Archives mensuelles : janvier 2014

Parasha de Michpatim (Exode 21 à 24)

    Il y a dans ce texte une série de lois, dans le sillage des Dix paroles, puis il y a un renouvellement de la promesse ( de mener ce peuple jusqu'à sa terre  et de lui en faciliter la conquête) ; mais il y a aussi une partie narrative : le chapitre 24.

    Certaines lois nous rappellent les mœurs de l'époque : par exemple (21,7), « Si un homme vend sa fille comme esclave, elle ne quittera pas son maître à la façon des esclaves. » Mais dans le cadre de ce rapport maître-esclave, des limites sont introduites. Verset 8, « Si elle lui déplaît, et qu'il ne la réserve point à lui-même, il la laissera s'affranchir… » Verset 9, « S'il la fiance à son fils, il procédera selon la règle des filles ; s'il lui en adjoint une autre, il ne devra point la frustrer de sa nourriture, de son habillement et du droit conjugal » (on apprend ainsi que nourriture, habillement et rapport sexuel sont des droits). Verset 11, « Et s'il ne procède pas à son égard de l'une de ces trois manières, elle se retirera gratuitement, sans rançon. » De même verset 26, « Si un homme blesse l’œil de son esclave ou de sa servante et lui en ôte l'usage, il le renverra libre à cause de son œil. » De même pour une dent. Verset 12, le meurtre est puni de mort : « celui qui frappe un homme et le tue doit mourir » (de mort il mourra) mais s'il ne l'a pas piégé et que seul le Divin (Elohim), autrement dit le hasard, lui a fait commettre cet acte (lui a mis cet acte en mains) il y aura un lieu où il pourra se réfugier (pour échapper à la vengeance). Mais s'il a prémédité le meurtre, fût-il réfugié près de l'autel, il faudra le prendre de là pour l’exécuter (verset 14).
    Plusieurs arrêts de mort sont en fait des constats ontologiques. Ainsi (verset 17), « Celui qui maudit son père ou sa mère, de mort il mourra » on peut l'entendre comme : il est déjà dans la mort, et l’on pose que c’est cette mort où il est déjà qui le tuera. L'expérience confirme ce constat : celui qui traîne avec lui une haine pour ses parents est marqué de mort, et installé dans le morbide.
    Toutes les lois donnent lieu à interprétation. Par exemple (verset 28), « Si un bœuf heurte un homme et une femme et qu'ils en meurent, ce bœuf doit être lapidé et on ne mangera pas de sa chair. » Autrement dit, s'il a provoqué la mort, il est marqué de mort, fût-il un animal. Il faut donc mettre en acte cette mort dont il est porteur ; il faut l'évacuer ; et si le propriétaire a été souvent prévenu de la violence de sa bête et n'a rien fait, lui aussi est passible de mort. (De fait lui aussi est un peu déjà dans la mort parce qu'il sait qu'un objet mortel qui lui appartient est en liberté par sa faute). Or le verset rajoute : « Si une amende lui est imposée, il payera la rançon de sa vie selon ce qu'on lui aura demandé. » Autrement dit, il est possible de commuer des peines de mort méritées en rançon, en rachat. D'ailleurs le mot utilisé, kofér, est de la même racine que kapara, expiation, qui signifie aussi recouvrement, protection. (C'est par exemple le goudron qui devait envelopper l'Arche de Noé pour la protéger des eaux.) L'autre mot utilisé dans ce verset 30, « Il donnera le rachat de sa vie » , c’est pidione, le même mot qu'on utilise pour le rachat de l'aîné qui en principe appartient au Divin. 
    C'est cette idée de rachat qui nuance grandement la fameuse loi du talion, laquelle est bizarrement introduite (verset 22) : « Si des hommes ayant une rixe, et si l'un d'eux heurte une femme enceinte et la fait avorter sans autre malheur, il sera condamné à l'amende que lui fera infliger l'époux de cette femme, et il la paiera selon les experts. Mais si un malheur s'ensuit (si la femme en meurt alors que sa mort n'était pas un meurtre prémédité), il faudra poser « vie pour vie », c'est-à-dire l'équivalent d'une vie. De même pour un œil, une dent, etc. Il est clair qu'il s'agit bien d'équivalent, sinon la loi elle-même serait entièrement prise dans la vengeance. Ce dont le texte a horreur c'est du désir de tuer, du meurtre prémédité, de la mort donnée sciemment. Mais on peut élargir le sens de cette mort : aujourd'hui, on parle avec admiration de gens qui ont « vraiment » réussi : « c’est des tueurs » ; bien sûr il n'en tué personne, mais ils ont beaucoup « déblayé » sur leur passage.
    Il y a toujours du danger de mort, et c'est l'idée d'équivalence qui prévaut. Mais quel est l'équivalent d'une vie ? Y a-t-il un équivalent fixe pour toute vie perdue par accident ? ou l'équivalent est-il variable ? On peut penser que c'est aux juges d’interpréter dans chaque situation. C'est le cas aujourd'hui pour les accidents mortels : les assurances négocient la somme.
    Autre exemple, (22,1) : « Si un voleur est pris par effraction, si on le frappe et qu'il meurt, son sang ne sera point vengé ». Verset 2 :« Si le soleil a éclairé son délit, son sang sera vengé. » Autrement dit, on fait la part de la peur qu'a éprouvée la personne volée de nuit par effraction et qui, en ripostant, a donné la mort. Mais si en ripostant le jour, elle tue le voleur, elle est coupable. On sait que le cas s'est présenté récemment suite à un braquage de bijouterie : le propriétaire a tiré sur le voleur en fuite et l'a tué. On a pu entendre une certaine houle de l'opinion relayée par les médias donnant raison au bijoutier, comme si la protection nécessaire de telle corporation faisait loi. Il est vrai que le bijoutier peut avoir tiré pour arrêter le voleur et non pour le tuer. Donc le meurtre n'est pas forcément prémédité, mais c’en est un. L'intention non meurtrière n'efface pas le caractère meurtrier de l'acte.
    Suivent des lois d'ordre éthique comme (22,20) : « Ne pas contrister l'étranger ni le molester » (il y aura des formes plus fortes ultérieurement : « Tu aimeras l'étranger » ; en tant que tel.) Cela ne signifie pas s'incliner devant l'étranger ou lui permettre de changer les lois du pays pour imposer la sienne. Le respect ou l'amour de l'étranger suppose que le statut d'étranger n'est pas inférieur et ne doit pas l'être ; il n'a donc pas à être effacé comme tel sous prétexte d'assimilation. ; comme si le seul modèle valable était celui des citoyens autochtones et que le destin de l'étranger était de leur ressembler. Ce qui revient à faire disparaître l'idée même d'étranger, à effacer ce mot comme s'il était méprisable, alors que justement il est respectable.
    Dans le même sillage éthique il y a (23,3) : « Ne glorifie pas le pauvre dans sa querelle. »  En somme, s'il a besoin de justice, ne la remplace pas par tes bons sentiments ; tu le rendrais dépendant de leur fluctuation, dépendant de ton caprice. S'il a besoin de justice et de loi, car lui aussi peut avoir transgressé, ne les remplace pas par ta belle-âme. Et c'est souligné au verset 6 : « Ne fait pas fléchir le droit de ton prochain indigent s'il a un procès. »   Ne pas infléchirent le jugement, ni dans un sens, ni dans l'autre ; s'efforcer d'être simplement juste. Et bien sûr (verset 8), « N'accepte pas de présent corrupteur, car la corruption trouble la vue des clairvoyants et fausse la parole des justes ». On peut être juste et clairvoyant mais ce n'est p
as une essence, c'est un mode d'être qui peut être dévié, perturbé par l'afflux de cadeaux qui créent un lien d'amitié avec ceux qui transgressent. On mesure la modernité d'une telle loi. Et elle comporte déjà une promesse : « Car je n’absoudrai point le méchant » (le mal-faisant). Si un mal est fait et que la corruption le recouvre, une promesse est formulée : il y aura une justice venant de l’Être, du Divin. Il ne sera pas dit que ce méfait et son auteur auront le dernier mot.
    Puis, c'est le rappel du Shabbat, c'est-à-dire du jour de l'arrêt, arrêt du travail pour toi, tes employés, tes bêtes ; pour l'étranger aussi ; puis arrêt plus profond pour la terre pendant toute la septième année. Et l'on pose déjà qu'il y aura  trois visites (de la face divine, c'est-à-dire du temple), trois moments à fêter chaque année : la Pâque, le mois de la germination et la fête de la moisson. Ce n'est pas encore précisé ici qu'il s'agit de Shavouot et Soukkot. Mais ce qui est dit, c'est qu'on ne vient pas rencontrer le Divin les mains vides ; il y a pour ainsi dire obligation d'avoir de quoi honorer la rencontre avec le lieu saint, ou plutôt le lieu où le Nom du Divin est appelé. (Car un lieu n'est saint que par l'inscription en lui de cet appel, et cette inscription renvoie à la pratique des rencontres qui s'y font et à ce qu'elles valent.)
    Le texte se conclut par la promesse qu'un messager divin accompagnera les Hébreux dans leur conquête de la Terre Promise et une demande précise de ne pas cohabiter avec les peuples idolâtres qui sont nommés (qui ont disparu depuis, le peuple des Philistins ne figure pas dans la liste), car ils sont idolâtres et ils peuvent rendre idolâtres les Hébreux, par la séduction ; (23,32), :ne fais pas d'alliance, ni avec eux ni avec leurs divinités.

     Moïse énonce toutes ces paroles au peuple qui répond : « Nous les accomplirons. » Alors a lieu un rituel d'alliance, alliance de sang : (24,4), Moïse écrit les paroles de YHVH, le lendemain, de bonne heure, il érige un autel au pied de la montagne et douze stèles selon le nombre des tribus d'Israël. Il charge les jeunes gens d'offrir des holocaustes, des taureaux. Il prend la moitié du sang, la met dans des bassins, répand l'autre moitié sur l'autel. Puis (v.7) il prend le livre de l'Alliance, il en donne lecture au peuple , qui répond : « Tout ce que YHVH a dit nous le ferons et nous l'écouterons » ; on remarquera la préséance du « faire » par rapport à l'écoute. Le « faire » relève de l'acte et de l'instant ; l'écoute peut s'approfondir au fil du temps, comme l'interprétation. Ensuite, Moïse prend le sang qu'il avait mis dans les bassins et il le verse sur le peuple en disant : « Voici le sang de l'alliance que YHVH a conclu (tranché) avec vous pour toutes ces paroles. » On ne saurait mieux signifier que l'Alliance est un partage de vie sous le signe de l'offrande. 
    Puis Moïse, Aaron et ses deux fils Nadab et Abihu ainsi que soixante-dix anciens d'Israël gravissent la montagne et contemplent le Dieu d'Israël : « Sous ses pieds, quelque chose de semblable au brillant du saphir, et de limpide comme la substance du ciel. » Et ils ont pu contempler le Divin sans qu'il sévisse contre eux ; ils ont mangé et bu. Puis Moïse est appelé à monter seul (il y a donc une autre ascension) pour recevoir les Tables de la Loi écrites de main divine ; c'est là qu'il restera quarante jours, pendant lesquels il recevra d'autres lois, et au terme desquels il descendra découvrir l'horreur : le peuple livré au culte du Veau d'or.

Parasha de Ytro (Exode 18-20)

    
    Ce texte contient l'apport biblique massif que constituent les Dix paroles, les Tables de la loi. J'en ai commenté le contenu dans Les trois monothéismes sous le titre : Eléments pour une éthique de l‘être, et j'en ai reparlé dans mes Lectures bibliques. J'en donnerai plus bas la version existentielle que j'ai présentée dans ses Lectures
    Auparavant, quelques remarques sur la mise en scène. Pourquoi tout un chapitre (18) sur l'arrivée de Ytro, le prêtre de Midiane, et sur les conseils qu'il donne à Moïse ? Midiane est une des tribus qui fera la guerre au peuple d'Israël, qui s’alliera même aux ismaéliens et aux descendants de Hagar pour tenter d’effacer le nom d'Israël et conquérir le Mont du temple (Voir Psaume 83). Le texte veut-il nous signifier qu’au départ il y a eu de l'amitié, de la proximité ? Que le prêtre de Midiane a reconnu YHVH et pas seulement Elohim - ou Allah en arabe? (Certains archéologues prétendent que le Dieu biblique est un dieu régional, originaire de Midiane, et n'attachent pas d'importance au fait que son nom est l'anagramme de l’être). En tout cas, le prêtre de Midiane vient s'incliner devant le Dieu des hébreux, il dit « béni soit YHVH »), et Moïse à son tour s'incline devant les conseils de Ytro son beau-père. Façon de marquer une trace originaire d'amitié entre monde hébreu et monde arabe.

    Suit l’essentiel, la scène de l'éruption volcanique où la loi est énoncée par la voix divine, pour dire que l’être se fait parlant et que sa parole fait loi à tels moments privilégiés. Moïse prépare le peuple à cet événement, il lui est demandé de maintenir le peuple  autour de la montagne, et d'exiger que personne n’y touche  sous peine de mort. Or le texte ajoute (verset 13) : aux derniers sons du cor (du chofar) ils monteront sur la montagne. Chaque fois qu'il est question du chofar il s'agit d'un cri divin libérateur (ou d’un appel au divin, ou d’un rappel).  Ici le chofar est appelé tantôt « yovel », tantôt chofar. Et le son qui s'ensuit se renforce de plus en plus (verset 19).
    De quoi ce son est-il libérateur ? Du risque d'anéantissement. Tout comme pour le non-sacrifice d'Isaac : le bélier, dont la corne sert à faire  le chofar, symbolise l'événement où Isaac échappe au sacrifice. Or Isaac est le symbole de la descendance d'Abraham côté hébreu. Dans la scène du Sinaï, le son du chofar symbolise l'événement où le peuple hébreu est sauvé de l'anéantissement par la parole qui fait loi, la parole de l’être qui se donne à lui en forme de Dix énoncés qui légifèrent sur le rapport à l’être, rapport de l'homme à lui-même, à ses semblables et au divin. Le peuple risquait d'être anéanti – par l'esclavage, par Pharaon, par la non-parole ou l'hébétude dans lesquelles il se trouvait ; et le voilà sauvé au son du chofar qui culmine dans la voix où se crient lesdites Paroles. C'est ce qu'a vécu Abraham avec son fils qui, insistons-y, représentait dans la scène ses descendants hébreux : il a failli mourir et il a été sauvé sous le signe de la corne du bélier qui se dégage du buisson, au dernier moment de cette geste à la fois  terrible et purement symbolique ; de cette scène qui construisait elle-même le symbole où se relient l'anéantissement imminent et la délivrance. 
    
Cette scène,  souvent noyée  dans des discours édifiants (où Dieu voudrait vérifier la foi d’Abraham, ou lui faire telle ou telle leçon), mérite qu’on y revienne : Abraham s'entend demander par son Dieu d'aller faire monter Isaac en holocauste. On peut toujours dire que Dieu ne voulait pas ce sacrifice qui aurait achevé l'histoire avant qu'elle ne commence. Mais alors, en quoi consiste l'épreuve que va vivre Abraham ? C'est justement celle de vivre la scène comme si elle devait aboutir à l'anéantissement, et d'espérer jusqu'au dernier moment qu'il se produira quelque chose, un acte salvateur. Abraham fait vivre à son fils (et il vit avec lui) l'événement que sa descendance vivra de façon récurrente, à savoir : risquer d'être anéantie et être sauvée in extremis. Après coup, cette scène apparaît comme la pantomime d'une histoire récurrente, mais par ses deux acteurs, elle est vécue sincèrement, à fond, pour de vrai. Le « comme si » qui la porte concerne l’avenir : comme si elle allait se reproduire dans l'avenir. De fait, ça n'a pas cessé de se reproduire. Même aujourd'hui, le risque de l'anéantissement existe mais  l’espoir d'y échapper existe tout aussi fort. De même que la sanctification du peuple existe, en même temps que le risque de sa déchéance. Après tout, ce n'est pas rien qu'une voix divine crie, encore après les Dix paroles : ne m'associez aucun dieu d'argent ou d'or ; alors que vingt pages plus loin (et 40 jours plus tard) il y aura le culte du Veau d'or. Cela veut dire que même une voix céleste n'arrive pas à prévenir la pulsion idolâtre chez l'humain. Une voix humaine le pourrait-elle alors? Peut-être, si elle est plurielle et portée par une longue transmission qui l’avertit de sa propre faille, si elle est prête à la reconnaître, et à tenter patiemment de la dépasser, sachant que ce ne sera pas une fois pour toutes

    Voici pour conclure un écho de mon commentaire « existentiel » des Dix paroles qui figure dans Lectures bibliques

1/ L'ETRE EST LE SEUL RECOURS POUR SORTIR DE L'ESCLAVAGE. TOUT AUTRE SAUVEUR REMPLACE UN ESCLAVAGE PAR UN AUTRE.

2/ RIEN D'AUTRE QUE L'ETRE NE VAUT D'ETRE DIVINISÉ. PAS D'IDOLATRIE. ELLE IMPLIQUE UNE MUTILATION QU'ELLE TRANSMET AUX DESCENDANTS, ET ILS EN SOUFFRENT SUR PLUSIEURS GENERATIONS.

3/ PAS DE MENSONGE SUR LE NOM DE L'ETRE; SUR LA FAÇON DE L'APPELER. L'ETRE DIVIN FAIT MENTIR TOUTE PAROLE QUI LE LIMITE.

4/ PAS D'ACTIVITE SANS ARRET: C'EST NON CREATIF, OU DESTRUCTEUR. IL FAUT OFFRIR UN SEPTIEME DE LA SEMAINE A L'ETRE-CREATEUR.

5/ RECONNAIS LE POIDS DE TES PARENTS.

6/ PAS DE MEURTRE.

7/ PAS DE SEXE SANS LIEN SYMBOLIQUE.

8/ PAS DE VOL.

9/ PAS DE FAUX TEMOIGNAGE.

10/ PAS D'ENVIE POUR CE DONT L'AUTRE JOUIT. TROUVE TA JOUISSANCE AUTREMENT, COMME LA TIENNE ET NON LA COPIE DE L'AUTRE.

    Note. Le mot shabbat veut dire "repos", par dérivation. Il a sa source dans un mot araméen qui veut dire "accomplissement". On voit le paradoxe: quand fut créé tout ce qui était mûr pour l'être, la Création s'est inachevée en s'ouvrant sur un jour vide où ce qui se crée c'est le Rien. L'achèvement donne sur un vide; la Création est, comme telle, inachevée (on peut créer à l'infini). Dès l'origine, l'inaccompli est intrinsèque. Ce trait, propre à la Torah, l’oppose aux religions de l'accomplissement.
    Le premier "objet" saint dans la Bible n'est pas un temple ou un autel de sacrifice, c'est un jour, pris comme signature de la Création. Il a sa gestion religieuse – la religion vient gérer les abîmes de l'être et aussi les recouvrir. Mais au-delà, sa question reste intacte: comment, en tant qu'être créatif, fréquentez vous le vide qui vrille vos créations? quelle gestion faites-vous de ce vide? comment le supportez-vous?

 

Parasha de Béshallah (Exode 13,17 à 17,16)

   C'est un texte intense – où la Sortie est dramatique puisque Pharaon se ravise et  poursuit les Hébreux avec son armée; où a lieu le miracle ultime : la mer s’ouvre pour les Hébreux et se referme sur l'armée ennemie ; où une colonne de nuée sépare les fugitifs des assaillants : on imagine la scène, aussi concrète que symbolique ; une paroi de nuage sépare deux masses humaines irréductibles,  et cette frontière symbolise rien de moins que la présence divine ; les deux peuples sont tout proches mais ne peuvent se toucher.
    Quant à la ritournelle « j'endurcirai  le cœur de Pharaon », je la traduis, puisque le sujet de la phrase c’est l’être, par « le cœur de Pharaon sera endurci ». C’est une annonce, c’est prévisible. Ladite ritournelle, on l’aurait crue épuisée à la dixième plaie, mais elle ressurgit dans ce texte, puisque Pharaon se ravise. Autrement dit, il ne cède jamais, il n'a aucun jeu, aucune liberté par rapport à son identité de tyran absolu. Son narcissisme souverain ne lui permet aucune faille. C'est une chose qu’on voit souvent dans la vie : des gens dont le Moi hypertrophié ne supporte pas d'avoir reçu un coup, et loin de céder, il se crispe soit pour se mortifier, soit, s'ils en ont les moyens, pour mortifier l'entourage, pour se venger d'une blessure qui est irrecevable dans leur système. Pharaon, c’est cela, mais dans le réel ; et il a les moyens, donc il s’endurcit, il les poursuit (en un sens, il est poursuivi par eux, hanté par ces gens qui sont sauvés par Ailleurs sans lever le petit doigt), et il est submergé par l'élément naturel, la mer, qui suit sa loi naturelle alors que les Hébreux ont  profité d'une incroyable exception qu'elle a eue. Pharaon, c'est l'identité totale prisonnière d'elle-même, sans ouverture sur l'être (c'est lui qui avait demandé dès le début : mais qui est YHVH ? Il n'en a sincèrement aucune idée.) Il mourra donc dans l'accomplissement mortifère de son identité. Pendant que les Hébreux, à peine identifiés comme peuple, déjà très entremêlés, puisqu'il y a les « enfants d'Israël » et une multitude  bigarrée qui les accompagne, et qu'il ne faut pas mépriser car elle a l'intuition que ces gens sont porteurs d'une idée forte, d'une bénédiction inouïe, d'une chance insistante – et qui se dit : il vaut mieux être avec eux. Cela me fait penser à une manifestation de noirs, pour la plupart du Soudan, qui a eu lieu hier à Tel-Aviv, et qui réclamait à grands cris de pouvoir rester en Israël, où ils sont tous venus clandestinement. Voilà des milliers de noirs, la plupart musulmans, venus de loin, et qui tiennent à vivre dans cette société. (Libre à l’Europe de dire qu’elle est d’apartheid.)
    Et donc, ces enfants d'Israël qui sortent d'Égypte forment une identité non homogène. Ce qui va les identifier comme peuple c'est l'acte de recevoir la loi, envers laquelle ils seront, très humainement, ambivalents : à la fois prêts à l'entendre et prêts à la trahir. De même que leur parcours dès l'entrée dans le désert est  contradictoire : ils sont à la fois reconnaissants envers la présence divine et prêts à la mettre au défi : dès qu'ils trouvent de l'eau imbuvable, ils posent la question : alors, est-ce que YHVH est avec nous ou non ? (sic) Sous-entendu : s'il est avec nous, qu'il donne l'eau, et plus vite que ça. On voit qu'au cœur même du rapport à l'être, ça peut toujours basculer vers l'idolâtrie ou le fétichisme : avoir Dieu sous la main, comme un bon instrument.
    La beauté de ce texte, c'est que c'est le même peuple qui crie vers YHVH pour qu'il le sauve des Egyptiens, et qui crie contre Moïse : n'y a-t-il pas assez de tombes en Égypte pour que tu nous mènes mourir dans le désert ! Il serait naïf d'opposer ici la certitude de la foi inébranlable et le doute insidieux de l'incrédule. La foi n'est pas une certitude, sinon elle ne serait pas la foi ; et le doute n'est pas l'incrédulité mais l'incertitude qu'on a sur sa propre existence. Il est humain de douter que l'on mérite autant de chance et de miracles. Mais ce même doute peut basculer vers le défi agressif : si tu n’es pas constamment avec nous, c’est que tu nous as sortis pour nous laisser tomber ! On voit ici se former, se modeler un lien d'amour, à la fois plein d'innocence et de faute, de confiance et de hargne, de souffrance et d'espoir. Un lien qui tolère mal les cadrages édifiants ; lesquels se retrouvent appauvris parce qu'ils manquent l'essentiel - l'indécidable, l'incertain, la question toujours ouverte : est-ce que ça va pouvoir tenir ? Question que l'on se pose encore aujourd'hui. Question qu'un peuple a portée sur son dos pendant plus de trente siècles et qui fait de lui le peuple de l'entre-deux, du jeu toujours possible entre deux pôles extrêmes. C'est dans le même esprit que tout déterminisme absolu est écarté.  Si par exemple on dit que YHVH a décidé de durcir le cœur de Pharaon et que donc il ne lui laisse aucune chance de s'adoucir, c’est du déterminisme naïf. Car dire que YHVH a décidé une chose, c'est dire qu'elle fait partie de l'essence de l'individu en question, en l'occurrence de Pharaon ; mais la voie de l'essence à l'existence, de l'identité à sa mise en acte dans l'histoire, cette voie reste libre virtuellement. On est toujours entre ce qui est déterminé et ce qui ne l'est toujours pas. Pharaon lui n'arrive pas à sortir de ce qui définit son identité. Mais d'autres y arrivent, ils arrivent non seulement a fléchir leur identité mais à fléchir une décision explicite de YHVH. En témoigne le roi Josias à qui YHVH a signifié sa mort toute proche et qui, au terme d'une supplique émouvante, obtient un délai supplémentaire de quinze ans

    Autre contradiction inévitable : il ne fallait pas que les Hébreux passent par le pays des Philistins pour rentrer à Canaan de crainte qu'en voyant la guerre ils ne veuillent retourner en Égypte. Or dès leur Sortie, ils voient la guerre, ils voient Pharaon les poursuivre ; puis cette guerre est gagnée, et ça ne les empêche pas de vouloir très vite retourner en Égypte, à la première épreuve, devant le manque d'eau puis de nourriture. Et il y aura encore la guerre avec à Amalek, guerre qui  là aussi  sera gagnée miraculeusement sans que cela efface pour toujours leur ritournelle qu'ils ressortent à chaque épreuve : on était quand même mieux en Égypte. C'est ainsi, c'est humain (et c’est ce que la Bible explore à fond) ;  outre que le passé même pénible rayonne une nostalgie qui fait croire qu’en y revenant on regagne le temps écoulé et on ne retrouve pas les épreuves du passé puisque, justement, elles sont passées. Cette illusion, très peu y résistent.

    Le chant de la Sortie d'Égypte est en lui-même un miracle puisqu'il est répété chaque jour par ceux qui suivent la tradition. Or non seulement il dit la joie pure d'être sauvé, mais il pointe déjà le contexte politique et culturel presque invariable: les peuples alentour sont inquiets, il tremblent devant c'est horde à qui tout réussit  par l’appui d’une force transcendante ; et ces peuples, on se doute bien qu'ils vont convertir leur peur en haine, grâce à l’ingrédient de la jalousie

    J'ajoute que les hébreux n
'ont pas payé le prix de cette Sortie d'Égypte, puisque d'un bout à l'autre l’être divin les a sauvés. C'est après, en entrant dans la loi, qu'ils vont payer le prix du changement de condition, où ils passent de l'esclavage à la liberté. La liberté se paye par le rapport à la loi, et ce rapport, s'il est juste, donne un peu plus de liberté. Ce texte nous montre bien que le miracle suprême, le fait de traverser la mer à sec pendant  que l'ennemi est noyé, les amène à croire en YHVH et en moïse, mais cette croyance ou cette foi  n'est pas encore la liberté. C'est une soumission à une puissance visiblement supérieure.  Les Hébreux libérés ne sont pas encore libres, ni comme personnes ni comme peuple. Le véritable enjeu de cette libération avait été énoncé dès le début à Moïse : dis à Pharaon de laisser partir mon peuple pour qu'il me travaille dans le désert. Le mot employé, qu'on traduit par qu'il m'adore, a la même racine que le travail. C'est qu'il y a deux niveaux de travail, il y a celui qu'on exerce dans le monde, pour en tirer des fruits, notamment de quoi vivre, et il y a le travail de l’être, du rapport à l’être, qu'on peut réduire à un ensemble de rites(et c'est son expression religieuse) mais qui a une portée ontologique : travailler la frontière entre ce qu'on est et l’être, c'est-à-dire l'infinité des possibles qui fait être tout ce qui est. C'est donc pour chacun, travailler son ouverture sur l’être qui le porte, le traverse et le dépasse. Cela implique par exemple de chercher à se dépasser donc à franchir les limites symptomatiques que l'on s'est imposées. Il ne s'agit pas de devenir esclave de l'être divin ; cette expression n'a aucun sens, sauf à fétichiser l’être pour en faire un être suprême anthropomorphe, qu'on imagine commun un Père tyrannique ou aimant, brandissant la loi ou dispensant l'amour. Ces vues naïves, qui ont leur place et leur utilité pour ceux qui les ont, sont très limitées par rapport aux ouvertures que fait le texte. Si en plus on ajoute que cet être suprême a déjà écrit le destin de chacun, on verrouille complètement le jeu existentiel et le rapport à l’être.
    Les Hébreux n'entreront, ne s’engageront dans l’être-libre que lorsque, ayant la loi, ils pourront choisir de la suivre ou pas, de l'interpréter dans un sens ou dans l'autre, etc. Mais déjà dès leurs premiers pas dans le désert,  après le chant de la joie, lorsqu'ils se plaignent de l’eau amère et que Moïse la rend buvable en y jetant un fragment d'arbre, un premier brin de loi est posé (en 15,26) : si tu écoutes la voix des YHVH, si tu fais ce qui est droit à ses yeux, si tu entends ses appels et si tu gardes ses lois, alors toute la maladie(ou le malêtre) dont j'ai atteint l'Égypte ne t'atteindra car je suis YHVH qui te guéris. Seulement voilà, toutes ces conditions ne sont pas évidentes, c'est tout un travail. La religion peut fort bien le simplifier, le résumant par des gestes précis, mais les prophètes s'attaqueront à cette sorte de réduction. C'est tout un travail du rapport à lettre
    Ce texte de la grande libération, du grand miracle, contient déjà de la plainte et de la révolte contre Moïse. Lors d’un second manque d’eau, (on est dans le désert), la plainte est si violente que Moïse (17,4) est à bout : Que ferais-je pour ce peuple ? encore un peu, ils me lapident.  Il fait jaillir l'eau du rocher et le lieu même sera nommé par cette épreuve : le peuple a mis YHVH à l'épreuve  en disant : est-il parmi nous ou non ? Selon la bonne méthode fétichiste : s'il est parmi qu'il donne tout de suite ce qu’il peut donner. C'est la vision de tous ceux qui occultent leur propres possibilités, ou qui n’y ont pas  accès, alors qu'elles aussi procèdent de leur rapport à l’être. En fixant le divin, c'est eux-mêmes qu'ils fixent ou qu'ils figent, ne voyant plus que l'identité et l'existence s'opposent et se relaient pour qu'apparaisse dans l'entre-deux un chemin de vie.

Parasha de BO (Exode 10,1 à 13,16)

    Ce texte raconte les trois dernières plaies d'Égypte (les sauterelles, les ténèbres, et la mort des aînés égyptiens) ; cela complète les dix plaies pour forcer Pharaon à laisser partir le peuple hébreu, sans doute aussi pour former ce peuple à l'idée d'un tel départ, qui comporte rien de moins qu'une séparation avec le fait d'être esclave depuis des siècles. Marquons d'abord que cette sortie d'Égypte est non seulement le moment fondateur du peuple, mais le moment unique de son histoire ou son Dieu accumule autant de miracles en sa faveur. Ce n'est pas un hasard si cette Sortie et ses miracles sont rappelés par les fidèles chaque jour depuis des millénaires. On ne peut pas vraiment parler d'une « lutte du peuple hébreu pour sa libération », car le peuple ici est plutôt passif ; et même, dans la Parachat suivante, lors de la traversée des eaux, il doutera encore et s’adonnera à sa pratique favorite : se plaindre ; au point que Moïse leur dira carrément :  YHVH combattra pour vous, et vous taisez-vous.
    Cet entassement de miracles qui sert surtout à « édifier» le peuple hébreu, vise à graver en lui ce que j'ai appelé son « hypothèse fondatrice »(dans De l'identité à l'existence), à savoir : il y a pour nous de l'amour dans l’être ; ou encore l'être divin nous aime (l’être YHVH, la vie, le destin qui est le nôtre, l’histoire, appelez cela comme vous voudrez). Si cela doit s'inscrire comme hypothèse de départ, ils n'en sont pas encore à la mettre à l'épreuve. Mais cela viendra très vite, dès les premiers pas dans l'espace libre du désert, quand ils seront en butte au besoin, notamment à la soif, et qu’ils entameront une ritournelle sur le thème : alors c'est pour ça que tu nous as fait sortir d'Égypte ! (Pour nous faire endurer ces épreuves ? nous faire mourir dans le désert ? etc…)
    D'aucuns prétendent qu'il fallait ces miracles pour que le peuple voie l'Égypte vaincue, et se libère de l'instinct de soumission qu'on trouve chez tous les esclaves envers leur maître. Et à cette sorte de mentalité anti-autoritaire, d'autres opposent la nécessaire autorité religieuse, celle des rabbins en l'occurrence, supposés plus ou moins infaillibles, puisque porteurs de La Parole.
    Les deux arguments sont douteux, car outre que l'Égypte n’a pas disparu et qu’elle est restée un empire, même si les Hébreux ont été sauvés, ces derniers ont dû aussi en retirer une mentalité d'enfants gâtés par le divin ; et il faudra toute la force de la loi pour tenter de les brider, sans succès décisif. Il y aura donc toujours dans ce peuple une lutte interne, sans doute présente en chacun, entre obéir à la loi et la rejeter (ou tricher avec) ; un double mouvement entre fidélité et trahison, suivie de retour puis d'autres trahisons et d'autres retours etc. Ce qui m'a fait dire que c'est un peuple de l'entre-deux, au sens non pas d'une voie moyenne mais d'une intrication, d'un tressage entre les deux flux venant des deux pôles extrêmes : indépendance et soumission. Le sillage de la liberté passe donc sur une arête très aiguë dans cet espace de l'entre-deux. Chaque fois qu'un des deux pôles l'emporte, c'est la déperdition, l'appauvrissement spirituel et symbolique. Aujourd'hui, l'entre-deux a tendance à être vécu sous la forme d'un clivage : d'une part, soumission au discours du rabbin, peu importe s’il est plus édifiant qu'intelligent, plus endoctrinant que créatif ; d'autre part, et surtout ailleurs, esprit libre et critique, bien à l'écart du noyau identitaire qui reste intouchable mais que chacun reformate à sa façon ; alors qu'en principe l'identité sert de départ vers l'existence concrète qui peut la remettre en cause sans l'effacer.

            Venons-en à la Dixième plaie, la mort des aînés égyptiens, et le fait que les aînés hébreux furent épargnés – à cause du sacrifice dit de « Pessah », où dans chaque famille un agneau est sacrifié, et son sang, marquant le seuil de la maison, a fait que l'esprit de mort qui souffla cette nuit en Égypte épargna les maisons des Hébreux. (Les détails de ce sacrifice nourrissent pas moins d'un traité du talmud : Pessahim). Il s'agit de faire sortir le peuple hébreu de cette grande matrice archaïque qu’est l'Égypte, et pour cela, pour qu'il advienne en temps qu’ « aîné » de YHVH, il faut qu'il fasse ce sacrifice. Lequel sera repris non seulement chaque année à la même époque, mais à chaque naissance d'un fils aîné : il faudra le racheter, dans un rite où l'on paie une somme au prêtre pour que le petit soit épargné. Cette idée de la naissance d'un peuple sera reprise dans le Deutéronome(4,34) : « un Dieu a-t-il jamais tenté de prendre pour lui un peuple au sein de notre peuple, par des prodiges des signes des miracles et par la guerre (…) comme l'a fait pour vous YHVH, en Égypte sous tes yeux ? » L’aîné, c'est le premier qui a fendu l'utérus. S'il n'est pas racheté, c'est que la mère pourrait le reprendre soit pour elle soit pour l'offrir à la déesse mère ; dans les deux cas, c'est de l'idolâtrie. Ce rite n'a jamais empêché les emprises maternelles parmi les juifs, mais l'important est que la chose soit inscrite. Tout comme celles des Dix Paroles qui interdisent de voler ou de convoiter n'ont pas vraiment fait disparaître les voleurs et les jaloux, mais il importe que ce soit inscrit. C’est fait pour être écrit et parlé, ou parlécrit, et non pour rendre la chose impossible. Aucune des lois n'abolit la liberté de la transgresser, c’est bien pourquoi la prise en compte de cette loi peut devenir un acte libre.
    Cette mort des aînés égyptiens sera reprochée aux Hébreux pendant des millénaires, jusqu'à nos jours, sous une forme projective parfois perverse : vous pétrissez vos galettes de la Paque avec le sang d'enfants non-juifs. Autrement dit, vous marquez vos symboles aux dépens des autres. Cela exprime une jalousie élémentaire envers l'idée que l'ancrage symbolique des Hébreux leur transmet  les bienfaits de la bénédiction ancestrale ; et ceux qui convoitent ces bienfaits ont estimé, au fil des siècles, que les juifs en bénéficient au prix d'un méfait radical : un meurtre rituel. Pourtant, bien des peuples ont fait le maximum pour démentir ladite bénédiction en persécutant les juifs ; mais comme tout élan compulsif, aucune mesure réelle ne l’apaise.
    En même temps le sacrifice de l’agneau, est ordonné le rejet de tout produit fermenté  et la consommation de pain azyme, c'est-à-dire non fermenté, pendant sept jours, à l'avenir, chaque année à cette date. Selon la  tradition, c'est pour rappeler que les Hébreux sont sortis d'Égypte en toute hâte, et que la pâte de leur pain n'a pas eu le temps de fermenter. Il est remarquable que le texte mentionne cette exigence (pain azyme et  rejet du fermenté) avant même le départ précipité des Hébreux.  (Le pain azyme est mentionné verset 8, et la hâte réelle qui ne laisse pas le temps de faire monter et mentionner verset 39 du même chapitre.) Comme si leur hâte effective devait illustrer le texte… chargé de la commémorer. Cette sorte de communication directe  met au même niveau les gestes réels et le texte qui les raconte ; comme si le texte du récit devenait un réel, et le vécu réel devenait un texte. Autour de cet acte fondateur qu’est la sortie d'Égypte, l'écriture d'une histoire devient l'histoire d'une écriture ; c'est le propre d'un texte et d'une geste qui ont valeur originaire.

     Il y a des liens à la fois simples et profonds entre  la circoncision comme signe de l'alliance d'Abraham, le non-sacrifice d'Isaac, et le sacrifice de l'agneau rappelant les aînés épargnés lors de la sortie d'Égypte. Ces liens sont travaillés et mis en scène dans ma pièce de théâtre La passe (parue aux éditions du seuil en 1997). Une conséquence très simple qu’en a tiré la tradition c'est que le peuple juif, en tant qu'aîné de YHVH, doit être racheté régulièrement, par des sacrifices, plus tard remplacés en partie par des prières ; en partie seulement car les sacrifices ont toujours lieu à l'insu des sacrifiés. « Racheté » signifie tout simplement expiant ou payant pour l'idolâtrie dans laquelle tombe tout un chacun. La perdition et le rachat on partie du double mouvement exil-retour, rejet-acceptation (de la Loi), trahison-fidélité, qui sont le rythme de l'entre-deux essentiel.