà, c'est un effet de leur posture narcissique pour compenser la défaite parentale.

Bref, l'appel à l'autorité semble s'adresser à la galerie pour avoir des applaudissements plutôt qu'aux adultes sur le terrain qui voient leur autorité bafouée ou confisquée par certains jeunes. Ce n'est pas la première fois que l'on dénonce la séduction (envers les jeunes) pour mieux séduire le public non-concerné.

Quant à dire que la précarité matérielle est négligeable en cette affaire, c'est inexact. Bien sûr, elle n'est pas déterminante mais elle compte quand elle s'ajoute au décor sombre où les parents ne peuvent avoir d'autorité; car pour en avoir, il faut être un peu plus auteur-acteur de la loi qu'on transmet.

Cela dit, derrière ce symptôme parental qui écrase ces enfants et les oblige à se raidir jusqu'à être explosifs, n'y a-t-il pas aussi le symptôme d'un pouvoir politique qui prétendit intégrer ces familles par des mesures purement formelles? Mais on ne peut pas intégrer l'autre quand on a peur de le connaître, avec son histoire et ses problèmes. Il faut vraiment faire connaissance pour passer avec lui un contrat d'honneur qui ne mette pas "la France" dans une posture de mère coupable et maladroite, honteuse et incapable de "réparer". Et si cette connaissance reste toujours contournée – et avec quelles contorsions… -, on risque d'avoir surtout à gérer les conséquences, la violence des banlieues chaudes, comme un état de fait; au coup par coup, si l'on peut dire.

En réalité, à la place du "faire connaissance", on leur a accordé une reconnaissance formelle et préalable. De sorte que ces jeunes n'ont pas la motivation qu'avaient les jeunes des immigrations antérieures, celles d'il y a 50 ans: nous cherchions à nous faire reconnaître par la France, à démentir le mépris (colonial ou autre) qu'elle avait pour nous, les étrangers. Nous trouvions là une énergie incroyable, une vraie motivation; et après des années on était naturalisés. (Dans mon cas, après douze ans.) Mais ces jeunes, déjà reconnus par la France, qui ensuite s'est enfuie, un peu confuse, me font dire qu'en un sens, pour certains, on leur a enlevé la motivation et on veut qu'ils soient motivés. Et qu'ils le soient… d'autorité. C'est faire jouer le mauvais rôle à l'autorité; la ramener au rôle du gendarme. Or on ne parle pas de l'"autorité" d'un gendarme.

 

Certains, pour se masquer le problème, sont prêts à voir l'origine de ce malaise dans le slogan de Mai 68: "Il est interdit d'interdire". Ce faisant, ils doublent leur ignorance du réel par un réel manque d'humour; car cet "interdit" n'a pas été "suivi", il n'a jamais fonctionné; sans doute parce qu'il se contredit.

 


[1] . Voir au Seuil: Violence, Evénements I, II, et III – Psychopathologie du quotidien; ainsi que Perversions – Dialogues sur des "folies" actuelles.

[2] . A. Naouri dans Le Figaro du 12 mars 2010.