Archives mensuelles : février 2014

Présentation du livre : Islam, Phobie, Culpabilité

    
    Le monde islamique est resté très adhérent à son identité, définie par ses fondements, lesquels comportaient envers les autres, les "Gens du livre" (juifs et chrétiens), une posture très agressive, qui fit la force irrésistible de ses  armées, l'ampleur de son expansion et de sa culture; qui fit aussi sa stagnation au fil des siècles; et qui fait aujourd'hui sa dissension avec le monde occidental (en même temps que sa dissension interne, parfois sanglante, entre fondamentalistes et laïcs, ou entre fondamentalistes de tendances opposées).
    Cette posture agressive initiale, qui consiste à montrer que l'autre se contredit, qu'il est infidèle à ses propres principes, bref qu'il n'est pas bon, donne aux fidèles, dans un premier temps, un vrai confort identitaire ; jusqu'au moment où la rencontre avec cet autre et avec la réalité leur montre que eux non plus ne peuvent éviter la contradiction. C'est ce qui apparaît aujourd'hui : l'islam identitaire proche des fondements se bat avec ceux des siens qui, dans son propre territoire, veulent vivre leur existence sans la cadrer sur ces fondements; et il est aux prises, au dehors, avec l'Occident que ces mêmes fondement fustigent.
    L'interface physique où se situe cette épreuve, dépasse l'islam d'Europe , et  offre un bon espace d'observation qui fait l'objet de ce livre : islam, phobie, culpabilité. Où  l'on montre que l'Occident, notamment l'Europe, a développé une stratégie perverse à base de culpabilité : où elle semble encaisser les reproches qu'on lui fait, et qu'elle redouble elle-même selon ce que j'appelle une éthique de la faute: où l'on se croit d'autant plus supérieur qu'on s'affiche plus fautif. Le résultat est qu'elle enfonce les musulmans dans leur cadre identitaire alors même qu'ils essaient d'en sortir; et qu'elle impose aux siens une vraie censure, s'agissant des problèmes d'entre deux cultures, pour n'avoir pas à évoquer la question des fondements.
    Le livre explore donc les issues possibles pour qu'une identité complète, qui fait peu de place au sujet et à l'autre comme tel, puisse quand même le rencontrer et accéder comme les autres à sa propre faille existentielle. Laquelle se fait déjà sentir à travers les déchirements consécutifs aux "révolutions arabes"; qui ont le mérite de montrer que la faille et l'ouverture sont internes, et ne sont pas imputables à l'autre, à l'étranger.

Parasha de Péqoudé (Exode 38,21 à 40,38)

    
    Péqoudé
, c'est aussi bien les fonctions, l'ordonnancement, la distribution des différents éléments du Temple portatif : on poursuit ici le récit de sa construction, commencée dans le texte précédent, mais il semble qu’on tient à bien distinguer les niveaux : entre le dire divin adressé à Moïse, répercuté par le dire de Moïse aux Hébreux, spécialement aux artistes, et le faire, l'acte de faire chaque élément concret, qui est porteur de symboles précis et intenses. En somme, puisque le divin, c’est l’être, il est dit que ce doit être fait, ce dit est transmis à tout un peuple, et un jour c'est fait : tout le temple est livré à Moïse selon la série exhaustive de tous ses éléments ; on pourrait presque dire en pièces détachées, qu'il doit lui-même monter, mettre en place, – depuis le tabernacle de la tente du rendez-vous jusqu'au bassin d’airain ou Aaron et ses fils doivent se laver, avant de revêtir les vêtements eux-mêmes confectionnés de main d'artiste, et d'être oints d'une onction qui les consacre de génération en génération, serviteurs de YHVH. (Le verbe kahén qui correspond au mot hohén signifie servir ; et le service en question concerne la gestion des manques et des fautes de chacun dans son rapport à l’être, donc à la vie, et non dans son rapport au prochain : si vous avez volé un bien à votre prochain, il faut le lui rendre car un bœuf en sacrifice ne rachète pas le vol.)

    À l'analyse que j'ai faite antérieurement (voir Lectures bibliques, chapitre Le temple portatif), j'ajoute quelques remarques. Cette histoire de temple originaire peut sembler dépassée à beaucoup d'esprits lucides ; pourtant, il en reste des traces très fortes dans les lieux de culte, hébreu ou non ; notamment, les deux autres monothéismes en sont marqués. Demandez à un chrétien le pourquoi de l'encensoir, ou de quoi procède le chœur de son église, il y a toute chance qu'il ne saura pas remonter au tabernacle de Moïse et au petit autel d’or de l'encens, voué à ce que ce soit bon au souffle (et pour cela on y brûle un mélange d'aromates dont il est interdit d'imiter la formule, il faut que cet encens soit unique) ; il signifie le vœu que le souffle de l’être soit apaisé, non furieux contre les êtres endettés que sont les « pécheurs », c'est-à-dire tout simplement les gens qui sont dans la culpabilité parce qu'ils s'en veulent de ce qu'ils sont, de ce qu'ils ont fait. (Ce vœu que le souffle de l’être soit bon inclut le vœu que votre souffle le soit ; que vous vous sentez bien, que vous n'êtes pas trop suffoqués par ceux que vous ne pouvez pas sentir.) De même, dans la tradition chrétienne, Jésus vient remplacer d'un seul coup tous les sacrifices du Temple, en prenant sur lui tous les manquements. Côté islam, un simple détail suffit : le mot qodésh (saint) qui caractérise le temple portatif, (qodésh pour YHVH), ce mot se retrouve dans le nom arabe de Jérusalem, Qods ; (et dans le nom de brigades extrémistes qui s'appellent carrément Baït al Miqdas, soit le nom hébreu du Temple de Salomon, réplique amplifiée du temple portatif ;  brigades qui se donnent pour but de reconquérir la ville pour la restituer à sa « vraie » sainteté, celle de leur  religion.) Certes, d’aucuns diront que ce lieu est saint pour l’islam car Mahomet l’a survolé en montant au ciel, étant parti Médine ; mais justement, s'il a tenu à faire ce détour , c'est que ce lieu était déjà sanctifié par le Temple hébreu, même en ruines ou absent,  toujours en tant que réplique du sanctuaire de Moïse.

    En fait, l'idée même d'un lieu où la présence de l’être est convoquée par des hommes et des femmes qui voudraient être, plus ou moins, en règle avec leur vie et leur destin qui ne cesse de se dérégler, cette idée hante notre époque contemporaine, en dehors de toute religion : que cherche l'œuvre d'art actuelle sinon à produire une ouverture sur l’être, qui mette les sujets, autant qu'ils le peuvent, en contact avec la création ; avec la création du monde, c'est-à-dire avec le monde en tant que création permanente impliquant la lutte sans fin des pulsions de vie et de mort, des forces bénéfiques et des forces destructrices ; sachant qu'on passe des unes aux autres, qu'il y a du bien qui tourne mal et du mal dont on arrive à faire un bien, quand on s'y prend… mieux.

    Lorsque les « Enfants d'Israël », artistes et artisans en tête, apportent toutes les pièces du temple à Moïse, il constate que le travail a été bien fait, c'est-à-dire selon ce qui est dit dans la parole qu'il a transmise. Alors il les bénit. C'est dit en trois mots : Moïse les bénit. On n'en sait pas plus ; certains récits édifiants, qu'on invente pour se faire plaisir, précisent : il leur a dit : que la présence divine soit avec vous. Tenons nous en plutôt à ces trois mots : il les bénit -  qui disent en mode indirect deux ou trois mots qu'il a pu leur dire ; par exemple : vous êtes bénis pour YHVH ; ou bien : vous serez bénis. Cette parole n'a pas besoin d'un contenu ou plutôt, elle est elle-même son contenu : « béni » signifie que l'être est bien disposé envers vous, ou que votre position est bonne dans le rapport à la l’être. C'est presque un constat : vous êtes béni ou pas. Si quelqu'un vous bénit, cela veut dire qu'il fait le vœu que vous le soyez ; et beaucoup prennent ces vœux pour une bénédiction, alors que ce sont seulement des vœux, provenant d'une personne plus ou moins considérée, qu'on suppose elle-même « bénie ». Être béni  concerne  votre lien à l’être, qui se  décline  dans votre existence. Or la seule façon de communiquer avec votre mode d'être, dépend de ce que vous faites ; de ce que vous faites de votre être, et aussi de ce qu’on vous a fait. Certains ne s'en remettent pas, de ce qu'on leur a fait, et se coupent ainsi le passage vers  l’être-autrement ; ils restent fixés à tel événement, qui peut avoir été traumatique, mais dont souvent ils font eux-mêmes l'équivalent d’un traumatisme, en le coupant des autres possibles.

    Donc, faire le tabernacle, le Michkane, c'est faire un certain nombre de choses qui concernent le rapport à l’être. Si on les examine, comme nous l'avons fait, on voit qu'elles font de cet espace un lieu d'acquittement perpétuel, répondant ainsi à l'endettement perpétuel où le sujet est vis-à-vis de soi-même et des possibles  qui s’ouvrent à lui, que souvent il ignore.
    Certes, personne ne pense aujourd'hui (aux temps antiques non plus) qu'il suffit de venir au temple avec une bête à sacrifier pour que soient transférés sur elle les manquements et les pulsions destructives du sujet. Pourtant, cet acte est donné comme un symbole de tout ce qui pourrait être fait pour que le sujet se mesure à son manque à être, son  endettement existentiel, et qu'il soit rappelé à l'essentiel : à l’être créatif, à la création du monde. Car si le monde est insuffisant à lui-même, c’est encore plus vrai du sujet, pour peu qu'il soit conscient de son existence, de ces conflits, de ses impasses, et qu’il sente le besoin de « recontacter »  la création. Or la fabrication même de ce tabernacle rappelle la création du monde, ne serait-ce que par le nom de l'artiste auquel il est fait appel, Bétsalél, qui signifie littéralement : avec l'ombre du divin[1]. Et l'on sait que dans la Genèse, l'humain (hommes et femmes) a été créé, c'est-à-dire amené sous le signe de la création, par l'effet de la parole et de la pensée, avec l'ombre (ou à l’ombre) du divin, c'est-à-dire avec quelque chose qui résulte de la lumière et qui appelle à la lumière.

    On apprend ici que ce Temple a été érigé « le premier jour du premier mois de la seconde année » de la Sortie d'Égypte. L'érection du temple, si elle a duré un jour, a donc dû impliquer toute la tribu des Lévi, avec l'aide du peuple. Cela se passe la seconde année : comme si  on ne pouvait pas compter à partir de la première pour mettre en place ce  processus complexe d'entrer dans la loi par la voie la transgression, ce projet radical de réparation permanente, qui d'emblée prend la mesure de ce que l'humain a de foncièrement irréparable, ce qui n'enlève rien au mérite ou à l'outrecuidance de ces réparateurs attitrés. Si l'humain est irréparable, raison de plus pour essayer de le réparer.
    Sur l'ordre du montage, il y aurait beaucoup à dire. D'abord la Tente bien sûr, puisqu'elle doit abriter l'ensemble  (c'est une indication divine), puis en premier, on place l'Arche qui contient le pacte d'alliance, le « témoignage »  ; puis la table avec pains à deux faces, puis le chandelier dont on allume pour la première fois la « flamme de toujours », puis l'autel de l'encens, devant l'Arche, comme pour apaiser la fureur des transgressions, puis l'autel des sacrifices, puis la cuve pour les  abblutions des prêtres. (Je vous laisse le soin d'interpréter l' « installation » ; sachant que le mouvement des acteurs en fait partie, et qu'elle se projette plus tard dans un temple bâti, et plus tard encore, dans l'absence de temple, lequel est remplacé par des paroles, y compris des paroles portant sur le temple : par exemple, au lieu de l'encens, on lit le récit de sa composition… Et cela nous mènerait loin, vers les rapports entre le nom et la chose, l'invocation et le réel)  

    Dans ce texte, il y a donc trois événements majeurs : le peuple apporte tous les éléments qu’il a faits ; le temple est érigé ; et une nuée divine remplit le tabernacle, au point que Moïse ne peut pas y entrer. Pourtant il faut bien qu'il y entre, que les prêtres y entrent, ainsi que le peuple ; il y a une sorte de lutte ou d’épreuve dans l'acte d'y entrer et d'affronter la présence qui s'y trouve,  qui est rappelée dans le nom même du lieu, mishkane, comme on l’a vu.
    Le miracle, ou l'étrange coïncidence répétée, c'est que lorsque la nuée se retire de dessus le tabernacle, les enfants d'Israël prenaient le départ ; et tant que la nuée ne se retirait pas, il ne décampaient pas ; jusqu'à ce qu'elle se retire. Autrement dit, tant qu'ils sont là, tant qu'ils en sont là (ou ils en sont), la nuée enveloppe le petit temple ; et elle se lève pour indiquer qu'il faut partir ; ou encore : on peut partir, on le doit, quand la nuée  se lève. Voilà qui scande les arrêts et les départs dans les chemins de la vie.
    Mais la nuit, un feu est dans ce lieu ; ou ce lieu est enflammé ; un feu qui évoque le buisson ardent ; ou le « feu dévorant » (ésh okhélét), forme sous laquelle l’être apparaît ; mais ici la lumière est apaisée ; une pure attente d'éternité. À moins que ce ne soit tout simplement le feu du chandelier, qui symbolise la chose, notamment cette présence incandescente ; et curieusement, ce symbole dure plus longtemps que ce qu’il symbolise.


[1] Voir là-dessus Lectures bibliques.

Parasha de Vayaqhél (Exode 35,1 à 38,20)

    
    On aura remarqué que dans ces commentaires je ne cite pas les exégèses traditionnelles: le lecteur peut s’y référer sans moi. J'en donnerai une, que j'ai entendue récemment, pour montrer qu’elles ont une autre fonction. Lorsqu’en voyant le Veau d'or (à propos duquel leTalmud a comparé Israël, fiancée de Dieu, à une mariée qui trompe son mari sous le dai nuptial), YHVH dit à Moïse : "Va, descends, car ton peuple s'est corrompu", il aurait signifié par ce mot descends que Moise lui-même avait déchu, qu’il était descendu de sa place glorieuse. Or cela ne concorde pas avec le fait que YHVH a demandé aussitôt à Moïse : "Laisse-moi, je vais les exterminer et je ferai de toi un grand peuple". "Descends" ne veut pas dire "tu es déchu"; pas même déchu de l'honneur que t'accordait le peuple hébreu,  puisque celui-ci était lui- même déchu, etc. C’est donc l'argument qui chute. Les mêmes exégètes soulignent qu'Israël a péché lors de cet épisode en parole, en pensée et en acte, puisqu'ils ont pensé faire une idole, qu'ils l'ont faite et qu'ils ont dit : "Voici ton Dieu Israël qui t'a fait sortir d'Egypte". Et de conseiller à tout homme voulant faire “un examen de conscience”, de prendre en compte ces trois dimensions : "Qu'ai-je pensé ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ?" Ils ont oublié d'ajouter que l'homme qui fait cet examen devrait être capable de se dédoubler, ce qui ferait alors six niveaux, car quand on pense à ses pensées on a pas toujours la distance, de même pour les paroles et pour les actes. A moins de parler de tout cela à un tiers qui ne vous encombrerait pas de ses pensées, de ses paroles ou de ses actes? Cela fait beaucoup. Donc le conseil n’est pas vraiment utile mais ces commentaires sont édifiants, et c’est là tout leur propos. 

    La mise en scène de la parasha ki tissa était dramatique : pendant que sont dictées les indications pour faire le temple, il y a déjà la profanation absolue, l'idolâtrie totale; puis le massacre, puis le pardon, les nouvelles Tables, et le renouvellement de l’alliance (34, 10 : “Voici, je contracte une alliance face à tout ton peuple” (YHVH ne dit plus mon peuple mais ton peuple en parlant à Moise, dans ce contexte de chute et de corruption). Et c’est la même demande, le même contrat : “Je ferai des prodiges pour vous si vous écoutez les paroles que j’ai dites”. C’est aussi plus concret “Je chasserai devant vous les peuples de kanaan, ne faites pas d’alliance avec eux, etc., car fragiles comme vous êtes, ils vous corrompraient; ne vous faites pas des dieux de métal (massékha) – alors qu’ils viennent d’en faire un. Bref, on reprend après la catastrophe, non pas comme si de rien n'était mais parce qu'il n'y a pas d'autre choix, et qu'il faut continuer à vivre avec toujours le même projet : atteindre la terre promise, la conquérir, s'y maintenir, s'y tenir avec une certaine dignité face à l’être. Gageure immense.
    Après la chute terrible et la menace d’extermination,  et le refus d’effacer la faute, et  la décision de la mettre en mémoire mais de côté, on reprend la mise en place des lois, des indications etc. On égrène une série de demandes, de convocations pour les fêtes, notamment de Paque, avec aussi des précisions comme “Ne cuis pas le chevreau dans le lait de sa mère” (34,26); dont on a déduit l’énorme système de séparation entre nourriture carnée et nourriture lactée, en assimilant la digestion à une cuisson, ou un mûrissement (bashél).

    C’est dans ce contexte que la parasha de vayakél va faire exécuter les indications, mais cette fois c’est Moise qui les donne au peuple. Il donne celles de Térouma – apporter des dons pour construire le temple – et des détails minutieux sur ladite construction.
    Mais le point-clé, c’est le premier mot vayakél, racine khaal assembler. Moise fait assembler toute la communauté des enfants d’Israël et leur dit: voici les paroles que YHVH a ordonné de faire (d’accomplir). Et on commence par le repos du septième jour avec interdiction d’allumer le feu dans aucune de vos demeures. Le feu extérieur étant un des symboles du travail; il ne doit rester qu’un feu intérieur. 
    Donc, le mot assembler est essentiel; il s’agit de les unir sous le signe d’une tâche à accomplir: la construction de cet étrange centre psychothérapique fait pour expier les fautes, dans une scène à quatre : Soi-même, l’animal, le prêtre et l’être divin. La rencontre ayant lieu dans cet espace très calculé qu'est le temple, dont l'agencement, les mesures, les objets, sont destinés à rayonner des intensités bienfaisantes. Il y a une telle quantité d'intentions dans chaque objet, et dans l'espace d'ensemble, que c'est une structure vivante prête à accueillir les questionnements qui s'y présentent touchant au manque et à la faute.

     L’autre point important, c’est que tout le monde donne, les hommes et les femmes. Les femmes “sages de coeur”, c’est-à-dire ayant un certain talent, “ont filé de leurs mains l’azur, la pourpre, l’écarlate, les poils de chèvre “, etc., et le texte insiste (35, 29): “tous les hommes et toutes les femmes, que leur coeur portait à offrir pour tout l’ouvrage… l’apportèrent en offrande à YHVH”. Autrement dit la capacité de prendre part à l’élaboration du temple est reconnue également aux hommes et aux femmes, d’abord au niveau du don que l’on fait pour fabriquer le temple, puis au niveau du don dont on est doué pour un certain savoir-faire. Cela veut dire que du point de vue du Temple, de la Présence qui y est appelée, et du travail d’expiation qui s’y accomplit, les hommes et les femmes se situent au même niveau. (On comprend, en passant, que les dons aient été généreux: ils sont déjà, en eux-mêmes, une expiation ; ils interviennent après la grande faute. L'existence même du temple est vécue comme un rachat.)
    On peut trouver là de quoi mettre en question l’étonnante séparation qui s’est instaurée au fil des temps dans les synagogues, où les hommes, pour montrer leur foi intense, mettent les femmes soit au “poulailler” de sorte qu’elles ne touchent pas le rouleau de la Torah, le sefer torah lorsqu’il sort de l’Arche (de crainte qu’elles soient impures à cause de leurs règles, comme si elles ne pouvaient pas elles-mêmes, dans ce cas,  s’abstenir de le toucher, plutôt que d’être toutes confondues et mises en règle dans cet interdit massif); soit donc dans le poulailler en hauteur, soit dans un espace séparé où elles ont sous le nez, pour leur barrer la vue , des plantes,  des murs ou des tentures (qui ont d’ailleurs tendance à devenir moins opaques.)

     Ce texte ouvre aussi une pensée sur l’artiste. Bétsalel fut “appelé par son nom, par YHVH”, et “rempli d’un souffle divin de sagesse, intelligence, savoir, aptitude pour tout travail” (tout métier) et surtout (36,32) “pour penser des pensées et faire avec l’or, l’argent, l’airain, tailler la pierre, la sertir, travailler le bois, exécuter toute espèce d’ouvrage d’art”. Or “penser des pensées”, c’est concevoir des oeuvres; mais la racine, c’est penser, hshb, qui veut dire aussi calculer. Une oeuvre d’art c’est quelque chose où une pensée est mis en acte à travers un souffle inspiré et un matériau précis dans lequel passe l’intelligence, le savoir-faire, la connaissance et l’aptitude. (Soit dit en passant, le texte distingue bien les artistes et les artisans. En (36, 8) on trouve : “Tous les sages de coeur parmi les artisans firent le tabernacle de dix-huit tentures en lin retors etc.”)
    Mais cet artiste est aussi doué pour l'enseignement (V 34) “Il était doué pour enseigner (horot)”. Le mot est de la même racine que torah : enseigner au sens de faire voir. C’est le même verbe utilisé par Moise quand il demande à YHVH : “Montre-moi ta gloire”. 
    S’il faut l’intelligence du coeur pour produire tous ces éléments du temple, énumérés sans exception, y compris les vêtements des prêtres, c’est que le lieu, en tant que lieu de présence et lieu d’appel à cette présence, implique pour ceux qui y viendront, leur intelligence et leur coeur. Autrement dit, sont exclus en principe la dévotion bête et l'esprit fin mais desséché. Le lieu interpelle  aussi les fidèles au niveau des sottises qu’ils font (manque d’intelligence) et des méchancetés qu’ils commettent (manque de coeur, d'ouverture, de générosité, de bonté); crispations narcissiques variées, comme quand certains veulent se montrer plus dévots donc meilleurs que d'autres. Le lieu interpelle aussi leur capacité de comprendre, de se comprendre, donc leur discernement. Ils n'ont pas à se satisfaire, plus ou moins complaisamment de discours édifiants et naïfs. L'expression intelligence du cœur suggère aussi que les impasses affectives rendent un peu bête, ou supposent une certaine bêtise, et que la bêtise présuppose des impasses affectives; qu'elle peut même en être l'effet.
    Bref, il n'est pas dit que les synagogues qui aujourd'hui tiennent lieu de temple, pas plus que les temples identitaires qui ont imité celui-ci, soient à la hauteur des enjeux qu'il convoque, notamment dans sa conception, du côté de l'intelligence du cœur. 
    En tout cas, celle-ci, que Salomon demande en rêve à Dieu lorsqu’il devient roi, figure déjà comme exigence dans la confection des éléments du petit temple; que lui-même est appelé à bâtir en grand, à Jérusalem. 

     De nos jours, l’artiste fait une oeuvre qui présente ou représente quelque chose de nouveau, d’inconnu. Or c’était bien le cas dans la fabrication du temple: tous ces objets naissaient pour la première fois. Ce temple est une création, et comme toute création pensée en profondeur (notamment aux différents niveaux de la sensibilité qui sont énumérés), elle évoque où elle prend part à la création du monde,  création supposée et aussi continue ; finie-infinie, comme le dit la Genèse. 
    On peut donc vraiment parler de travail d’artiste. Ce qui est remarquable, c’est que la définition qui en est donnée dans ce texte millénaire  (sagesse du coeur, connaissance, intelligence, savoir faire tout métier) garde  sa valeur de nos jours. On s'émerveille que des artistes contemporains fondent des objets sculptés, qu’ils collent parfois à leurs toiles avec d’autres matériaux, en passant par des techniques sophistiquées, et mettent en oeuvre non seulement leurs pensées plus ou moins complexes mais leur savoir-faire. La notion d’artiste, ici sobrement définie, aura donc traversé une immensité de temps, en gardant sa force intacte, quelle que soit le genre d’art dont il s'agit: qu'il soit antique, classique, moderne, contemporain ou ultérieur.
    (Voir là-dessus mes deux ouvrages : Création, essai sur l'art contemporain ; et Fantasmes d'artistes, où je montre notamment le rapport entre toute création forte et la création du monde, ne serait-ce que d'un petit monde).

     Maintenant, une remarque sur les hasards implacables de l'histoire : une colonne de fumée montait de ce temple, de l'autel des sacrifices, une fumée permanente. Dans les camps nazis d'extermination, où ce sont les corps hébreux qui étaient sacrifiés, une colonne de fumée montait en permanence. Les nazis avaient pénétré, en la retournant perversement, cette logique du sacrifice décalé, pour sacrifier ceux-là mêmes qui maintenaient ce décalage, et faisait de l'expiation autre chose qu'un meurtre. C'est que le projet nazi était d'aller chercher assez loin les ancrages existentiels du peuple juif pour mieux le faire basculer dans le néant. Et ce projet, même s'il a sacrifié le tiers du peuple, non seulement a raté son but, mais a donné un terrifiant coup de fouet à la renaissance de ce peuple.

Parasha Tétsavé (Exode 27,20 à 30,10)


  Tétsavé
 : "tu ordonneras"; "tu ordonneras aux enfants d'Israel". On a là tous les détails de l'habillement et l'investiture du Kohen, du prêtre, et de ses fils. Cela semble très technique: tu découperas dans le tissu écarlate, dans le pourpre, il y aura telles pierres précieuses, voici comment tu construiras l'autel de l'encens, voilà comment tu vas  investir Aron, tu prendras un taureau, un bélier, etc. On se dit que ce n'est pas d'une actualité folle. Pourtant c'est une parasha passionnante. Des commentateurs  l'ont remarquée  comme la seule où il n'y a pas le nom de Moïse. Parfois on invente un problème pour le plaisir de le résoudre et d'oublier les vrais problèmes. Or s'il n'y a pas le nom de Moïse, c'est assez normal, le texte prend la suite de la parasha précédente, térouma, où il donne des instructions, et il n'a pas de raison pour dire le fameux  " Dieu parla à Moïse" ; la parole se poursuit, tout simplement. Des sages disent que dans la parasha suivante  Moïse  dira : « efface-moi de ton livre si tu ne leur pardonne pas », suite au Veau d'or -  alors son nom est effacé dans celle-ci. Or la parole que dit Moïse à Dieu pour obtenir que cette faute soit recouverte (kippour, kaporet, c'est un recouvrement, et kippour a été inventé pour pardonner cette idolâtrie essentielle, intrinsèque à l'homme, symbolisée par la faute du Veau d'or), cette phrase que dit Moïse est une des plus belles qu'il ait dites. Il fait face à un Dieu déchainé qui dit "Laisse-moi les exterminer et je ferai de toi un grand peuple" ; autrement dit, les forces de vie connaissent là un moment totalitaire : ils ont fauté, qu’ils soient effacés ! Et Moïse doit apaiser ce déchainement, il semble dire : En quoi, faire de moi un nouveau peuple peut garantir que ce peuple ne pécheras pas ? C'est donc avec ce peuple tel qu'il est, humain comme il est, qu'on doit mener cette aventure, sinon on ferme le livre, on efface. Un texte qui n’intègre pas le fait que ses scribes et ses lecteurs sont faillibles, n’est pas fiable. C'est dire que l'écriture du Livre, cette texture infinie, ouverte, qui porte cette transmission, ne repose pas sur le fait que c'est un peuple idéal ou modèle. C'est un peuple qui prend sur lui de porter un message même s'il n'est pas à la hauteur de ce message, il se bat avec et c'est ce qu'il le rend poignant, en même temps qu'agaçant, mais c'est comme ça. On ne va pas construire des surhommes qui appliquent une belle loi, une belle Torah, ou qui seraient au-delà. Il faut dire que pour certaines religions, le peuple hébreu est destitué, dessaisi de son alliance puisqu'il a commis la faute d'idolâtrie; et cela met les tenants de ces religions (et de la juive aussi) dans un certain porte-à-faux, dans l'idée qu’on pourrait ne pas fauter. Or le problème n'est pas d'être parfait mais de savoir quoi faire de ses imperfections, et comment continuer avec. 

Donc, venons-en à cette parasha technique qui, par quelques petits détails, se révèle essentielle.

    D'abord : "tu leur demanderas de t'apporter de l'huile d'olive pure pour qu'il y ait une lumière de toujours; nér tamid, une lumière éternelle". C'est une lumière qui doit venir des enfants d'Israël; le peuple d'Israël doit se débrouiller pour toujours maintenir une lumière. Bien sûr, la tradition identifie cette lumière, cet "or", à la Torah. (Nér mitsva vé-tora or : la mitsva est une flamme, et la Torah, une lumière). Maintenir cette lumière est une question d'existence : comment as-tu maintenu cette lumière ? y a-t-il du lumineux chez toi ? La transmission de la lumière, c'est toute une histoire pour le peuple hébreu : voyez le chandelier de Titus qui est pétrifié à Rome ; la tradition en a fait un chandelier lumineux, lancé dans la nuit des temps, qui tourbillonne pendant huit jours chaque année dans la fête des lumières appelée Hanoucca. Donc, qu'il y ait de la lumière ; soit la lumière…
    Et toi, va consacrer Aron mitokh béné Israel, du milieu des enfants d'Israël; il faut le prendre de là, et le consacrer, notamment lui faire des vêtements spéciaux pour l'honneur et la gloire. Le prêtre, le médiateur, celui qui intercède entre le peuple et le divin, il faut qu'il ait des vêtements d'honneur, qu'il soit revêtu de kavod,de consistance; il faut qu'il ait du poids; il n'y a rien de plus terrible qu'un médiateur qui ne fait pas le poids et qui est là simplement parce qu'il faut que quelqu'un soit là. Il faut qu'il soit glorieux, qu'il rayonne; de là, tous les détails sur les vêtements, dont on va voir quelques aspects. 
    Il faut que sur ses épaules il y ait deux pierres avec, sur chacune, six noms des tribus.  Ce prêtre va porter deux pierres, avec son vêtement, son pectoral, sa tunique etc.; ces deux pierres portent les noms des tribus, qu'on écrit par ordre de naissance. Et si on écrit ces noms, on voit qu'il y a 25 lettres d'un côté, 25 lettres de l'autre ; donc une coupure exacte en nombre de lettres. Puis on parle de son pectoral, qui aura quatre rangées de pierres précieuses, et dans chacune sera enchâssé le nom de chaque tribu. Cela veut dire que les douze tribus vont être divisées en deux "facteurs", de toutes les façons possibles; et il n'y a que deux façons : on passe de 12 = 2×6 à 12 = 3×4. Donc la division passe dans le corps du grand prêtre de deux façons possibles, 2×6, 3×4. C'est comme la coupure-lien  ou le nouement d'Isaac. Il ne s'agit pas de les diviser pour que les uns combattent les autres (on a là-dessus cette parole forte : lo titgodédou, c’est-à-dire : Ne faites pas des factions, ne vous combattez pas, ne vous déchirez pas). Là, ce n'est pas une division, c'est un ordonnancement des pierres précieuses sur le corps du prêtre, pour qu'il porte les deux "pierres du souvenir", comme deux tables de la loi; mais ce sont les noms des tribus qu'il porte ainsi sur ses épaules au moment d'intercéder. Et en même temps, il aura le pectoral hoshen mishpat, le pectoral du jugement, parce qu'il y aura là-dessus les ourim et les toumim, c'est à dire les moyens symboliques de chercher la vérité dans les questions de jugement ; cela fait partie de sa fonction. En somme, il porte deux fois six tribus sur ses deux épaules, et quatre fois trois tribus sur son cœur (sur le pectoral, sous forme de quatre rangées de trois pierres précieuses chacune.)
    En (28, 29) on trouve : "Aron portera les noms des enfants d'Israel sur le pectoral du jugement, sur son cœur, quand il viendra au sanctuaire pour mémoire". Donc, effet de mémoire, d'inscription, de coeur, d'intercession ; tout ceci articulé sur ses vêtements, calculé, selon un travail qu’on appelle maassé hoshev, "un travail de tressage", mais dans hoshev il y a le mot pensée. Moïse devra faire "appel à des artistes"; le mot artiste n'est pas prononcé (aman), mais il est défini : c'est celui qui a l'intelligence du coeur et qui sait la traduire avec ses mains, avec son corps. "Intelligence du coeur", ça rappelle Salomon qui, lorsqu'il est intronisé, a un rêve où il demande à Dieu « l'intelligence du cœur ». Là encore, c'est un effet de croisement : contre le clivage intelligence-cœur, c'est le croisement des deux qui importe. L'intelligence du coeur et le coeur qu'il peut y avoir dans l'intelligence pour qu'elle ne soit pas desséchée, c'est cet entre-deux qui est convoqué. C'est un peu comme si Salomon avait dit "Je voudrais être un artiste". (Il y a une chanson : J'aurais voulu être un artiste). Et très vite après, c’est l'épisode des deux femmes qui viennent se disputer un enfant; là, il fait preuve d'intelligence du coeur. 
    Donc, on a ces deux pierres du souvenir, et ces quatre rangées; et des petits détails passés dans la tradition, les pa'amon et les rimonim, les clochettes et les grenades. Tout cet investissement du prêtre, cette action d'investir (Rashi dit  revestir), s'entend au sens propre. L'investir, c'est le fixer dans un lieu où il soit revêtu de cette gloire, de cet honneur, pour affronter une dure tâche : rien de moins que la « psychothérapie » d'un peuple, via son rapport à la culpabilité : « Aron portera le jugement des enfants d’Israël sur son cœur devant YHVH toujours » (28,30). Avec sa plaque d'or sur le front sur laquelle est gravé, en gravure de sceau kodesh ladonai (consacré à YHVH), il va affronter les péchés des enfants d'Israël quand ils font des offrandes. Ce ne sont même pas directement leurs péchés habituels; c'est qu'en apportant des offrandes pour se purifier, à cette occasion, ils commettent des péchés. Façon de dire que même quand on se soigne, on peut se rendre malade. On a une façon de se soigner qui n'est pas cohérente avec le mal être, avec la maladie; une façon d'apporter des « sacrifices » qui n'est pas cohérente avec le divin. Il s'agit donc des péchés qu'ils font en voulant réparer, en voulant se rapprocher du divin. Et il y aura cet appel pour conjurer ces péchés, "pour qu'ils soient agréés par la face de YHVH", pour qu'ils accèdent à leur désir (ratson,c'est le désir). Aron intercède pour faire exister son acte, sa demande d'agrément. Il n'est pas sûr que la personne soit agréée, exaucée. De même pour une prière : il s'agit d'abord d'entendre soi-même des paroles qui vous convoquent à certains lieux d'être et de pensée ; qui mettent en mesure de séduire l’être favorable. Et lui va invoquer constamment ce désir divin, pour qu'il soit toujours ouvert et propice au pardon. Un exemple des actes qu'il va faire concerne cet autel de l'encens, qui est étonnant; tout un travail sur le souffle de l'Autre. Et c'est passé dans les prières de minha (de l'offrande), dans la liturgie. Dans cette prière, on récite la manière dont se fabriquait l'encens de l'autel de l'encens. En somme, quand n'on a pas l'objet, ni le lieu, on a les paroles pour dire l'acte qui n'a pas lieu, et cela lui donne lieu; on a lieu de dire le désir de faire ladite offrande; en l'occurrence, le désir de susciter un souffle de repos (r
éah nihoah
), un souffle pour apaiser l'être, pour être apaisé, pour être proche du feu de l'être en ce qu’il a de bénéfique. Le prêtre, c'est celui qui doit entretenir le feu de l'être, entretenir cet encens apaisant, cette lumière de toujours pour que le peuple soit toujours branché sur le manque à être, dans le sens du passage, voire du dépassement. 

Parasha de Térouma (Exode 25 à 27,19)

    
    Pendant que le peuple se remet de ses émotions liées au don des Dix paroles, en pleine éruption volcanique, Moïse continue à se faire dicter là-haut par l'être une série de lois, dont on a vu une partie (dans Michpatim), qui se poursuit ici par des indications précises en vue de construire un tabernacle, un petit temple portatif, très pensé et articulé pour qu'il puisse donner lieu à des rencontres, des rendez-vous avec le divin. Non que celui-ci soit « contenu » dans le  temple: Salomon le dira bien quand il inaugurera le sien, des siècles plus tard, à Jérusalem : le temple est un relais des appels vers l’être divin; autrement dit, YHVH fait habiter son Nom dans ce lieu ; ce n'est pas lui comme tel qui l'habite. D'ailleurs, on lit (25, 8): ils me feront un sanctuaire et j'habiterai au milieu d'eux; le verbe habiter  (sh k n) n'a pas la même racine que sanctuaire (q d sh). La façon dont l’être habite parmi les étants ou au milieu d’eux, on ne la connaît pas, on n'en sait quelque chose qu’après-coup. (Il peut même habiter là de façon hostile.) En revanche, le sanctuaire symbolisera le Nom de l’être, c'est-à-dire toutes les façons possibles de l'appeler, de faire appel au divin, d'y avoir recours ; notamment pour soigner sa culpabilité, c'est-à-dire pour alléger son stock de fautes  et de manquements au moyen de sacrifices consentis, par différence avec les sacrifices subis.
    Cette idée de faire des sacrifices  pour ne pas être sacrifié, de conjurer le mal pour ne pas y être pris, est une idée-force du Texte, une parmi  de d'autres. (Car les sacrifices servent aussi à faire vivre ceux qui entretiennent le temple.) Ici, il y aura un premier sacrifice sous forme de dons, pour non pas l'entretenir mais déjà  pour le bâtir. Il y a donc un appel aux dons ; c’est un sens du mot térouma: prélèvement, contribution « de tout homme que son cœur portera à donner ». La racine de cet être porté à donner, c'est ce qui définit la générosité (n d v). C'est donc à une qualité qu’on fait appel,  plutôt qu’à une quantité ; à un rapport à l’être plutôt qu’un rapport à l’avoir. On dirait que le texte se méfie de ceux qui donneraient sans que ça vienne du cœur ; et qu’il fait même une place à ceux  qui n’ont pas le désir de donner, ou à ceux qui ne peuvent pas ; comme s’il redoutait d'avance les donateurs par calcul.  (Le texte sait bien qu’on peut donner par calcul, pour placer son argent là où, à coup sûr, il vous donnera du pouvoir sur la communauté, sur les décideurs ; ne serait-ce que le pouvoir de parler, de paraître, d'avoir son nom inscrit.) C’est pourquoi le texte parle du « cœur », il fait appel à l'amour du don, qui peut bien sûr se révéler être un don d'amour : il s’agit de donner par amour. (Certains ont même cru définir l'amour par le rapport au don : aimer, c’est donner ce qu'on n'a pas, disait Lacan ; c'est discutable, car en aimant on donne quelque chose, on donne l'amour ; il est vrai que l'amour, même si on l’a, on le donne symboliquement comme une part d'être, et l’être n'est pas un avoir.) Donner par amour de l’être, c’est donner parce qu'on est reconnaissant, par reconnaissance du fait d'être porté et débordé par l’être, dans un sens bénéfique ou éprouvant.
    À ceux qui dans ce cas ne peuvent pas donner, il faudrait pouvoir dire : donne, et tu auras ; et il te sera donné.
    En tout cas, la différence est grande entre aimer parce qu'on donne et donner parce qu'on aime. C'est ce dernier cas de figure qui est clairement sollicité. Il s'agit ici d'une parole originaire, essentielle  et métaphorique sur le don. On sait bien que dans le monde qui est le nôtre, s'agissant de bâtir un projet, tous les dons se confondent pour grossir le chiffre ; ils sont tous unifiés par le projet ;  les différences apparaissent par la suite, entre qualité et quantité, entre l’être et l’avoir.

    Ce qui frappe dans la construction du tabernacle, c’est que  les principaux objets (l'arche, le propitiatoire qui est au-dessus, et la table) sont enveloppés d'or pur, le chandelier, lui, est en or pur massif. L’or doit envelopper un objet qui inscrit un rapport à l’être, ou qui porte la flamme de l’être. (À l'opposé absolu, c'est le Veau d’or qui se prépare.)
    La portée symbolique de chaque objet est évidente, comme celle de leur combinatoire : espace d'appel, d'invocation, d'expiation, d'écoute, de pardon, etc.
    L'arche doit contenir du texte qui témoigne ; le propitiatoire doit rappeler qu'au-dessus de cet engagement, il y a les manques, les trahisons, et le pardon nécessaire (racine de kaporét : kapér, expier, recouvrir). Et c’est de ce niveau-là, celui de l'expiation et du pardon, que doit se dire la parole de YHVH à Moïse. Ce niveau est surmonté de deux chérubins ( kéroubim) d’or qui doivent être faits d'un seul tenant. Étrange mot, kéroubim, qui littéralement signifie: comme pluriels (ké-rabim). Chacun a deux ailes, mais les deux  sont une unité ; et c’est dans l'entre-deux que doit passer la parole divine ; entre le « deux » qui est d'un seul tenant.  C'est ce passage qui, en quelque sorte, les « excuse » d'être en or pur massif.
    Il y a donc l'arche contenant le texte, le lieu de passage de la parole, le chandelier à sept branche avec sa flamme de toujours, rappel sans doute de la lumière initiale, propre à la Création, et la table avec le pain de toujours (tamid). Puis c'est le tabernacle proprement dit (michkane), l'habitacle de la présence, avec ses tentures, ses colonnes, ses nœuds, ses tenons, ses jointures, ses planches recouvertes – certaines d’or d'autres d'argent, etc. Enfin, l'objet majeur, l'autel des sacrifices, fait en airain, puis le parvis du temple, ou plutôt de ce qui s'appelle la Tente du rendez-vous.
    Le maître mot qui est à la racine de Michkane (tabernacle) et de la présence (Shékhinah) c'est le mot shakhén qui veut dire habiter ; il signifie aussi : « voisin » ; et cela pose question importante : comment avoisinez-vous le divin ? de quoi est fait votre voisinage avec ? comment fréquentez-vous le divin ? Le mot shakhén contient le mot khén qui signifie : oui. À la racine de tout cela, il y a donc l'affirmation pure d’un rapport à l’être ; le Nom de l’être, c'est-à-dire son potentiel d'appel, dans les deux sens  (appel et rappel, venant de l’être ou venant des étants humains), ce Nom est supposé habiter là (shokhén). Potentiellement, le divin s'est déjà lettres avec l’humain, mais il s'agit de l'inscrire, de le reconnaître, en travaillant à la fois le lien et la séparation.
    Toute la densité de ces objets, qui seront fabriqués de main d'artiste, c'est-à-dire de quelqu'un qui pense avec ses mains, toutes cette matérialité vise à inscrire cette supposition : il y a là un lieu d'appel de l’être. Cela symbolise une fonction universelle, celle de l'appel d'être, c'est-à-dire de l'événement d'être qui nous arrive ou non ; et s'il n'arrive pas, c'est que notre façon d'être ne supporte aucune secousse ni rupture ; elle reste identique à elle-même, et ne s'implique pas vraiment dans l’enjeu d'exister.
    Du même coup, toute cette matérialité qui semble bizarrement technique, vise à inscrire l’exigence de faire. C’était déjà annoncé (dans Michpatim) dans  cette réponse des Hébreux  à Moïse: «  toutes les  choses (les paroles) que YHVH  a dites, nous les ferons » ;  ce qui fut complété peu après par : «  nous ferons et nous entendrons » ; c’est que l’acte ou la passion de faire peut empêcher l’écoute ou la rendre inutile : on fait ce qu’il y a à faire, point.  Or il y a beaucoup à entendre car il y a beaucoup de non-dit et d’indicible.
    L'enjeu de ce petit temple originel et portatif est parfaitement actuel : c'est l'exigence de produire  un rapport à la création, des ouvertures sur l’être qui soient palpables.
    La loi inscrite dans l'Arche a une fonction de témoin et de transmetteur. La table avec les douze pains, un pour chaque tribu, (chacun à deux faces, l'une vers soi et l'une vers l'autre, renouvelé chaque semaine), inscrit la nourriture disponible. La lumière du chandelier marque la lumière autre, l'autre lumière que celle de la banalité visible. L'autel des sacrifices c’est la grande machine expiatoire où le feu consume tout ou partie des animaux, sur lesquels on impose les mains pour transférer sur eux la faute à brûler,  la blessure à cautériser. L'autel est un opérateur, il opère le transfert des manques et des manquements pour libérer le rapport à l’être ; pour faire en sorte que ce rapport ne se bloque pas sur un manque indépassable.
    L'enjeu du sanctuaire, c'est de faire exister un lieu où le désir d'être puisse se libérer de ce qui l'empêche de vivre et qu'on appelle le péché, le manquement, etc. Le sacrifice comme approche de l’être vise à dévier les pulsions destructives, conscientes et inconscientes.
    Toutes tâches qui ont leur sens aujourd'hui, et sont clairement prises en charge par des lieux et des actes   symboliques nullement réduits à l'intériorité (Dieu est en moi et je m'explique avec lui…) Au contraire, ces tâches impliquent  des actes  et relève d’un faire, d’un savoir-faire, avec des espaces précis, des tiers, des relations passionnelles et violentes, où l'animalité humaine n'a plus besoin d'animaux pour exprimer son besoin de se transférer
    Il est dommage que certains n'aient retenu du Temple que les marchands. Certes, avec toutes ces bêtes, ces fumées,  ce sang et cette cohue, la sainteté devait avoir un certain mal à frayer sa voie séparée ; mais déjà depuis longtemps les prophètes avaient hurlé : la parole de nos lèvres payera les taureaux  (des sacrifices).  Mais les paroles aussi peuvent se réduire à un «  faire » : faire la lecture du texte rituel, faire le commentaire standard (les sources traditionnelles étant assez riche pour le varier dans sa mêmeté) ; et s’empêcher d’entendre autre chose, une parole autre, fût-elle de silence ténu ; qui peut- être inviterait à faire autrement.
     Bref, la lutte entre les pulsions conservatrices (gentiment mortifiées) et les pulsions créatrices ( qui réveillent l’idée de risque),  cette lutte est infinie comme celle qu’il y a entre pulsion de mort et pulsion de vie, dont l’intrication nous fait vivre.