Archives mensuelles : février 2011

Stéphane Hessel: habileté contre inhibition

         J'ai entendu à France-Culture (le 12/2/11), Stéphane Hessel se jouer très gentiment de ses deux interlocuteurs, A. Finkielkraut et F. Zimeray. Il a échappé à toutes leurs critiques et lorsqu'il leur en concédait une, c'était pour les ramener à lui, les inclure dans sa position, sur le mode: oui c'est vrai, il n'y a pas que Gaza, mais l'éditeur me demandait un exemple clair de lutte possible pour les droits de l'homme, bien sûr, je les défends partout où ils sont attaqués, je suis avec vous sur ce terrain, etc. De sorte que l'émission ne réfute ni les énoncés de Hessel ni son énonciation.

         En fait, il avait devant lui deux personnes qui inhibaient leur indignation, sans doute pour jouer le jeu médiatique; ou par un effet de miroir: "Indignez-vous!Non!" Il les a donc mis dans son sac, sans même répondre sur le mensonge des "trois millions de Palestiniens expulsés par Israël en 48". C'est que ses deux interlocuteurs étaient d'abord dans une critique de l'indignation. Or l'indignation existe, c'est un moment essentiel des conduites humaines. Mais il y a un temps pour tout: un temps pour s'indigner et un temps pour réfléchir. Et ce que Hessel cherche, dans sa posture juvénile, c'est de faire que l'indignation absorbe le raisonnement. Ce fut le cas.

         La critique de l'indignation, forcément partielle car tout le monde sait qu'il y a souvent à s'indigner, Hessel l'écarte d'un revers de main réaliste et calme: s'il y a de quoi s'indigner, pourquoi s'en empêcher? Et il met ses interlocuteurs dans le camp des politiciens qui se demandent si c'est le moment, si c'est opportun, si cela ne va pas induire des gens en erreur, etc. Bref, il les enfonce dans leur fantasme de forger l'opinion, de la corriger, de l'orienter dans le bon sens. Et il garde pour lui la position claire et franche de s'indigner quand il y a lieu et que c'est utile.

         Si Finkielkraut, qui s'indigne presque toujours sur ses thèmes favoris, avait accepté l'idée de l'indignation et sa réalité, il aurait pu opposer les quantités d'indignations qui ont eu lieu dans ce pays depuis 1945 – avec manifs, violences, changements de régime, de mode de vie; jusqu'aux récentes indignations sur les Retraites qui ont rassemblé deux millions d'hommes – juste pour dire leur colère, puisque les calculs étant faits, la réforme devait passer. Que fait donc M. Hessel et qu'a-t-il fait des ces grandes indignations qui ont lieu ici même? (Et comment lui-même s'est-il indigné depuis 1948, depuis qu'il a "rédigé" la Déclaration des Droits de l'homme?)

         Alors on aurait vu que s'indigner uniquement contre Israël, c'est surfer sur la vague la plus facile: la vague de soutien aux Palestiniens, qui en Europe déferle régulièrement sans mouiller personne. Leur Cause est tellement soutenue, sans aboutir, que certains vont commencer à se demander ce qu'elle a d'"insoutenable". Peut-être qu'elle contient en elle-même des choses non-dites et peu soutenables dans le réel? Peut-être aussi l'a-t-on greffée sur une culpabilité européenne qui, elle aussi, doit rester tue? Des esprits plus curieux vont peut-être "s'interroger": si cette Cause n'avance pas malgré tous ces soutiens, peut-être y a-t-il en elle quelque chose de cassé? La cassure entre Gaza et Cisjordanie n'étant qu'un symptôme externe? Quelque chose qui ne tient pas (et pas seulement au fait qu'il n'y a jamais eu d'Etat palestinien dans l'Histoire) et qui écume l'indignation où qu'elle se trouve dans le monde pour la pointer sur l'Etat juif, qu'on suppose expert en posture victimaire. Jusqu'au moment, peut-être où cette démarche apparaîtra dans sa vaine complaisance?

         Bref, Hessel ne dénonce qu'Israël parce que c'est le plus facile mais aussi le plus vain; c'est sans doute aussi pour cela que c'est son exemple favori.

         Là-dessus, il n'y a pas eu débat, là-dessus car tous les trois étaient d'accord qu'il faut dénoncer-Israël-mais-pas-seulement.

          Quant à Israël, j'ai dit ailleurs, à la suite d'un voyage là-bas que les dirigeants israéliens, de droite ou de gauche, semblent vouloir la paix pour des raisons qui sont les leurs: pour pouvoir construire un Etat d'"excellence", un Etat fort et prospère, où le business, l'innovation, la techno, la formation, l'immobilier, le tourisme, l'éventail de toutes les consommations, se libèrent, se déchaînent et produisent une extase narcissique, un immense contentement de soi et de sa supériorité. De sa "distinction" historique, peut-être? Mais si le peuple juif s'est distingué, ou s'est trouvé distingué au fil des siècles par sa façon de distinguer l'être-parlant, au fil des lettres dont il a hérité, ne serait-ce pas pour des visions plus lointaines?

 

 

 

 

 

 

Maturité des foules arabes?

02/02/2011

         Cela faisait si longtemps que ce n'était pas arrivé- que la rue chasse le tyran. C'en était devenu un mythe, mais quand il se réalise, même un instant, cela relance la confiance dans l'humaine condition: les gens peuvent supporter l'indignité, et un beau jour ça éclate, parce qu'un jeune homme leur met sous le nez l'évidence: il se donne la mort pour dire que ce n'est pas une vie; geste rare dans ces cultures où la joie de vivre est un repère.

         Donc, bravo au petit peuple tunisien et aux peuples qui l'imitent et qui ne s'en laissent pas conter. Espérons qu'ils feront autre chose que changer de Maître. On se souvient du philosophe Michel Foucault, si enthousiaste quand l'Iran fit fuir son Shah, qu'il exalta non sans lyrisme la beauté du "tous contre un". Et ce fut encore un, qui les captura "tous" sous l'emblème fanatique. Seront-ils cette fois contraints à une certaine pluralité, qui inclut toutes les tendances? (Et pourquoi pas les islamistes si leur tendance existe? N'est-ce pas en les refoulant qu'on les reçoit en pleine figure à chaque "tournant"?)

         L'événement qui a eu lieu en Tunisie et qui se répète en Egypte – bien que dans un espace où la pression intégriste est très forte -, constitue une première dans l'histoire: des foules arabes manifestent d'une façon très puissante en dehors des questions d'identité (qui là-bas se ramènent à la religion). Elles luttent pour leur dignité, leur liberté, pour avoir de quoi vivre. Même si des slogans contre Israël apparaissent ça et là, ce n'est pas eux qui définissent l'événement. Celui-ci ouvre la brèche par laquelle ces peuples arobo-islamiques peuvent rentrer dans l'histoire, par des voies bien à eux mais qui croisent celles qu'à connues l'Occident sur ce point crucial: renverser les tyrans.

         Même si ces soulèvements sont un jour récupérés par les religieux, un peu comme une bille qui roule sur une surface pleine de reliefs, avec beaucoup de choix possibles, et qui faute de trouver un point d'équilibre ,rejoint son ornière initiale, en l'occurrence la soumission au destin et aux prêcheurs d'Allah; même si cela arrive, on aura vu que ce n'est pas automatique, qu'il existe un temps (même bref) où seule s'affirme l'envie de vivre et d'exister dignement. Ce fait-là, s'il s'inscrit, rendrait possible un autre événement où beaucoup peuvent s'affirmer comme sujets individuels, au niveau de l'acte et delà pensée, sans référence à la Oumma. On sait qu'il est dur d'exister comme sujet dans ces pays où l'emprise du collectif ne laisse pas beaucoup de jeu. Et voici que la foule elle-même devient sujet d'un fragment de son histoire qui peut se révéler marquant.

         Cet événement éclaire aussi certaines manières européennes de voir ces peuples. La France, pour Ben Ali, a été jusqu'au bout calculatrice , et en même temps on a des refrains "coupables" du genre: "Nous n'avons pas soutenu ce peuple, nous avons cru que ce n'était pas un dictateur, alors nous n'avons rien à dire, nous sommes à l'écoute de ces peuples, c'est à eux de nous dire ce qu'ils veulent de nous…". On voit aussi des diplomates français tenter de réimposer des références identitaires, et nous parler de Proche-Orient et de Gaza, et de la relation "si difficile" à Israël …, quand ces peuples pensent d'abord, pour une fois, à leur  vie, à leurs sociétés pourries qui rendent cette vie très difficile. Ces événements affaiblissent l'idée de définir le monde arabe par ses postures identitaires contre Israël et l'Occident. Que ces postures soient là, c'est clair dès l'origine, mais est-ce qu'elles définissent l'ensemble? et pour toujours? Ce n'est pas sûr.

         Ces foules arabes  n'ont pas bougé lorsque  Ben Laden et d'autres intégristes ont tenté de les ameuter; faisant preuve de lucidité; et ici de maturité. Elles peuvent voir autre chose que ce Conflit; et par delà les dimensions imaginaires de l'identité, elles peuvent dire le désir de vivre au rythme du monde. (Après tout, pourquoi l'ombilic de la dignité du monde arabe serait-elle ombiliquées dans ce petit bout de terre, d'environ vingt-mille km², attribué à l'Etat juif?) Il y a certes l'identité collective, mais il y a aussi la manière de la mettre en acte et de la vivre au quotidien. Et cet aspect peut compter plus, ces temps-ci. Bien sûr, il faut une identité minimale pour vivre, mais quand elle est déjà maximale, comme là-bas, elle peut être entamée par l'envie d'exister.

         Et si ce n'est pas le cas, si l'intégrisme ramasse la mise, c'est que l'Histoire joue la Folle ; raison de plus pour ne pas s'affoler.

    

 

 

Un patriarche juvénile

2 février 2011

 Le succès de Stéphane Hessel, de son "livre", est un symptôme intéressant. "Un million d'exemplaires vendus! Ce n'est plus un succès c'est un phénomène de société!", me dit un ami. Je me jette sur le "livre", il a treize pages écrites. Il rappelle le programme de la Résistance pendant la Seconde guerre, et constate qu'aujourd'hui ces belles idées sont trahies. Il nous dit qu'il faut s'indigner, que c'était ça, que le ressort de la Résistance. Lui-même sent que ce n'est pas évident car, il précise: pour voir les "choses insupportables" de ce monde, "il faut bien regarder, chercher". "Cherchez un peu, vous allez trouver", lance-t-il aux "jeunes". Ils doivent "chercher" de quoi s'indigner. Curieux, l'indignation, en principe, vous fait exploser, et même cesser de penser pour mieux jouir de votre colère. Voyez le peuple tunisien, ses jeunes n'ont pas eu besoin de "chercher", ils se sont indignés et ils y sont allés: un jeune marchand de légumes s'est suicidé, façon de dire en acte que "ce n'est pas une vie", et les yeux de tout un peuple se sont ouverts sur le possible.
 Or le sujet d'indignation que propose S. Hessel c'est la Palestine.. Ça l'indigne, au point de lui faire dire des choses très inexactes: "Gaza, c'est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens". Ceux qui y vont de temps à autre sont un peu surpris. Le Hamas "n'a pas pu éviter que des roquettes soient envoyées sur les villes israéliennes". Ceux qui croient que c'est le Hamas qui contrôle la Bande et orchestre leur envoi, sont aussi surpris. En 1948, "plus de trois millions de Palestiniens [sont] chassés de leur terre par Israël". Ceux qui pensent qu'ils étaient huit cent mille (à peu près le même nombre que celui des Juifs qui ont dû quitter le Monde arabe en y laissant tous leurs biens) s'étonnent. Certes ils sont devenus trois millions avec le temps; mais deux millions deux cent mille n'ont pas pu être chassés puisqu'ils n'étaient pas nés en 48.
 Que Hessel n'aime pas Israël, qu'Israël soit son grand sujet d'indignation, c'est son droit. Il l'enrobe d'un rappel sur la Résistance et les mérites de la non-violence (ce qui est contradictoire: le seul mérite de la Résistance c'est d'avoir été violente).Est-ce cela qui produit un tel succès? La tendance qui veut lier la résistance aux nazis et la résistance à Israël, décrit comme Etat nazi, serait-elle si forte? Ou veut-on la renforcer car elle ne tient pas vraiment? En tout cas elle n'a pas encore produit une indignation déferlante. A moins que les lecteurs du "livre" ne soient pas sur ses positions, et soient mus ou émus par autre chose? Mais quoi?
 Au départ, ils sont intrigués, fascinés par cet homme très vieux qui parle de façon claire et jeune. Cela qui suffit à ébranler – violemment – l'image des pères ou des grands-pères qui vieillissent en perdant la tête, ou qui sont un peu confus. On a là un jeune patriarche de 93 ans qui distille la sagesse. Peu importe que certains grattent dans son histoire et révèlent que ce n'était pas un déporté comme les autres, qu'il n'a pas pris part à la rédaction des droits de l'homme mais qu'il était là comme secrétaire; peu importe que beaucoup se demandent ce qu'il a fait, ou s'il s'est indigné de 48 à 2010. Un phénomène massif cueille des signifiants, comme pour faire un bouquet, des signifiants qui n'ont pas à être vrais mais qui sont là, disponibles, et qui parlent à l'affect: un jeune papy "hyper-lucide" vous lance le message: réveillez-vous! à l'heure où les grands-pères s'endorment.
 Certes, il s'approprie nos réveils par un effet suggestif. Indignez-vous! Or beaucoup se sont déjà indignés (les jeunes sur leur sort, d'autres sur les retraites et la sécu, d'autres  sur le Proche-Orient), mais lui qui le dit s'approprie ces affects, et les oriente vers leur vraie cible: Israel. Beaucoup d'acheteurs sont déçus: ah bon? Ce qu'il y a de plus indigne au monde c'est Israël? Mais on lui passe cette marotte. Sa vindicte compulsive envers l'Etat juif peut d'ailleurs trouver sa source dans une impasse de la transmission: son père juif, converti au protestantisme, a dû léguer de ce côté-là un trait négatif; qu'on trouve aussi chez certains Juifs anti-Juifs: ils se sentent marqués par quelque chose qu'ils comprennent mal, dont ils sentent la force,  à quoi ils n'ont pas eu accès; et s'ils veulent s'en épurer, cela peut les mettre très en colère d'y échouer ;ça  les pousse à faire haro sur ce qui incarne ce trait-là. (On parle de bouc émissaire; c'est plus complexe.)
 Et cela leur impose une posture très partiale sur le conflit du Proche-Orient. Etre partial, littéralement, c'est ne voir qu'une partie. Ainsi, à propos des Israéliens, qui parlent de "terrorisme non-violent" (s'agissant des islamistes qui visent, plutôt qu'à les vaincre, à les déconsidérer), Hessel ajoute: "Il faut être israélien pour qualifier de terrorisme la non-violence". Que dirait-il si au lieu d'Israélien on mettait arabe: "il faut être arabe pour dire ceci ou cela? De même, en citant Sartre: " s'il est vrai que le recours à la violence reste la violence qui risque de la perpétuer, il est vrai aussi que c'est l'unique moyen [sic] de la faire cesser", il donne raison aux terroristes, pourquoi pas? Mais appliquons cette même phrase aux Israéliens: eux aussi pensent que leur violence est "l'unique moyen" de faire cesser celle de l'autre. Là encore, le sage n'a pas vu les deux côtés de la chose. Jugement juvénile, impulsif, débordé par la vindicte.
 Bref, ce "livre", dont le cœur, le milieu, fait haro sur Israël, retombera comme l'épisode précédent (de la flottille pour Gaza – où des gens se sont indignés, où les médias ont surchauffé, avant qu'on passe à autre chose.) Ici, il y aura tout de même un reste, un ou deux millions d'euros, que le sage ne mettra pas dans sa poche (l'argent c'est trop "sale"…, il compte le verser à une instance qui organise le boycott d'Israël. Boycotter des produits, c'est le droit de chacun, mais imposer le boycott, donc empêcher des gens d'acheter les produits qu'ils veulent, de rencontrer des artistes, écrivains, chercheurs ou marchands qu'ils veulent, c'est leur imposer ce diktat: vous rencontrerez ces gens et achèterez leurs produits lorsqu'ils auront fait changer la politique de leur pays. Là encore vision partiale et juvénile: que diriez-vous si des gens nous sanctionnaient parce qu'on n'arrive pas à changer la politique de la France?
 Faut-il s'indigner contre ce jeune vieux sage? Si son appel avait été entendu, on aurait eu une belle "manif" dans Paris, et une autre le lendemain, et encore une; beaucoup auraient campé dans les rues la nuit, un peu comme à Tunis, jusqu'à ce qu'on donne satisfaction au Hamas. Mais cela n'a pas été. Juste un haro de plus, qui conforte certains dans l'idée qu'ils savent tout du Conflit, que leur idée, déjà faite, est bien faite.
 Curieusement, dans le monde arabe, des peuples s'indignent l'un après l'autre, mais pas sur ce thème, pas sur ce Conflit, signe d'une certaine maturité.