Archives mensuelles : août 2011

Le Danemark et ses immigrés – Un exemple d’universel direct

Le Danemark et ses immigrés
Un exemple d'universel direct

Aujourd'hui le Danemark se prépare à des mesures extrêmes pour stopper l'immigration. Que s'est-il donc passé?
Ce pays, de haute tradition éthique, a d'abord été très ouvert; dignité protestante oblige, bonté envers les étrangers; qu'ils viennent du Sri Lanka ou du Maghreb, d'Irak ou d'Iran, "on leur donnait tout", dans les belles années 70-80. "Tout": travail, subventions, allocation chômage conséquente; une vraie prise en charge de l'autre; parce que c'est "nous", et que "nous", on est bons. (Pourquoi "nous" sommes si "bons" et sans aucune condition, on ne se le demande pas, ça va de soi; on est meilleurs que les autres, c'est tout.) On aurait pu questionner ce don-pour-rien, fait à l'autre sans contrepartie, comme un acte moral qu'on est heureux d'accomplir. Que cache-t-il d'autre? n'est-il pas un peu suspect? Au contraire, on va droit vers l'universel, sans entrer dans les détails, les singularités de l'autre ou de la relation. Et puis, on est riche: tout le monde est imposé à 50% au moins de ses revenus, on a de quoi s'offrir cette bonté universelle.
Et voilà qu'à l'épreuve du temps, ça se gâte: beaucoup d'enfants de ces immigrés, qui parlent danois, se révèlent arrogants et violents; ne s'estiment pas assez reconnus; veulent faire la loi morale; ne veulent plus de ces Danoises très dévêtues sur les plages (sont-elles trop libres? trop désirables?). Des quartiers de la capitale, jadis sans problèmes, deviennent dangereux. Et surtout, ils traitent les Danois de "racistes"; stupeur. L'accusation insiste: vous ne respectez pas les immigrés. Les Danois, eux, sont sidérés: Mais on leur a tout donné!
A croire que la transmission est une épreuve de vérité: le passage d'une génération met à nu le refoulé. Les Danois ont fait du "racisme" à l'envers (l'autre ne doit manquer de rien, parce que c'est l'autre, parce que c'est nous), et ils reçoivent du "racisme" à l'endroit. A l'endroit où ça fait mal: là où l'on était parti pour la bonté pure, désintéressée, authentiquement chrétienne ou humaniste, universelle directe. Là où l'on était sûr de sa supériorité naturelle. Quelle condescendance…, vous lance la génération suivante, en toute incompréhension. Car les accusateurs ne comprennent pas ce dans quoi ils sont pris, notamment leurs problèmes avec leurs parents, leurs origines, etc. Mais les responsables de cet état des choses, eux, comprennent: et comme la blessure est vive, ils imposent la censure sur ces questions. Si des Danois ont peur de sortir le soir, ou d'être pointés comme "racistes", il ne faut pas en parler, ni se demander pourquoi, on ne le sait que trop, on sait que ça remonte au temps où l'on a été "trop bon" ou "trop con"… Or est-ce vraiment une affaire de "trop"? Ce n'est que la mise en question radicale d'une prétention universelle qui méprise le rapport d'échange; une vision où l'autre est une image de moi, où donc il n'y a pas de différence; une façon d'imposer le don pur, où l'"on est responsable pour l'autre", en ignorant qu'il y a mieux qu'une différence: un entre-deux mouvementé, où l'on combine, on négocie, on s'affronte.
Nous avons critiqué ailleurs l'éthique du "répondre-pour-l'autre" , dans laquelle l'autre vous suit quand cette dépendance lui convient, mais ses enfants doivent la rejeter pour exister, et c'est l'impasse. Il est plus dur d'aider l'autre à trouver en lui du répondant qu'il puisse leur transmettre. Etre répondable (ou responsable, c'est construire un lien symbolique qu'on puisse tenir et transmettre; cela suppose d'être partagé, que l'autre l'est aussi, et qu'on dialogue sur cette base.
Etre trop entier ou narcissique dans le rapport à l'autre, cela se paie cher plus tard.
En attendant, tout un courant de citoyens se réveille, se questionne; mais, fort opportunément, ils ont des porte-paroles excessifs, extrémistes; on peut donc ignorer leurs amertumes. Le malaise n'en est pas moins profond. Et lors des conférences internationales, il apparaît souvent que les Danois sont en déficit de connaissance et d'ouverture par rapport à leurs pairs occidentaux. Est-ce à dire qu'ils avaient, dans leur splendide isolement, un tel besoin de reconnaissance, qu'ils l'ont comblé très vite en épatant ces immigrés qu'ils recevaient avant que leurs descendants n'inversent les rôles, en donnant un grand coup de pied dans le self righteousness des dirigeants "magnifiques"? qui appliquaient la bonté biblique incarnée par Jésus sans faire entrer la parole sainte dans un processus de débat, de mise en question, voire d'interprétation? De fait, quand on détient la vérité, à quoi bon questionner, analyser les conditions.
S'il n'y avait pas eu, au départ, cette prétention éthique humiliante pour l'autre, les enfants de ces immigrés auraient eu une dette d'honneur envers le pays d'accueil. Mais c'est tout le contraire, c'est eux qui mettent en dette ou en faute les Danois, et leur demandent des comptes.
C'est logique: le pays d'accueil paie aujourd'hui l'hypocrisie naturelle de l'énoncé: "Je suis bon". Personne n'est inclus dans l'être-bon, c'est la relation d'un sujet à un autre, d'un groupe à un autre qui est bonne, et encore, un certains temps – car elle peut tourner mal si on ne la travaille plus. Quand elle est "bonne", c'est parce qu'on a réussi à y mettre de la justice, non pas celle des bons sentiments, mais celle d'une justesse dans le rapport à l'être. Je pense à une loi de la vieille Bible (pré-chrétienne) qui dit: si l'âne de ton ennemi croule sous le fardeau, tu dois le secourir. Les commentateurs précisent: à condition que ton prochain mette la main à la tâche. Aider l'autre, ce n'est pas le prendre en charge, c'est le ré-engager dans le jeu de vie où il avait renoncé.
Quant à la blessure narcissique de s'être fait avoir par soi-même (car après tout, ces immigrés n'en demandaient pas tant, ils voulaient juste du travail pour ramasser de l'argent et revenir la tête haute dans leur pays d'origine, pourquoi pas?), c'est une blessure assez vive puisqu'elle entraîne des mesures extrêmes comme celles que vont prendre les Danois, qui remettent en cause leurs engagements européens. Comme quoi l'extrémisme n'atteint pas que les extrémistes, et traduit des blessures narcissiques qu'on a du mal à panser.

Le scandale du Rio-Paris

Décidément, ces grands accidents d'avion (et d’autre chose) expriment souvent, comme un lapsus meurtrier, le même retour du refoulé. Que refoule le techno-système qui nous enveloppe et parfois nous étouffe au nom de la sécurité? L'humain , tout simplement ; au sens où , dans le meilleur des cas , on construit un objet, un engin, on y met beaucoup de savoir, et on s'absente à ce savoir, auquel on se trouve soumis ; on ne pense plus au-delà ou à côté ou à travers ce cadre précis où l’on s’enferme ; on se retrouve amputé, diminué, y compris des connaissances techniques acquises, et surtout de la chose la plus précieuse, la présence humaine, la présence à soi, aux autres, au monde, au possible.

Que s'est-il passé dans ce Rio-Paris dont on vient de décoder les derniers échanges – accablants – qu'ont eus les pilotes? Les instruments leur ont donné des relevés contradictoires, donc la technique n'était plus fiable; mais eux , ne faisant confiance qu'à la technique, devant la trahison de celle-ci, sont restés désemparés, dans le désarroi total, réduits non pas à eux-mêmes car eux-mêmes c'est une infinité de ressources et d'intuition , mais réduits à être entièrement démunis, n'ayant plus accès à leurs propres ressources. On dit qu'ils étaient stressés et que c'est donc de leur faute même si on ajoute que ce stress était normal et humain ; mais c'est là une belle escroquerie pour éviter de parler des graves défauts du matériel, des erreurs du constructeur. Et aussi des erreurs de la formation.

Car lorsqu'on forme des techniciens de haut niveau, pourquoi ne pas leur apprendre aussi à être des hommes, à être les hommes qu'ils sont, si la technique fait faux-bond? Je fais ce rappel minimal au fil des mes articles sur les accidents, dont l'un s'intitulait précisément: Les avions ne tombent pas du ciel, façon de dire que s'ils tombent, c'est que les hommes y sont vraiment pour quelque chose, soit dans leur manière de faire, soit dans leur impuissance à retrouver l’esprit, l'improvisation, la présence, l'intuition qui est la leur. Ces pilotes ne savaient même pas si l'avion montait ou descendait, alors qu'on peut le savoir en regardant un verre d'eau. C'est dire à quel point ils n'attendaient de savoir que des appareils qui justement n'en donnaient plus. Je ressasse ces rappels sans illusion sur le fait que cela changera la formation, ou le formatage des personnels. Même lorsqu'on leur adjoint quelques remarques psychologiques, elles font figure de pièces rapportées, elles n'ouvrent pas la personne à autre chose qu'à ce qui est programmé.

Pourtant la question est vitale, que posent sans cesse ces grands sacrifices humains: peut-on envisager une culture, une civilisation où en même temps que le programme, il y ait la sortie du programme; où en même temps que le formatage, il y ait le faire face aux choses informes qu’impose le hasard de la vie? où en même temps que l’on « cadre » et qu’on travaille « dans le cadre », on puisse aussi en sortir, au moins par la pensée, et le regarder du dehors ? où en même temps qu’on mène un jeu avec rigueur on puisse aussi envisager de changer de jeu ? Bref, une culture de l'entre-deux où l'on marche sur ses deux pieds plutôt que de se mutiler en se confiant à une logique linéaire qui, quand elle craque, vous laisse perdu ? On pourrait même présenter à ces grandes compagnies une formation dans ce sens, pourquoi pas, et par des analyses concrètes, dans le vif ; mais la plupart pensent encore ces choses en termes de clivage : on est dans le programme, ou en dehors, mais on n’est pas dans les deux, et encore moins dans l’entre-deux.

 

Le tueur d’Oslo – Réflexions sur un certain affolement interculturel

Ce tueur, qui a posé une bombe à Oslo et abattu plus de 80 personnes, chaque fois qu'on l'évoque, c'est pour dire qu'il est fou, donc qu'il n'y a pas à chercher plus de ce côté-là. C'est dommage, car les fous ou les points de folie de nos sociétés ont des choses à nous dire sur nos modes d’être « pas-fous ». En outre, j'ai suggéré depuis longtemps de distinguer la folie de l'affolement. Beaucoup d'individus ou de situations sont en proie à un tourbillon d'affolement qui les fait décoller d'une partie de la réalité (pas de toute la réalité, comme c'est le cas dans la folie) et qui leur fait construire un système autonome, partiel et rationnel, qui finit par exploser dans un instant de "folie".

Qu'est-il donc arrivé à cet homme pour qu'il se lance dans ce process? Il avait des idées strictes sur l'immigration islamique, et il s'y est accroché de toutes ses forces. Elles étaient chargées d’angoisse, et pour peu qu’il ait vécu des moments difficiles au contact de l ‘autre culture, tels que des altercations avec des jeunes norvégiens d'origine islamique, comme cela arrive, y compris dans d'autres pays comme le Danemark, les Pays-Bas ou ailleurs, et pour peu qu’il n’ait pas pu en parler, car cela ne se parle pas dans ces pays, cela fait mauvais genre, il a pu en faire un traumatisme, aggravé par la solitude où il s’était enfermé. Il est clair qu’il n'a pas eu avec qui en parler, puisqu’il s'est inscrit à un Parti dit d'Extrême-droite où l'on rumine ces choses-là, mais que ça ne l’a pas aidé à vivre avec ses questions. Il a donc décidé d'agir, et vu son affolement d’être seul avec son problème, il a décidé de le faire éclater au grand jour, tout seul.

Et là, il s'est trouvé aux prises avec une perte des repères, une angoisse qu'il n'a pu maîtriser que par le travail minutieux, l'élaboration frénétique de son attaque. Il voulait tout à la fois – alerter ses compatriotes sur le danger qu'il ressentait, celui d'une grave mutation de l'identité européenne, les alerter en faisant comme un terroriste, et combattre ceux qu'ils sentaient responsables de cette mutation, (à savoir, le Parti qui l'a rendue possible), et en même temps se rabattre sur un modèle européen absolu et rigoureux, ce qui le faisait basculer vers le nazisme. Tous ces vœux contradictoires l’ont fait tournoyer dans une sorte de vertige, où seul le projet matériel a servi d’axe, et l’a pour ainsi dire polarisé jusqu'au bout.

Refuser de penser ce phénomène comme un symptôme, et dire fièrement : « nous poursuivrons comme avant », c’est risquer de se glorifier de sa myopie ; et ce n’est pas si respectueux pour les victimes. Si une société produit des individus de ce genre, elle doit se questionner, notamment sur le silence qu'elle maintient à propos de ces problèmes. Bien sûr, il y a eu des débats, sûrement ; mais si j’en juge par ceux qu’il y a eu en France, qui furent nombreux et passionnés, je peux dire qu’un certain type de débat, par son caractère formel, contourne les problèmes que les gens vivent, et laisse intacte la frustration des plus inquiets sur leurs repères et leur identité. Et même si un choix majoritaire se dessine, il importe que l’autre partie du public, bien que minoritaire ne se sente pas écartée, puisque l’enjeu est justement de « vivre ensemble ».Bref, il ya des débats très bavards qui ont valeur de censure parce qu’ils refoulent des choses vécues. Il est probable que l’effet de deuil renforcera ce refoulement. Or c’est lui qui en un sens a produit ce phénomène.

Certes, cet homme est seul responsable de ses actes, mais le contexte qui l’a produit et qui l’a mis dans cet état y a sa part. Les responsables de l’Etat y ont la leur, non pour leur politique dans ce domaine, qui est discutable comme toute autre, mais pour le fait qu’elle passe sous silence les questions du vivre ensemble lorsqu’elles touchent l’entre-deux-cultures, les fondamentaux de chacune; et surtout, le gros problème de la transmission, du passage des générations. Je m’explique : le statut proposé aux immigrés leur convient en général; c’est quand leur enfants deviennent adultes, qu’ils expriment des problèmes de prestance sur lesquels les parents étaient prêts à faire des compromis. Et cette expression identitaire, plus ou moins violents, effraie les couches les plus fragiles de la société, peur qui chez certains peut tourner à la panique mentale, impliquant le passage à l’acte.

Ce point crucial ne dispense pas de mieux connaître les rapports entre ces deux cultures, en profondeur, par exemple, les rapports entre Bible et Coran méritent d’être connus, même quand on est tous des « laïcs », car ces Textes sont très actifs au niveau culturel et inconscient ; d’où dépendent les culpabilités réelles de chacune des deux cultures vis-à-vis de l’autre. Toutes ces questions vécues méritent mieux que le clivage imposé au nom des bons sentiments. Elles requièrent quelques recherches, auxquelles d’ailleurs l’auteur de ces lignes a d’ailleurs fréquemment contribué.