Archives mensuelles : décembre 2013

Parasha de Vaéra (Exode 6,2 à 9,35)

    
    Ici, l'épreuve de force est engagée avec Pharaon, ou plutôt entre Pharaon et YHVH, dont Moïse est à la fois le porte-parole et l’acteur, exécutant ce qui lui est dit par l’être; au rythme d'une sorte de ritournelle : laisse partir mon peuple et qu’il me serve, sinon, etc. Et c'est la série des plaies d'Égypte, dix plaies, autant qu'il y aura de Paroles dans les Tables de la loi (comme pour suggérer que les paroles des Tables sont des miracles libérateurs). Dans  cet épisode, le peuple est passif, il semble regarder émerveillé les coups portés à l’oppresseur ; son rôle principal, alternant avec quelques moments de reconnaissance, sera de se plaindre, comme il le fera assez souvent dans le désert, après sa libération.
    Cette batterie de signes miraculeux est d'abord destinée à former ce peuple, à le convaincre qu'il y a une issue possible, une sortie, à lui montrer que le tyran peut souffrir, même si ça ne le change pas ; bref à lui transmettre la foi dans l’être, dans la parole de l’être divin qui va le fonder ; parole  et foi envers lesquelles, presque toujours, il sera ambivalent : entre acceptation et rejet, fidélité et trahison. D’où cette série de coups portés à Pharaon,  dont aucun n'est décisif, sauf peut-être le dernier, la mort des aînés, qui fonde le geste de la Pâque (le « saut » qui épargne les Hébreux parce qu’ils ont fait le sacrifice salvateur, qui reprend celui d'Abraham et Isaac.)
     Cette série de coups non-décisifs est donc assez pédagogique: ils appellent chez les Hébreux, après l’espoir, le découragement : il  le mobilisent, le font remonter à la surface car il est très ancré en profondeur ; ils le font s'exprimer. L'enjeu est énorme : la lutte pour la sortie d'Égypte, et la sortie elle-même sont des actes fondateurs qui inaugurent et inscrivent ce qui distingue ce peuple,  dès l'origine, lorsqu'il en est encore à se forger comme peuple : c'est le pouvoir de s'en sortir avec l'appui de l’être, c'est-à-dire de l'ensemble des possibles ; l'appui de l’être qui s'était fait parlant pour les ancêtres et dont l’idée est rappelée voire ressassée à Moïse : Dis aux enfants d'Israël, je suis Y HVH, et je vous ferai sortir des tribulations d'Égypte, je vous sauverai de cette servitude, je vous délivrerai d'un bras étendu avec des signes justiciers marquants. Je vous prendrai pour peuple et je serai votre Dieu et vous saurez que je suis YHVH votre Dieu qui vous fait sortir d'Égypte (6, 6-7). Cet acte sera sans cesse rappelé dans le texte ou plutôt la texture de ce peuple.
    On sait que certains archéologues ou historiens (juifs, bien sûr) contestent que l'événement ait eu lieu, avec un argument étonnant :  ils n'en ont pas trouvé de trace ; comme si l'absence de traces d'un événement était la trace irréfutable de son absence. Or le  tracé de cet événement ponctue  l’histoire millénaire de ce peuple ; le tracé de ses rappels et de leur transmission devenant lui-même un événement symbolique récurrent, comme si le peuple et chacun ne cessaient  de sortir d'Égypte ; soit de s'y préparer soit d'en être à peine sortis. Le fait donc que des membres de ce peuple mettent en doute la réalité de cette sortie, questionne d'une part leur idée de la réalité, mais prend place d'autre part dans les doutes qu’expriment les Hébreux, déjà en Égypte, à mesure que ces signes miraculeux se déploient, donc aucun, je l’ai dit, n'est décisif, pas même la dixième plaie, la mort des aînés, puisqu'après elle le Pharaon se ravise, poursuit les Hébreux et les aurait anéantis ou ramenés en esclavage sans le hasard divin de cette marée qui leur ouvre le passage et le referme sur son armée en la noyant. Là est  le vrai miracle décisif,  d'ailleurs  salué par Moïse et tout le peuple dans un chant (az yashir Moshé)délirant de joie, et chanté chaque jour par les fidèles pratiquants
    Le vrai miracle de la sortie d'Égypte c'est qu’un peuple s'y est fondé sous le signe : être sauvé ; au sens concret, physique et spirituel du terme ; un sens qui se transmet, qui fonde une transmission du même symbole : continuez d’ être sauvés. Certes, cette continuité subit toutes sortes de ruptures, il y a des époques entières où seul l'espoir d'être sauvé joue le rôle d'une infime lumière , juste de quoi s'éclairer pour lire le texte, continuer à le fouiller, l'interpréter, le faire parler. Ce «  continue à être sauvé », c'est-à-dire déjà à rester en rapport avec l’être, dépasse, dans ce cas, l'idée de la ténacité. Après tout, quiconque est assez tenace peut résister, et se sauver de la détresse, de la servitude qu'on lui impose ; il peut toujours se dire : continue tes efforts, ne lâche pas. Et c'est  ce qui arrive à ce peuple, mais pour lui, ce  « continue » prend appui sur un continue précédent, puis sur un autre, et un autre : traçabilité millénaire jusqu'à la sortie d'Égypte. (Encore que les patriarches, notamment Isaac et Jacob, ont eu aussi à faire preuve de ce « continue » en s’appuyant sur la promesse faite au père)

    Venons-en aux miracles qui s'enchaînent dans ce texte. Déjà quand Moïse se présente avec son frère à Pharaon, il lui donne un signe, il jette devant lui son bâton, qui devient serpent, puis qui redevient bâton. (Les magiciens du roi font de même, de sorte qu’il est bien appâté). On peut y greffer toutes sortes de symboles ; disons que cela renvoie au serpent tentateur d'Eve dans la Genèse : le serpent de sa jalousie envers le Maître du Jardin. La jalousie va jouer à plein dans ce texte-ci, comme l'expression malheureuse d'un narcissisme souverain, celui de Pharaon, qui enrage devant une force qui le dépasse, et devant laquelle il ne peut pas se dépasser (en cessant, par exemple, d’être un tyran absolu). Cette force, celle des signes divins que lui oppose Moïse lui est tellement insupportable, qu’il n'écoute même pas ses conseillers-magiciens qui l’invitent à renoncer: il y a là un doigt divin. Il ne peut pas renoncer, il est entraîné  dans ce jeu , dans lequel il est chaque fois attisé, excité, comme l'exprime cette phrase qui revient comme un refrain :YHVH endurcit le cœur de Pharaon. Du point de vue de l’être, qui est le nôtre dans toutes nos lectures bibliques, elle signifie tout simplement : le cœur de pharaon s’est endurci, puisque YHVH c'est le nom de l’être, conjugué au passé présent et avenir. À chaque coup, comme à chaque perte pour un joueur mordu, c’est un durcissement narcissique côté cœur, un afflux de colère jalouse. Qu'ont-ils donc ces Hébreux pour que leur chef annonce un à un ces événements néfastes ? et au nom de qui ou de quoi  semble-t-il les déclencher ? « Qui est YHVH ? » sera le cri pathétique de ce roi qui n'a aucune idée de l’être mais qui sent que ces Hébreux ont une étrange connivence avec. Déjà les Patriarches avaient cette connivence, elle leur valait la jalousie des autres qui la reconnaissent mais qui croient qu’elle fonctionne comme un avoir, dont on peut s’emparer, alors que c'est un rapport à la lettre. (Et cette croyance court le long des millénaires.)
    La pléthore de miracles dans ce texte annonce aussi leur aspect négatif, qui apparaît plus tard, assez vite : quand on a bénéficié de signes
favorables, on en reveut à tout bout de champ, on met Dieu au défi d'en produire illico. Il faut dire que c’est  là un peuples d'esclaves, puis un peuple errant dans le désert. Dans ce contexte, il est vital qu'il y ait souvent des miracles. Mais plus on est libre et  responsable, donc porté par une loi fiable, moins on a besoin de miracles, c'est-à-dire de signes qui vous rappellent que il y a pour vous de l'amour dans l’être. C'est là l'hypothèse fondatrice du peuple hébreu, qu’il  finit tant bien que mal par intégrer ; avec souvent des naïvetés, par exemple celle de croire que les l’être divin est tout amour, qu'il n'y a que de l'amour pour vous dans l’être ; c'est un peu trop ; il suffit qu'il en existe quelques traces, d’amour de l’être pour vous ; avec ça, on doit pouvoir faire, notamment faire exister une transmission d’être.
        

Le rire de la querelle (Dieudonné)

    
    Dans mon livre sur l'essence du rire et de l'humour,  je n'ai bien sûr pas classifié tous les genres de rire, ça n'aurait pas été drôle, mais j'ai donné les moyens de s'y retrouver, qui peuvent aider à se repérer ceux qui s’étonnent du succès de Dieudonné, alors qu’eux-mêmes n’y trouvent pas matière à rire.     En regardant ses vidéos, la chose me semble assez claire. Ce n'est pas le contenu de ses propos qui fait rire, c'est le dispositif, (encore que certains propos relèvent de l’imitation, donc de la moquerie, qui reste une source sûre). Or dans cette mise en scène, abstraite et efficace, il est très quérulent (ou querelleur, ou « quenelleur ») envers tel groupe, telle personne, ou telle identité, pas n’importe lesquels (les juifs semblent être presque sa seule cible), qui selon lui portent « le système », et qu'il veut emmerder (c'est son maître mot : « il faut emmerder le système »). Jusque-là, rien de drôle, c'est plutôt âpre, teigneux ; il y a lui et le système, c'est un face-à-face nullement comique. Or il le devient, du moins pour un certain public, invité à venir voir comment on « emmerde » les gens du système sans qu'ils puissent se défendre car c’est en se défendant qu'ils se montrent susceptibles ; le public est appelé à voir comment on peut « les faire chier », en les forçant, s'ils se défendent, à s'enfoncer dans le sérieux, à être des fâcheux qui appellent à la gravité alors qu’on veut rire un peu.(On se souvient d'un numéro à la télé, où il est apparu en tenue de déporté ; devant le choc, tout le public présent a ri, y compris l’animateur, quitte à s’en repentir après.)
    Ce public, virtuellement assez vaste, est donc celui qui veut être spectateur d’un duo où un acteur agresse des gens, jette de la merde sur eux, en paraissant rester clean : il n’envoie que des mots, des gestes en l’air, des opinions   ; à charge pour ceux qui sont visés de se débattre,  prouvant ainsi qu’ils sont atteints à leur point de vérité (selon l’adage : il n'y a que la vérité qui blesse ; et comme la blessure ne saigne pas, on peut rire). Variante anale de « les emmerder » : la leur « mettre  jusqu’au fond ». Le plaisir qu'il procure à ce public, mis en posture de témoin ou de tiers, s'apparente aussi de loin à celui de la corrida mais sans effusion de sang : le torero agiterait l’appât anal,  les autres fonceraient tête baissée, et lui, montrerait au dernier moment qu'il ne les a pas attaqués, pas vraiment, qu'il n'a rien fait de mal, que c'est eux qui, par leur réaction, révèlent leur « faute » intime. Certes, le public reçoit en prime un autre plaisir qui le console de sa propre blessure  face au « système » qui le blesse de toutes parts.
    Ce comique à base d'érotisme anal (le plaisir d'emmerder  les puissants quand on est impuissant), repose sur le duo où l’acteur force ceux qu’il prend pour cible à  montrer leur nudité, à s'indigner, à s'efforcer de se couvrir, de défendre leur dignité. (Cela induit aussi chez les tiers rieurs un réflexe de revanche : eux qui perdent quotidiennement leur dignité.)
      Le geste de la « quenelle » qui fait son succès est typique. Outre qu'il pose les juifs comme voulant faire pression sur tout le monde avec « leur Shoah » (preuve que beaucoup de monde éprouve encore la pression de cet événement et le besoin d’en réprimer l’évocation), il veut les mettre, eux et beaucoup d'autres, dans la posture de traquer le sens d'un geste, qui d'ailleurs en a un ( c'est le geste vulgaire connu pour dire « je t'emmerde » ou « je te la mets »). Or certains l'interprètent comme « l'envers du salut nazi » ; soit, mais il y a tellement d'envers possibles que des braves gens se demandent pourquoi celui-là plus qu'un autre. Et c’est donc latéralement, par des lieux où se fait le geste, que son sens antijuif s’éclaire et s’accentue. Avec toujours le « bon sens » à la clef : « ben quoi ? on fait le geste qu’on veut où on veut ! ».  L'essentiel est que ceux qui s'en indignent apparaissent comme des gens qui voient le mal partout, etc. Cela aussi est une source de comique pour des tiers, qu'on invite, du coup, à en faire un emblème, un signe de ralliement. Ce serait comme un écho du fameux « indignez-vous » : montrez votre querelle (votre « quenelle ») c'est-à-dire votre envie d'emmerder « le système », plutôt que de le changer ou de le combattre de façon moins infantile, etc. Et il est clair que le plus comique est ailleurs : tant de braves gens qui affichent « je t'emmerde » alors même qu'on les entube. Mais cela n'est drôle que pour ceux qui voient la chose d'un peu plus haut. Et qui voient aussi que cette insistance sexuelle est anale : il s’agit de « mettre » à l’autre une quenelle, c’est-à-dire une queue en étron ; même la queue virile est merdique. Signe que l’acteur lui-même et ceux qui sont derrière lui sont « emmerdés », persécutés par l’objet qu’ils harcèlent.

    Ajoutons que si « le système » est aisément identifié à la censure, c'est qu'une censure non-évoquée est très active dans le système, à tous niveaux. Le plaisir de la tromper à tout prix est tentant pour certains ; l’occasion qu’ils en trouvent là est analogue à celle que d’autres (sans doute les mêmes ?) trouvent dans le Front national, quand la censure qu’ils ressentent est trop forte.
    Pour en revenir au phénomène, il est clair que les médias en sont partie prenante: il est calculé pour que plus on le dénonce, plus on le fait exister. On dénonce ses « dérapages » alors que tout est sur le mode du dérapage… plus ou moins contrôlé. Le plus simple serait qu'une antenne de juristes voie les images et intervienne au moment juste où la loi et bafouée, ramenant l'analité à sa juste mesure : le paiement continu ; paiement qui jusqu’ici est bizarrement différé. C'est dire aussi qu'on peut douter de la justesse d'une mesure frontale,  par exemple l'interdiction pure et simple ;  il faudrait qu'elle soit bien subtile et inspirée pour ne pas se faire prendre dans ce schéma de l'agressivité anale, où c’est de la maladresse de l'autre que l'on fait rire les tiers.

Parasha de Shémot (Exode 1 à 9)


Le feu de l'être parlant.

     Au début de l'Exode, les Juifs prospèrent et pullulent en Egypte, suite au rayonnement de Joseph. Puis c'est le changement brutal, la montée d'un Pharaon haineux. Ce verset qui l'annonce prend valeur de symbole: "Un roi nouveau s'est levé sur l'Egypte qui ne connaissait pas Joseph"1. Cela peut rappeler les retournements que les Juifs ont connus, partout: lorsqu'ils étaient tranquilles, donc prospères sous tel souverain, et qu'arrive un autre souverain moins serein ou plus violent; tout s'effondre, tout est à refaire. Nouvelle Egypte, nouvelle délivrance; et entre les deux, la nuit et la souffrance peuvent être longues. Quand il sort vers "ses frères", Moïse voit l'esclavage, l'arbitraire. Un Egyptien frappe un hébreu; Moïse le tue et l'enterre. Et très vite, autre signe de l'esclavage: un Hébreu le dénonce. Les esclaves tiennent à leurs chaînes…

    Alors il fuit dans le désert. Il prend femme (Tsipora) parmi les filles de Ytro. Il est berger et fait paître son troupeau aux confins du désert. Là, il voit le buisson – qui brûle sans se consumer. L'être qui parle dans le feu du buisson se nomme YHVH. Et si l'on doutait du lien entre ce Nom et l'être, dont on a vu que c'est l'anagramme de YHVH, celui-ci décline son nom plus clairement quand Moïse le lui demande: "Ainsi tu diras aux enfants d'Israël : Je serai m'a envoyé vers vous"2 (sic). Braver à ce point la grammaire ne fait sens que si le message est urgent et ne peut se dire autrement: Ce qui parle, là, c'est l'être devenant sujet (Je) et conjugué dans le temps (Je serai); et il l'envoie les libérer. Il rappelle, bien sûr, qu'il est le Dieu de leurs pères, Abraham, Isaac et Jacob. On ne peut, après cela, nier le rapport intrinsèque entre l'être et YHVH – qui en est le symbole parlant; l'opérateur, si l'on peut dire. Le même verset forme ce nom ainsi: Je serai [que] je serai. Là, le divin se pose comme une pliure de l'être sur lui-même, une rature de l'être par le feu de la lettre et le feu de sa transmission; une brûlure contagieuse de l'être, qui n'appelle les hommes à s'entendre que dans la mesure où chacun d'eux peut entendre les appels de l'être-temps, ou les sentir. C'est dire qu'à chaque passation de vie, l'être (divin) se met au futur, Je serai…, et se fait sujet; se subjective. Que c'est vrai à chaque engendrement, et à chaque changement de génération. C'est comme un rythme, un battement: l'être dit je et quelque chose s'engendre; et dès que ça s'engendre, l'être dit je et l'avenir est investi: je serai; le temps bascule. Ou encore: les battements de la vie, à tous niveaux où elle s'engendre, sont des secousses de l'être qui dit je et s'articule sur l'avenir.

    Cette scène du buisson ardent est la plus grande leçon d'être qu'on ait imaginé. C'est un dialogue inouï entre Moïse et YHVH, où celui-ci, non seulement s'appelle "Je serai" mais soutient que c'est le même qui parle aux Patriarches et que c'est ce Nom qu'il faut transmettre: "Tu diras aux enfants d'Israël: Je serai m'a envoyé vers vous; (…) tel est mon nom pour toujours, et ma mémoire de génération en génération"3. C'est une rencontre qui percute à la frontière de ce-qu'on-est et de ce-qui-est juste au-delà, puis très au-delà, qui s'appelle l'être. En effet, Moïse voit d'abord le buisson qui s'ignifie, qui brûle sans se consumer: c'est déjà un symbole du corps vivant qui brûle sans se consumer, qui se maintient grâce à un feu continu; un feu qui, chez l'humain, s'ignifie. Mais ce feu est aussi le feu de l'être parlant, vivant, qui vient relancer une transmission; en partant d'une promesse faite aux ancêtres, promesse qui porte sur ce petit peuple déjà esclave aussitôt né. Et c'est une leçon d'être, car Moïse pose ses limites: je suis lourd de la bouche et de la langue, incirconcis des lèvres. Moïse dit en somme: Je suis ceci ou cela. Et ce qui lui est répondu, c'est : remonte plus haut, en amont, vers l'être qui fait être tout ce-qui-est, l'être qui fait parler, qui "met une bouche à l'homme", qui "le fait sourd et muet, clairvoyant ou aveugle. N'est-ce pas moi, YHVH?"4. Ce qui compte, ce n'est pas la langue, c'est ce qui la fait parler, et l'être la fait parler. Il lui est dit: n'en reste pas à ce-qui-est, à ce-que-tu-es, écoute l'être, vois l'être et tu pourras sortir de toi juste ce qu'il faut pour les sortir, eux, de ce-qu'ils-sont: des esclaves. Il reçoit donc un appel d'être, un appel à se brancher sur l'être, juste ce qu'il faut pour aller porter des mots et les faire entendre. Et comme il insiste sur sa finitude, jusqu'à rendre "furieux" le souffle divin, il lui est dit qu'en fait, ils seront trois: Moïse sera redoublé par son frère, il mettra dans la bouche d'Aaron, les mots qui lui seront donnés: "Je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous montrerai ce que vous ferez". Je vous montrerai: le même mot qu'à la racine du mot Torah, le Livre dit de Moïse. Donc tu porteras une parole d'être qui te porte déjà, en amont. La même scène peut avoir des variantes. Imaginons un homme en deuil, réduit à lui-même, ne voyant que sa détresse, à qui il serait dit: Remonte plus haut, reviens à l'être, à cela même qui donne la vie, et tu pourras sortir du trou; ce n'est pas toi, réduit comme tu l'es, qui vas affronter la vie, c'est l'être de vie qui te porte, te précède, te dépasse dans le sens d'un plus-de-vie; tu es une pause dans le mouvement d'être: tu peux rester "lourd" de la bouche, avoir la langue pâteuse et endeuillée, mais tu peux aussi être porté au-delà. Jamais l'être n'est apparu aussi mouvementé, mis en verbe qui se conjugue et prend option sur le temps: je serai… Ici il apparaît comme un passage qui traverse ce-qui-est, qui vient d'avant et va plus loin; qui bouscule de part en part le sujet réduit à soi. Quand l'être réduit veut imposer sa réduction, comme le fait Moïse au début, l'être en mouvement est contrarié, étouffé: il est en colère (har) et cela s'exprime par l'"organe" du souffle: le nez (af). C'est la même colère qui vous prend quand vous prenez tout de travers et que les choses vous le rendent bien en étant impossibles. Si vous êtes réduits à vous-même, ça bouillonne, c'est ce qu'indique le mot harah: la tourmente intérieure, le conflit intrinsèque qui ne trouve pas où se jouer, faute d'espace. C'est aussi la rivalité en impasse avec soi-même.

    Reprenons alors la phrase que YHVH donne en réponse à la question de Moïse (Voici je viens vers les fils d'Israël et je leur dis: le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous et ils me disent: "quel est son nom?", que leur dirai-je?) : Ehyié asher éhyié. Elle s'entend aussi: je suis [ce] qui sera. Autrement dit: l'être contient tous les possibles, et toucher l'être divin, c'est accéder à des possibles jusque-là retirés, des ouvertures insoupçonnées. Il y a du pensable et de l'impensable, et le divin s'y exprime comme "je" possible à tous les temps: je suis ce que je serai, je deviens ce que j'étais, je suis ce qui devient dans ce qui était… Mais à nous autres, cela transmet cette idée: de l'être, il y en a, faites votre "je" pour qu'il fasse vivre votre rapport avec l'être, sur un mode dont vous puissiez répondre. Car le "je" doit répondre de ce qu'il devient, "comment" il prend place dans le mouvement de la vie. Un symbole étonnant. Et donc, Moïse prend sa femme, ses deux enfants et repart en Egypte sur un âne. En chemin se produit un raccourci (du mystère) de la transmission. Premier temps, YHVH lui dit qu'il durcira le coeur de Pharaon et que celui-ci ne renverra pas le peuple. Second temps: "Tu diras à Pharaon : "Ainsi a parlé YHVH, Israël est mon fils aîné; je t'avais dit: Renvoie mon fils pour qu'il me serve, et tu as refusé de le laisser partir. Alors voici, je vais faire mourir ton aîné"". Cette phase anticipe l'événement final, la dernière des dix plaies: (la mort des aînés. Mais elle relie d'emblée la délivrance du fils aîné, Israël, et la mort des aînés égyptiens. Or, quand Moïse et les siens se mettent en route et font halte à une auberge, YHVH le "rencontra et chercha à le tuer" (v. 24). Alors Tsipora, sa femme, prend un silex et fait elle-même la circoncision de son fils; elle met le prépuce aux pieds de Moïse et elle dit: "Tu es pour moi un époux de sangs". Et YHVH lâche prise, Moïse est sauvé. Sa femme ponctue: "Epoux des sangs de la circoncision"4. Est-ce que Moïse avait omis de circoncire son fils, oubliant d'appliquer pour sa part l'acte d'Alliance qu'il va renouveler pour son peuple? Bel exemple, en tout cas, où la femme (étrangère de surcroît) transmet le symbole, plutôt sanglant sans état d'âme. On est loin du cliché où la femme transmet la chair et l'homme l'esprit. C'est souvent que les femmes bibliques1 soutiennent fortement l'entre-deux: entre chair et parole, entre grâce et rigueur, corps et loi, matière et mémoire. L'épisode montre aussi que le rapport entre Moïse et YHVH a beau être proche, il n'est pas interpersonnel: YHVH ne l'a pas prévenu qu'il était en danger de mort pour n'avoir pas circoncis son fils. Ici, la circoncision semble être l'équivalent du sacrifice (éludé) de l'aîné, du premier "qui a ouvert la matrice". Il s'agit donc de sortir le peuple hébreu de la grande matrice archaïque, l'Egypte; et pour qu'il soit sauvé, en tant qu'aîné de Dieu, il devra faire un sacrifice. Les Egyptiens ne le font pas et ils perdent leurs aînés.

Précision sur les paroles de Tsipora

    Elles sont claires et sensées. Moïse tout absorbé par le choc de sa rencontre avec l’être et de sa mission, oublie la transmission, dont le signe est de circoncire les garçons. Pourtant il lui a été dit : je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham d'Isaac et de Jacob. Sa femme circoncit donc elle-même le fils (signe que l'autre fils a dû rester avec le prêtre Ytro) ; elle le fait elle-même puisque lui ou est malade, en disant : tu es un époux de sang pour moi ; par quoi elle signifie qu'elle est pleinement du peuple hébreu, elle qui est une Midianite ; et quand le mal quitte Moïse, elle précise : un époux de sang pour la circoncision ; c'est-à-dire pour la transmission de l'alliance, celle conclue avec Abraham, Isaac et Jacob.

1 Exode 1, 8.

2 Exode 3, 14.

3 Exode 3, 14.

4 Exode 4, 11.

Parasha de Vayhi (Genèse 47,32 à 50,26)

                                             
    C'est le texte qui conclut le livre de la Genèse ;  dernier épisode de la vie de Jacob, et  d'ailleurs de Joseph, puisque lui aussi meurt en faisant promettre aux siens de remonter ses ossements jusqu'à Canaan.
    Jacob, lui, dès le début du texte fait promettre à Joseph de ramener sa dépouille au tombeau de ses pères Abraham et Isaac donc à Hébron. Joseph lui en fait serment, selon la coutume biblique en lui mettant la main sous la cuisse.
    Un peu plus tard, Jacob malade reçoit la visite de Joseph et de ses deux fils, Éphraïm et Ménashé ; sur lesquels il opère le même croisement symbolique qu'il a vécu lui-même avec Esaü, et que son père Isaac a vécu avec Ismaël : à savoir permuter l’aîné biologique et l’aîné symbolique. Pourtant Joseph les lui présente dans le sens normal, il a le cadet, Éphraïm sous sa main droite est l'aîné Ménashé  sous sa main gauche de façon que le père, qui est en face puisse avoir sa gauche sur le cadet pour que dans sa bénédiction l’aîné biologique soit prioritaire (sous la main droite). Or Jacob croise les mains de façon à mettre sa droite sur le cadet  et sa gauche sur l'aîné. On pourrait dire aussi : de façon à mettre sa main droite sur la droite de Joseph, et sa main gauche sur la gauche de Joseph. Celui-ci proteste, mais Jacob maintient. Ce croisement est typique de l'entre-deux qui à chaque génération, du moins aux origines, côté patriarches, inverse l'ordre naturel, non pas pour le nier mais pour le tresser avec l'ordre de la parole. La dimension symbolique et la biologique se trouvent ainsi tressées, enroulées l'une sur l'autre avec priorité au symbolique.
    Il est vrai qu’avant cette torsion, Jacob avait déclaré à Joseph : tes deux fils sont à moi, ils seront pour moi comme Réoubén et Shimon (ses deux premiers à lui). Étrange absorption de l'autre par amour ; comme si Jacob à cet instant s'identifiait à son fils brillant Joseph, comme pour être en lui, à sa place. Il subvertit le rapport du face-à-face, comme s’il  passait de l'autre côté du miroir : lorsqu'on a un autre en face de soi, notre droite est devant sa gauche, il y a croisement ; mais en croisant les mains, Jacob décroise l'identification en miroir, au profit d'une autre, plus profonde, où il passe de l'autre côté, du côté de l’autre, et où lui-même se pose comme père de ces deux fils.(Moyennant quoi on parlera  peu de Joseph lors du partage de la Terre promise, on parlera de ses deux fils, il est déjà comme remplacé par eux).
    Puis Jacob bénit solennellement tous ses fils ou plutôt leur dit ce à quoi ils sont appelés. C'est une autre façon de les nommer ;  elle ne prend tout son sens  lorsqu'on la compare aux bénédictions qu'exprime Moïse à la fin de la Torah (Deutéronome 33) pour chacune des tribus. Par exemple, pour Asher, Jacob dit seulement (v 20) : sa production sera abondante, il pourvoira aux jouissances des rois. Et Moïse dira (v 24) béni entre les fils, Ashér (…), baignant ses pieds dans l’huile (grand producteur d’huile, en effet) tes forts seront bardés de fer et d’airain, tu auras pour refuge le divin primordial etc.

            Un mot sur la fin de l'épisode de Joseph et ses frères. Jusqu'à présent ils n'ont pas eu à demander pardon, leur faute ayant été balayée par lui, grâce aux bienfaits de ses conséquences. Mais après la mort du père, les frères se sentent menacés ; la culpabilité semble dépassée, elle n'est pas supprimée ; la loi terrible de l'échange domine toujours, la peur de la vengeance, puisqu'ils se disent « si Joseph nous rendait tout le mal que nous lui avons fait ! » Alors (v 16), « ils envoient dire à Joseph : «  ton père a ordonné avant sa mort en ces termes : « parlez ainsi à Joseph : O pardonne de grâce l'offense de tes frères et leur faute car ils t’ont fait du  mal » et maintenant donc, pardonne leur faute aux serviteurs du Dieu de ton père. » Ainsi, la demande de pardon arrive par deux détours : après la mort du père, portée par des tiers, au nom du père, et ponctuée par les fils qui invoquent le même Dieu. C'est tout un nœud, qui est aussi celui de l'alliance. Joseph pleura lorsqu'on lui parla ainsi puis ses frères revinrent eux-mêmes tomber à ses pieds en disant : nous sommes prêts à être les esclaves. Et cette rage de payer, Joseph ne pourra la dissoudre qu'en invoquant à nouveau Elohim : suis-je à sa place ? Vous aviez pensé à mal contre moi et Elohim l’a pensé en bien afin de faire vivre comme aujourd'hui un peuple nombreux. Il y a une profonde dialectique entre la faute reconnue, interprétée, dépassée, puis dissoute, voire effacée. Ici la multitude du peuple naissant et prospère efface leur faute sous le signe du divin favorable.
    Joseph se sait porteur d'une grâce, d'une visée ou d'une vision divine, cela lui semble évident, qu'il soit dans un cachot ou qu'il soit gouverneur d'Egypte. Narcissisme assumé. Quand il se fait connaître à ses frères, il leur dit d'aller chercher le père car il y a encore cinq années de famine. Révélation énorme et pour lui très simple, comme si sa divination allait de soi. Quand la femme de Putiphar le harcèle pour sa beauté, il n'a pas l'air de s'en rendre compte. C'est un personnage unique, inspiré, consentant à n'être que l'objet de cette inspiration; il va là où elle le pousse, mais il agit très fort dans le sens qu'elle suggère. Loin d'une pure soumission à son destin, il est toujours entre ruse et naïveté, entre consentement et vigilance. Quand il parle aux autres, il semble leur dire: Votre amour-propre, mettez-le de côté, ce n'est pas l'essentiel. Il ne dit pas: "N'ayez pas d'amour-propre", il suggère: ce n'est pas ce qui compte; l'essentiel est de percevoir le projet de l'être qui passe par nous, qui se sert de nous pour transmettre un filon symbolique porteur de vie. Pour Joseph, ce filon, c'est Israël et son histoire. Il y a deux cris de vie lancés presque en même temps par le père et le fils : au "Mon père est donc vivant!" de Joseph répond le cri de Jacob: "Mon fils Joseph est donc vivant!"[1]. Et quand ils se rencontrent, Israël dit: Ainsi je t'ai vu vivant, maintenant je peux mourir. Joseph avait dit: C'est pour nous faire vivre que cette histoire a eu lieu. Il passe là un amour de la vie – avec richesse, nourriture, abondance, acquisition sous le signe du lien à l'être et au divin.
    Lorsqu'au début de cette histoire, Jacob l’envoie vers ses frères, pour voir s'ils sont « en paix », il sait qu'il va vers l'épreuve radicale, ontologique, puisqu'il répond : me voici. J'ai dit que le père semble répéter sur lui et le geste du sacrifice d'Abraham (sur Ismaël qu'il envoie au désert, puis sur Isaac). Mais Jacob avait un bon prétexte, une vraie raison de s'inquiéter : ses fils étaient avec le troupeau du côté de Sichem, là ou ses deux aînés avaient déclenché l'hostilité ambiante, lorsqu'ils ont vengé leur sœur.

            Quant aux paroles ultimes de Jacob à ses fils, elles leur disent ce qu'ils sont, avec tendresse et sans complaisance. Par exemple, il n'oublie pas sa colère envers Shimon et Lévy pour ce qu'ils ont fait à Sichém. Mais il ne les maudit pas, il dit : Je les sépare dans Jacob, je les disperse dans Israël. Pas question de les exclure. Dans la Bible, même les grandes colères n'impliquent jamais le rejet total. Quant à Joseph, il le glorifie devant eux comme "rameau" singulier, mais il l'a béni avant. La bénédiction est une transmission de l'appel; ce n'est pas l'attribution de biens extraordinaires, c'est la simple activation de l'appel d'être. C'est l'appel de la présence, celle du Nom divin, pour qu'il transmette sa force d'être symbolique.

            Pour finir, lorsque Jacob "descend en Egypte" vers Joseph, il a une vision divine où il lui est dit: Tu peux descendre en Egypte, je t'en ferai monter de belle façon[2]. Et Jacob fait une offrande. Insistance de l'idée simple et forte : s'il vous est donné quelque chose de riche et créatif, il faut en prendre une part et en faire vite une offrande; à vous de voir comment  rendre grâce au divin, et marquer que ça ne vous est pas venu tout seul, par votre seul mérite, que c'est un rapport à la vie, au plus divin de l'être. Ce n'est pas si simple.


[1] . Genèse 45, 28.

[2] . Genèse 46, 4.

Parasha de Vaygash (Genèse 44,18 à 47,27)

    Nous avons laissé Joseph refermer sur ses frères le piège de la culpabilité, avec un subtil mélange de douceur et de violence, puisqu'il n'y a pas d'atteinte au corps, mais de la torture mentale à des fins de catharsis évidentes. Et nous voilà ici devant l'impasse totale : Benjamin esclave, et les autres frères invités à rentrer chez eux. C'est le point de tension extrême, puisque rentrer chez eux sans Benjamin, ce serait tuer le père, déjà brisé par le chagrin d'avoir perdu Joseph. C'est ce que Judah va expliquer, et c'est ce qui fait craquer Joseph (entendre parler de sa mort, et de l’amour du père) ; il  ne peut plus poursuivre son jeu, il doit se révéler à ses frères.
    Or il a fait tout ce manège pour les libérer de leur culpabilité, qui était à fleur de peau. Car l'idée même de partir en Égypte acheter de la nourriture portait la marque de cette faute. Le texte nous le précisait, puisque (en 42,1) Jacob dit à ses fils : pourquoi vous entre regarder? J'ai ouï dire qu'il y avait une vente de blé en Égypte. Allez y, achetez-y du blé pour nous etc. C’est que eux aussi avaient entendu la nouvelle, mais pour eux, l'Égypte signifie Joseph puisqu'ils l'ont vendu à une caravane qui allait là. S'ils se regardaient, c'est qu'ils se rappelaient cette infamie, et qu’ils  craignaient de retrouver là-bas Joseph. Celui-ci, les ayant reconnus, a  travaillé cette culpabilité pour la faire monter  à son sommet, puisque voilà Judah, symbole anticipé du peuple juif, qui s'incline et demande à être esclave pourvu qu'on libère Benjamin et qu'il retrouve son père. Joseph  travaille la culpabilité à coups de fausses accusations. À la manière de ces plaisantins qui vous calomnient en face d’un tiers, vous obligeant à vous défendre, à protester de votre innocence, avant d'éclater de rire en disant : « je blaguais ! ». Mais ici, au lieu du rire c'est la détresse : ils se sentent réellement fautifs, puisqu’ils le sont, mais pas de la faute qu'on leur impute, et qu'ils ne peuvent avouer à un inconnu. Et lorsque Joseph se révèle, car il ne peut que « fondre en larmes » au point précis où il  est dit que son jeu sera mortel pour le père, les frères sont bouleversés, affolés, car la faute imaginaire qu'on leur impute(le vol) ne sert plus que de symbole pour convoquer la faute réelle, qu'il va falloir reconnaître, et pour laquelle il faut au moins demander pardon. Or là-dessus, Joseph les devance : nous vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-même, de m'avoir vendu ici, car c'est pour la survie que Elohim m’a «envoyé  ici avant vous ». D’emblée, il renomme de fond en comble ce qui est en jeu : vous ne m'avez pas vendu, vous m'avez « envoyé » ici ; et d'ailleurs ce n'est pas vous, c'est Elohim ; et ce n'est pas pour rien, mais pour la survie.
    La survie de quoi ? Au-delà de la famille de Jacob, il voit la survie du peuple hébreu. En un seul verset (24,7), on a trois signifiants cruciaux de l'histoire de ce peuple :shéérit, péléta, léhahayot, qui signifient respectivement l'acte de rester, d'être épargné, de survivre. Il est clair qu'il parle et qu'il voit très au-delà de la famille, il voit la transmission du peuple ; et il la leur fait voir. Du coup, il submerge leur faute par cette vision supérieure. Ils n'ont même plus à demander pardon, c'est lui qui leur dira (45,24) : ne vous irritez pas en route ; sur la route qui les ramène à Canaan pour chercher Jacob et l'amener en Égypte, en grande pompe. Il se doutait bien que chacun d’eux s’en voudra et qu'ensemble ils risquent de s’en vouloir et de s'accuser mutuellement sur des détails de leur forfait. Là aussi il les devance : ne remuez pas la faute, elle est dépassée par son interprétation, qui n’est pas seulement la sienne, c’est aussi celle des faits.
    Il y a la de fortes leçons à tirer. Si les frères voyaient plus loin que leurs petits états d’âme, s'ils voyaient le trajet de la transmission qui les porte plus loin qu’eux, ils verraient  par quel biais le mal qu'ils font peu bien tourner. Bref, l'interprétation qu'il leur donne est une immense ouverture d'être : il y a de bien plus vastes possibilités que ce que vous avez pensé, et le divin en a choisi une pour nous qui est d'une portée gigantesque, qui offre rien de moins que le terreau pour faire un peuple
    C'est pourquoi le texte fait un décompte de toute la famille de Jacob qui arrive en Égypte : ils sont 70, y comprit Joseph et ses deux fils. Le texte fait ce décompte comme pour prendre un nouveau départ. Joseph a rendu la vie à son père en se révélant vivant quand Jacob le croyait mort ; et en rendant la vie à Jacob-Israël, ancêtre du peuple, il a presque au même titre que Jacob donné  vie au peuple d'Israël naissant
    Et le texte se termine sur la manière dont Joseph gère la famine en Égypte, au point de transformer tous les Égyptiens en esclaves ou serviteurs de Pharaon : ils n'ont plus rien, ils ont tout donné et tout vendu pour avoir du pain ; c’est Pharaon qui leur prête leur terre à cultiver, moyennant le cinquième de la récolte.
    Joseph n'est pas souvent nommé dans la suite de la Bible, comparé à Judah par exemple. Comme si son père Jacob, on le verra, le remplaçait  presque par ses deux fils Éphraïm et Ménashé, en tout amour ; sachant qu’en outre, la splendide réussite qu'il a offerte à son  peuple naissant a d'abord mené celui-ci a un long esclavage, en Égypte.