Archives mensuelles : juillet 2011

Crise de l’euro – Volonté ou confiance?

Résumé. La crise actuelle de l'euro – et de l'Europe – tient à un manque de volonté politique, mais d'où vient ce manque? d'une méfiance entre les identités, qui fait penser qu'on en est encore à une Europe des identités et pas encore à une Europe existentielle, sans identité globale, mais avec un désir de vivre ensemble.

L'euro chavire parce que l'Europe révèle ses failles. On a beau les passer sous silence, ça "crève les yeux":  manque d'affirmation solidaire, manque d'une parole qui dirait qu'on fait bloc dans la crise, ce qui éloignerait celle-ci. Est-ce un manque de volonté? En apparence oui, mais déjà quand un homme "manque de volonté", c'est qu'il n'a pas confiance en lui-même, en sa relation avec les autres, avec le possible, avec l'être si l'on peut dire. Le groupe aussi; mais dire que le groupe européen manque de confiance (donc de volonté), c'est dire qu'on s'y méfie les uns des autres. En somme, on a encore une Europe des identités, et non une Europe existentielle, où non seulement on coexisterait ensemble mais où serait privilégié l'existence par rapport au fonctionnement. Non que celui-ci soit secondaire, mais il doit être en interaction avec l'existence, en dynamique d'entre-deux avec elle.

C'est le terme que j'ai employé dans un autre contexte mais qui se révèle étonnamment similaire. En effet, les révolutions arabes ont montré que tous ces peuples, qui étaient cloués à leur identité (on les y avait fixés en agitant le spectre de l'intégrisme), ces peuples se sont ébranlés pour affirmer leur existence, leur désir d'exister au-delà et à travers les données identitaires. A un tout autre niveau, dans un tout autre style, c'est ce même passage que l'Europe, jusqu'ici, n'a pas pu faire pacifiquement. Et il est clair qu'il ne peut pas se faire violemment, ce passage d'une mosaïque d'identité à un élan existentiel qui les respecte mais aussi les traverse et les dépasse… au nom de quoi ? Non pas d'une "identité européenne" à définir d'avance, cela ne passe jamais ainsi; quand on décolle de son identité ce n'est pas pour une autre qu'on a tracée volontairement, c'est pour une certaine expérience qui à la longue peut remanier les repères identitaires et les relancer dans une dynamique vivace, entre identité et existence.

Je me souviens d'un "colloque européen" d'il y a trente ans à Madrid, où l'on posait ces questions en termes bien plus confus: on espérait que la culture européenne unifierait l'Europe, lui donnerait une sorte d'identité plus souple, plus globale et abstraite, plus ouverte que chacune des identités. Mais la culture, ça ne fait pas une existence; c'est presque l'inverse: c'est l'existence vivante et dynamique qui sécrète de la culture comme ensemble de traces qui méritent d'être transmises, reconnues, célébrées.

En tout cas, la volonté qui manque, et qui conditionne ce manque de confiance dont profitent les marchés, ne pourra s'appuyer que sur un désir d'Europe, un acte de foi nullement aveugle mais réaliste. On a les moyens de paraître unis, aux yeux du Tiers monétaire et féroce, sans forcément s'aimer ni se faire confiance de façon absolue. Il est remarquable que cet amour mesuré, cette confiance modulée, lorsqu'ils manquent, vous font passer au bord du gouffre, par des points critiques très concrets, qui vous obligent à inventer par temps de crise ce que vous n'avez pas pu faire par des temps plus calmes.

Mais n'est-ce pas dans les moments critiques, violents, déchirants que l'on a des sursauts de vie ? Comme le disait un philosophe grec, Héraclite: Toutes les choses sont régies par la foudre.

 

Affaire DSK – La « présomption de véracité »

Quand deux personnes sont en litige, et qu'un juge ne peut pas trancher faute d'atteindre la vérité, et que c'est "parole contre parole", il en est réduit à explorer la manière dont chacune des deux fréquente la vérité dans sa vie. Et c'est ainsi que la manière de Madame Diallo a affaibli voire annulé sa capacité d'accuser. Cela n'exclut pas qu'elle ait pu dire la vérité dans ce cas précis; mais justement, cette vérité reste improuvable. (J’ai montré ailleurs et dès le début de l’affaire[1] que pour des raisons cliniques, l’accusation de viol a de très fortes chances d’être fausse: pour forcer une femme à une fellation, il faut la menace d’un revolver ou de quelque chose d’équivalent; du reste, dans certaines cultures, on les édentait pour pouvoir les forcer sans qu’elles mordent; or une menace de cet ordre annule la jouissance attendue, sauf si l’homme est « fou », ce qui exige de très lourds antécédents.)

On va donc sans doute débouter la dame. N’en déplaise à ceux qui voudraient qu’un homme paie pour « l’honneur des femmes », pour « l’honneur des noirs », pour l’« honneur des pauvres », etc. (Dans le cas du capitaine Dreyfus, c’était pour « l’honneur de l’armée ».)

N'en déplaise aussi à ceux qui promeuvent la "présomption de véracité", grâce à quoi, nous dit-on[2], la police new-yorkaise a "démontré qu'elle pouvait en quatre heures renverser l'ordre du pouvoir et saisir au collet le puissant financier".

Curieusement, la démarche du juge que j'évoque n'est pas si loin du fameux "Jugement de Salomon", où c'est parole contre parole: une prostituée prétend que l'enfant vivant est le sien et que l'enfant mort est à l'autre, laquelle soutient l'inverse; le roi avoue qu'il ne peut pas décider. Alors il explore la manière dont chacune fréquente "la vie", la vérité de la vie, quand il s'agit de celle d'un enfant. Il dit: on va couper en deux l'enfant vivant. L'une répond "Coupez!" et l'autre dit qu'elle renonce. C'est à elle qu'il donne l'enfant. Rien ne prouve qu'elle soit la mère, mais la façon qu'avait l'autre de faire avec la vie de l'enfant, qui est l'objet du litige, l'a simplement disqualifiée.

C'est un fait que le Procureur américain a d'abord suivi la "présomption de véracité": puisqu'il y a du plausible dans ce que dit la plaignante, on peut lancer la machine judiciaire à fond, elle peut broyer la vie sociale de l'accusé; et si ensuite on doit arrêter la machine, on lui fera des excuses. Autrement dit, cette présomption permet de fonder absolument la vérité, pendant un temps certain, sur la parole d'une seule personne; sachant que l'autre subit déjà les graves dommages auxquels elle serait condamnée; par exemple, démissionner de son travail, être l'objet d'une vindicte massive, être pointée comme "une honte", etc…

Ainsi, cette "présomption de véracité" censée équilibrer la présomption d'innocence, l'a en fait annulée, puisque l'accusé a beau être présumé innocent, il subit d'abord une expiation irrémédiable du crime qu'il n'a pas commis. Sur cette manière de faire, la justice américaine va devoir se questionner. On doit pouvoir prendre en compte l'accusation plausible sans déclencher toute la machine qui la suppose entièrement vraie. Il y a une gradation dans la manière d'écouter la plainte, de reconnaître la souffrance: entre la traiter par le mépris et la prendre pour vérité, il y a du jeu et du possible.

Là-dessus, j'entends aux infos que DSK n'est "pas vraiment tiré d'affaire", car deux employées du Sofitel ont dit qu'il leur a proposé de le rejoindre dans sa chambre. J'ai d'emblée imaginé l'annonce dite par Anne Roumanoff sur le mode: -"Et puis vous savez quoi?! ce type a fait une proposition à Alicia! et le lendemain, une autre à Clara!", une proposition! ça peut être traumatisant! D'ailleurs, elles ont été tellement choquées, qu'elles ont mis tout ce temps à oser l'avouer, à oser le raconter à la Direction!… C'est comme l'autre, d'ici, elle a été tellement traumatisée, qu'elle a mis des années à penser l'avouer! C'est pas possible, des femmes aussi timides, aussi peu conscientes de leurs droits!…".

Je connais trop la souffrance de celles qui ont été violée et n'ont pas pu porter plainte, pour admettre qu'on l’instrumente: nous en avons entendu, des couplets sur Madame Diallo hébétée, traumatisée, que ses collègues prennent dans leurs bras pour la consoler…

Mais si l'info passe comme une lettre à la poste, c’est qu’elle prend place dans une logique de l'ameutement qui est à l'œuvre depuis le début. Heureusement, même avec cette logique, il faut tout traduire en termes juridiques, et là, ça bloque: recevoir une proposition, quand on est adulte, ce n'est pas comme recevoir des coups et des blessures. Il y a donc de l'espoir. Par ailleurs, l’analyse des propos de T. Banon me convainc, pour des raisons cliniques aussi, qu’elle sera sans doute déboutée.

Dans toute cette histoire, la pulsion « bouc émissaire » s’est bien déchaînée, et dans un premier temps, elle se sera pleinement satisfaite ; mais dans un second temps, chacun et chaque groupe qui aura apporté son sac d’affects pour le déverser sur cet homme, devra repartir avec, et se confronter à lui-même. A croire qu’il y a une justice supérieure, qui remet de temps en temps un peu d’ordre. En attendant, il y aura du désordre : on ne déclenche pas le « bouc émissaire » impunément.


[2] . Voir le Monde du 23 mai 2011, "La femme de chambre et le financier".

Passage au Festival de Cannes 2011

De passage au Festival quelques jours, j'y ai vu sept ou huit films; dont L'Arbre de vie, une belle œuvre sur le deuil. C'est une famille américaine normale qui perd un fils; retours sur sa naissance, son éducation, ses rapports avec son père un peu raide, ses frères, sa mère présente-absente… La perte est bien montrée comme un deuil impossible, une catastrophe; devant laquelle l'auteur cherche à ouvrir des pistes lointaines; d'où la prégnance des images fortes de la terre, du ciel, de la nature, comme s'il voulait réanimer la Création pour transformer peu à peu cette mort d'un fils en une offrande au monde vivant, puisqu'à la fin on entend cette parole de la mère: Je te le donne… C'est plus panthéiste plutôt que religieux ou mystique. La mystique fait fusionner le croyant avec son Dieu; ici c'est un don de l'enfant mort au cosmos qui l'a englouti, pour empêcher l'engloutissement et la pure perte.

Dans la tradition juive, en tête des tombes, il y a quelques lettres, des initiales, qui disent un vœu: Que son âme soit enserrée (gardée) dans le bouquet de la vie. On restitue le mort au cycle de la vie, c'est ce qui est dit à la fin du film, sachant qu'au début, il y a cette citation du Livre de Job: "Où étais-tu quand j'ai créé le monde?" quand se sont crées telles et telles merveilles du monde? C'est ce que dit Dieu à Job, cet homme écrasé par des malheurs inexplicables, excédé par des consolations banales du genre: s'il t'arrive malheur c'est que tu es puni de tes actes. Là, c'est une façon de dire que le malheur, la cassure, la faille, tout ce qui vous tombe dessus, n'est qu'un moment dans l'immense processus créateur de la vie, la permanente re-création où il n'y a pas seulement à dire "je suis peu de chose", où l'on a à prendre place, sachant que les règles du jeu cosmique excèdent nos morales et nos psychologies du genre: "qu'est-ce que j'ai fait pour que ça m'arrive?" D'ailleurs, le père avoue: "Je me rappelle, un jour je lui ai dit qu'il tournait mal la feuille du piano". Il y a de la culpabilité, il l'exprime sur une chose sans importance, pour rester inconscient du ravage de son éducation, qui peut aussi n'être pour rien dans la mort de ce fils. Le film est une approche du malheur pur, sans cause prévisible mais qu'il s'agit d'intégrer.
Est-ce que l'auteur réussit ce pari? Je ne le pense pas. Sa texture se disperse, son écriture n'est pas assez serrée, bien que ce relâchement puisse aussi évoquer un désir d'abandon. En tout cas, les images sont très belles, on voit d'emblée qu'il surclasse les autres, même s'il n'arrive pas à tenir son défi, qui est peut-être intenable. Son ratage évoque quelque chose d'entamé, d'ébréché, d'irréparable, qui est bien le thème du film.

J'ai aussi aimé Drive de Nicolas Winding, (prix de la mise en scène); un film d'une violence – et d'une beauté – à même le quotidien, avec ces grandes avenues de Los Angelès et ce type qui ne fait que conduire, que driver un peu borderline, assez limite, mais très intègre. Il travaille dans un garage, on lui trouve un boulot de cascadeur, il se fait des sous en aidant des casseurs à faire leur hold-up, lui est avec la voiture, il attend que les deux qui font le casse reviennent, il leur donne chaque fois cinq minutes, montre en main. On frôle un monde d'une grande violence et en même temps elle a quelque chose de drôle. Il y a une scène dans l'ascenseur où l'homme, qui est un acteur formidable, est avec la fille qu'il drague, une mère avec un enfant, et il y a là un type de la mafia qui est venu pour le tuer, et lui embrasse la fille tendrement, sincèrement, puis il se retourne et piétine le bandit, l'écrabouille, et toute la salle applaudit. On sent un côté réparateur par rapport à la violence instituée, de la mafia, des gangs, de la police. Même si on n'avait pas en tête la violence inouïe de la justice américaine, on est sûr qu'il est bon de lui échapper, de ne pas tomber dans ses griffes.

Ce film me donne vraiment de l'air. Quand j'ai vu juste après La source de Miléanu, je me disais que ce Drive me manquait, cette espèce d'ouverture, de béance, et aussi de rigueur dans les relations. Il y a là une vraie pensée, une écriture; avec de l'amour. Et ça traite la violence de façon subtile, non pas comme une espèce de substance nocive (on est contre la violence…) mais comme un événement dans une relation, dans une texture qui se déchire. A ce titre c'est à la fois très violent et très tendre, parfois c'est d'une douceur meurtrière, une légèreté mortelle. Il y a une scène où l'un des truands tue le garagiste, ça dure dix secondes, et il lui répète: it's done, it's done, il le lacère à coups de couteau très légers. Dire à quelqu'un qu'on est en train de tuer: c'est fait, c'est fait, ne t'inquiète pas, pas besoin de crier – est une bonne image de la violence sociale, quotidienne, légère, simple, imparable. C'est un beau film sur la violence où l'on vit, qui est silencieuse, invisible et si réelle.

Le complexe du Castor, The beaver. L'acteur incarne un PDG, père de famille coincé, déprimé, qui trouve tout seul – sans Dolto – que son seul moyen de s'exprimer, c'est de faire parler un castor qu'il emmanche avec son bras et dont il est le ventriloque. Du coup, ça lui redonne une énergie; cet objet "transitionnel" est une trouvaille: il parle en le faisant parler. Il peut alors refaire l'amour avec sa femme, mais avec l'objet; avant, ils ne pouvaient plus se toucher. Cela évoque la difficulté qu'ont des gens à parler en leur nom, là où ils sont. C'est un aspect du drame humain quotidien et terrible: chacun a besoin d'un rouage, d'un accessoire, d'un fétiche, d'un symptôme pour s'exprimer, pour dire ce qu'il a à dire et qui, à l'arrivée, n'a plus qu'une vague ressemblance avec son désir. Peut-être que sans ces accessoires, les échanges seraient impossibles? ou trop violents? En tout cas, on a ici l'éloge de cette médiation qui colle au corps, à la peau. L'homme ne peut plus s'en passer, et quand il décide de s'en défaire, la scène est mutilante, il doit s'amputer la main pour se libérer de son objet libérateur. C'est ainsi, les moyens de libération vous font perdre la liberté, si l'on ne trouve pas le moyen de s'en libérer. Comme pour les révolutions: elles vous libèrent d'un certain ordre, puis il faut se libérer des libérateurs; cela peut prendre un petit siècle, parfois plus.

J'ai aussi vu La source, qui m'a posé cette question: comment se fait-il que les films de Miléanu qui parlent d'individus singuliers – Juifs d'Ethiopie ou Juifs russes – ont quelque chose de tout à fait universel, alors que celui-ci, qui parle d'une chose d'universelle, la Cause des femmes, l'oppression des femmes, l'islam…, des choses très vastes qui concernent plus d'un milliard de gens, donne une œuvre très limitée, du niveau d'un village où les femmes mènent une lutte pour avoir l'eau sur place? Il n'est pas étonnant que le film soit plein de bons sentiments, avec un bon imam qui comprend, un bon instituteur, etc.

Un auteur doit calculer sa jouissance pour ne pas absorber celle du spectateur. Il peut y mettre sa passion au risque d'être un peu naïf. On sent qu'il veut nous démontrer des belles choses, qu'il y a un islam des lumières, qu'en luttant on y arrive, qu'en reprenant la vieille idée d'Aristophane (Lysistrata) où les femmes font la grève du sexe, on peut gagner. Mais la preuve n'est pas convaincante. Cela dit, le film est coloré… Si des gens n'ont pas vécu là-dedans, c'est pittoresque et attirant. Y ayant vécu, je demandais du Drive, des grandes avenues de Los Angeles, du large, car c'est un peu étouffant. Cela mis à part, la chanteuse est superbe; mais je m'intéresse surtout au mouvement de pensée qui se crée dans un film.

Autre film, l'Almodovar – La piel que habito. Un film qui n'est ni universel ni singulier; c'est du Almodovar; on entre dans sa caverne à lui, et on sait qu'il y aura du transsexuel, du viol, de l'amour, de la passion, des exécutions. C'est sans prétention, c'est un bon exercice almodovarien; avec de l'ovarien là dedans, au sens propre. Ce n'est pas son meilleur et ce n'est pas très percutant.

Je ne dis rien de l'autre film "L'Apollonide" qui décrit un bordel parisien, la vie des prostituées au début du XXème siècle. Spleen, exploitation, détresse. Encore une lointaine métaphore de "la vie"?… Curieusement, beaucoup de ces films (Le Havre aussi) vont chercher du côté des immigrés, des marginaux, des cas bizarres, des transsexuels, etc., comme si du côté de l'ordinaire, du quotidien on ne trouvait pas de choses saillantes. Or L'arbre de vie montre, et Drive redémontre le contraire: la violence, le deuil, la douleur, le désir de s'en sortir, sont implantés dans la texture de nos journées.

Obama et Israël

Les Palestiniens dans l'impasse voudront jouer l'ameutement, sinon des foules, du moins des représentants. Les foules, elles, semblent occupées à autre chose; dans le monde arabe, à tenter d'exister dignement; et les foules d'ici sont plus narquoises qu'il n'y paraît. (Un vieux rusé a cru avec "Indignez-vous!" sonner la charge contre Israël, un million de gens ont acheté le texte et personne n'est descendu dans la rue. En revanche, au Sud de l'Europe, des masses de jeunes Indignés manifestent pour pouvoir vivre dignement. Tout comme dans le monde arabe, des jeunes et des moins jeunes s'indignent pour la même raison.)

Mais côté représentants, l'assemblée de l'O.N.U et d'autres assemblées analogues (Unesco, etc…) s'y prêtent. A l'ONU, on verra si les Etats arabes (avec l'Egypte et la Syrie… par exemple) vont voter d'un seul bloc, autrement dit, si l'aspect identitaire l'emporte encore sur l'aspect existentiel – du vouloir vivre. C'est une belle opposition dialectique: entre vaincre et vivre.

Si Obama, le Président américain le plus proche possible (affectivement) du monde arabo-musulman exige un Etat juif, un Etat palestinien démilitarisé, une référence déformable aux lignes de 67, sachant que l'A. P. s'est raccrochée au Hamas, il peut se croire dédouané, mais la paix n'est pas pour demain car le Hamas va garder l'axe identitaire, qui écarte le peuple juif de toute idée de souveraineté. C'est dire aussi que l'A. P. a fait un drôle de coup: se lier au Hamas pour lui faire dire ses exigences identitaires, dont elle pourrait alors paraître plus "dégagée".

Résultat? Le projet palestinien est dans l'impasse; c'est ce qui peut lui arriver de mieux, s'il veut repartir autrement. Car enfin, il a le soutien moral de tous ceux que "cette histoire de peuple juif" agace (beaucoup de monde); il a le soutien financier de l'Europe, du Monde arabe, de l'Amérique. Si avec tous ces soutiens il n'avance pas, c'est qu'il y a en lui quelque chose d'insoutenable. C'est qu'il s'est fait le symbole du refus arabe identitaire du peuple juif. Quand on est pris comme symbole, quand on s'y laisse prendre, on cautionne quelque chose d'invivable.

Or les chefs occidentaux, Obama en tête, refusent avec raison de voir cela, ils veulent que ces deux peuples vivent sans qu'il y ait un vaincu. Obama fait ce qu'il peut pour maîtriser sa fibre musulmane qui veut à la rigueur accepter un Etat juif, mais tenir compte de la ligne de 67 qui est, on peut le dire, celle de la mortification. Car les Etats arabes, après avoir trompé les Palestiniens en 48, en promettant la libération de la Palestine, les ont encore trompés en 67 avec la même promesse (plus hystérique: "jeter les Juifs à la mer"). La victoire d'Israël a fait de cette ligne le symbole du deuil. Mais les Palestiniens ont plusieurs deuils à faire: le deuil de toutes les tromperies où leurs chefs les ont enfoncés; à commencer par la toute première, celle de croire qu'ils ont la même origine que cette terre (islamique), alors qu'elle est possédée par la parole hébraïque, depuis près de 15 siècles avant l'islam. Celle de croire, on l'a vu, que leurs "frères" allaient libérer pour eux la Palestine; celle de croire que la Palestine c'est la terre des Palestiniens alors que c'est le nom donné par les Romains à la Judée, etc.

Obama a fait référence à la ligne de 67 pour évoquer une sorte de consolation, ou suggérer des deuils à faire. Mais s'il s'agit de partir de cette ligne, il faudra bien s'en éloigner; moins parce qu'elle est "indéfendable" comme disent certains, qu'en raison des changements réels qui malmènent ce beau fantasme: réécrire l'histoire. En outre, la consolation suppose qu'un deuil s'accomplit, et pour l'instant, ce n'est pas sûr.

En revanche, ce qui est plus inquiétant, c'est qu'Obama endosse un gros cliché: "la communauté internationale est fatiguée" de voir que ce Conflit ne se résout pas. Qui est la communauté internationale? Des lobbys diplomatiques dans les couloirs de l'ONU et des assemblées dérivées, où les Etats islamiques, plus de cinquante, font pression parce qu'ils veulent une victoire à exhiber devant leurs peuples opprimés qui pensent à bien d'autres choses. Pourquoi Obama se fait-il l'écho de cette "fatigue", et la donnent-il pour planétaire? Croit-il qu'on va produire ce miracle jamais vu – une entente féconde entre un Etat juif et un Etat arabe – en mettant la pression? Il faut laisser aux partenaires le temps de l'élaborer. C'est eux qui en prendront les risques, et en subiront les effets; c'est eux les premiers "fatigués"; toute autre fatigue diplomatique est une pression qu'Obama semble cautionner. En quoi il rejoint de fait, la logique de l'ameutement, mais au niveau qui est le sien: diplomatique. En quoi aussi il méconnaît les racines du Conflit – la résurgence d'un Etat juif sur une terre où l'islam a cru régler, dans son Livre, le sort des Juifs: les effacer comme peuple. Il faut laisser le temps au monde arabe d'intégrer ce retour du refoulé, qui lui sera bénéfique à long terme.

La question serait donc: dans quelle mesure l'enjeu du "Printemps arabe", c'est-à-dire l'envie de vivre et d'exister, peut entamer le carcan identitaire auquel se réfère le Hamas et bien d'autres Palestiniens. Il y aura la paix le jour où ils comprendront qu'ils n'ont qu'une carte à jouer, celle de vivre et d'exister sur une terre où c'est possible, dans leur Etat et dans celui d'Israël (où beaucoup se trouvent déjà). Alors, le "message" du peuple juif sera entendu, lui qui n'avait réellement pas d'autre choix que d'exister, et ce, sur trois millénaires.