Archives mensuelles : mars 2014

Élections et peur

    
    Le résultat de ces élections locales (mars 2014) est d'une portée bien plus grande qu’on ne le dit. Bien sûr, une claque pour le pouvoir en place ; mais le fait qu’elle lui soit donnée par ceux-là mêmes qui l'ont élu, il y a deux ans, prouve qu'un grand nombre de personnes ont pris leur étiquette politique, leur identité idéologique, et  l'ont arrachée pour s'en mettre une autre, censée être à l’exact opposé. Des foules entières qui s'identifiaient de gauche ont voté Front National. Il est probable que leur acte soit tout autre chose qu'une adhésion à ce parti ; et que le tabou qu'ils ont brisé ne soit non pas de dire oui à ce parti, mais de dire non à ceux qui agitent ce parti comme une menace, un moyen de pression pour imposer leurs vues ; non à ceux qui croient (ou qui feignent de) détenir la vérité du seul fait qu'ils en dénoncent le négatif que serait ce parti. C'est cette manipulation, dont beaucoup de gouvernants, de médias et de «penseurs » ont abusé, qui en a pris un coup. Manipulation très tentante : quand on tient en main le symbole de l'Erreur, c'est comme si on détenait la Vérité ; ou pire : on détient le moyen de forcer les gens à s'aligner sur vous, faute de quoi ils sont dans l'erreur. « Attention ! ce que vous dites rappelle le Front national !vous n’allez quand même pas voter pour ! », C'est ce chantage permanent que beaucoup ont balayé, non sans souffrance : des personnes interviewées, qui ont dit qu'elles votaient à gauche depuis des décennies et que là elles ont voté FN, ne semblaient pas dire : Eh bien oui, nous entrons dans l'erreur et nous l'assumons. Elles signifiaient quelque chose de plus précis et de plus simple : vous qui êtes au pouvoir, et qui n'avez d'existence que parce que nous vous l'avons donnée, eh bien on vous la retire ; et pour mieux marquer ce retrait, on va donner nos voix à vos pires ennemis ; sans peur d'être insultés par vous puisque votre valeur, et celle de vos insultes, c'est nous qui vous la donnions ; si on vous la retire, vos insultes (nous traiter de fachos, de pro-nazis etc.) n'ont plus de valeur.
    Or, chacun sait que dans ce pays, la plupart ont peur de passer pour quelque chose – qui ne serait pas correct. Et les supposés corrects abusent de cette peur, ils l'instrumentent pour réduire les autres au silence, sous une menace non formulée mais toujours là ; sous la pression d'une censure qui ne dit jamais son nom mais qui est implacable parce qu’elle est intégrée, devenant une auto-censure.
    Certes, c'eût été mieux si ces personnes avaient voté contre le pouvoir en place et pour autre chose que le FN. Mais vu la pression de la censure et du chantage, elles n'avaient sans doute pas d'autre choix.

Parasha de Tazria’ (Lévitique 12,1 à 13,59)

    
    La racine de ce mot tazria’ c'est zéra’ qui veut dire semence. ; donc, de quoi faire progéniture ou descendance. Il s'agit de la femme qui a conçu et qui enfante ; de la femme qui a été ensemencée. Lorsqu'elle accouche d'un garçon, « elle restera 33 jours dans le sens de sa purification ». A aucun moment il n'est dit qu'elle est impure ; elle est en cours de purification jusqu'à ce que, au 33e jour elle apporte de sacrifice au temple, l'un pour l'holocauste, l'autre pour l'expiatoire ; après quoi quand le prêtre aura accompli ces deux sacrifices, « elle sera purifiée ». C'est une façon de symboliser le retour de couches, la frontière entre la femme en couches et la femme qui en est sortie, et qui peut entrer en relation. « 33 », c’est-à-dire trois unités et trois dizaines, c'est le minimum pour marquer le chiffre trois dans l'ordre des unités et dans l'ordre des dizaines. (Ce serait fou d'aller chercher du côté des centaines…) Pourquoi ce chiffre trois ? Il y a tant de raisons qu'on peut se dispenser de les dire. Par exemple, il y a la femme, l'enfant et le père ; ce serait de l'ordre des unités ; et il y a la femme, l'enfant et Dieu ; ce serait de l'ordre des dizaines. Si l'on rassemble les deux ordres cela fait 33. Pour une fille c'est le double ; ce n'est pas une sanction, c'est que le texte intègre l'idée qu'il y a deux femmes en jeu, la mère et la fille. Ce n'est pas rien, d'inscrire une fille dès sa naissance, dans le devenir femme  et le devenir mère.
    Des traditions affirment que pour mettre au monde du féminin, une femme est plus éprouvée (plus secouée, plus exposée à divers « déchirements » nerveux). Il y a quelques raisons à cela : si elle accouche d’une fille, l’épreuve de ses rapports à sa mère peut être plus présente, plus pressante En outre, elle peut se douter inconsciemment qu’elle met au monde une rivale ; que l’épreuve de l’entre-deux-femmes qui l’attend ne sera peut-être pas facile, et c’est source d’angoisse ; raison de plus pour lui laisser plus de temps.
     Quand elle est rétablie, il y a deux sacrifices ; l'un, un agneau pour l’holocauste, est donc offert au titre d'une perte totale, d’une consumation achevée ; l’autre est une tourterelle pour l’expiatoire. La raison en est simple : l'holocauste s’impose, car elle aurait pu y passer tout entière ; et l’expiatoire, car elle a pu fauter par prétention en se prenant pour la source de vie ; ou en ayant des postures mortifères.

    Le reste du texte est consacré aux personnes chez qui se révèle une atteinte sur la peau ; une atteinte visiblement grave, qui va plus profond que la peau. C'est ce que le texte appelle une tsa-ra-‘at. On peut y lire tsar, la détresse ; et ra’, le mal ; somatisation sur la peau d’une détresse maléfique. Fréquemment, on traduit par lèpre, ce qui témoigne surtout du fait que le texte s'est écrit à une époque où les conditions de l'hygiène étaient précaires, et où sans doute, la lèpre était l'atteinte la plus redoutée. Mais gardons le terme d'atteinte (néga’).  Si une personne est atteinte dans sa peau de façon profonde, et si l'atteinte n'est pas identifiable à des formes bénignes, elle est impure, ce qui signifie qu'il ne faut pas la toucher, et qu'elle-même ne doit pas toucher,  d'autres personnes, ni bien sûr des choses saintes. Si une personne est atteinte sur un mode qui témoigne d'une détresse maléfique, il ne faut pas que cette atteinte se propage, et il faut respecter cette personne dans son isolement. L’atteinte lui est venue de son rapport à l’être, intérieur ou extérieur ; il faut la laisser réparer cette atteinte en posant qu’elle ne doit pas la transmettre : elle porterait ( l’)atteinte à d’autres. On ne parle pas de soins ; s’il y en a, il est évident qu’elle n’en est pas privée ; mais l’accent est mis sur l’arrêt du contact avec l’autre ; impur ne veut pas dire autre chose. Une personne touchée par une atteinte suspecte – et sans doute contagieuse – devient intouchable pour un temps, par toute personne ou par toute chose sacrée ; le temps que l’atteinte perde de sa virulence et change de nature.
    Qui est chargé d’en juger ? le prêtre, puisque c’est lui qui gère les lieux et les objets sacrés, ayant rapport au sacrifice. Or en un sens, la personne atteinte est elle-même objet d’un sacrifice mystérieux, et  n’est pas en mesure d’en offrir un au temple. Le préposé aux sacrifices doit suivre son cas. Dire que « le prêtre la purifie », quand l’évolution est favorable, c’est simplement dire qu’il la déclare pure, c’est-à-dire apte à reprendre contact avec les autres et avec l’Autre.
    Curieusement, cette logique de l’ « atteinte » vaut également pour les étoffes, les trames, les textures (et on le verra plus tard, les lieux d’habitation).
    Dans ces cas, si la texture persiste à être corrompue, on la brûle (geste minimal du sacrifice), ou on la détruit (s’agissant d’un mur, par exemple, ou d’une maison).
    Le texte commence par parler de tsara’at et se poursuit en ne parlant que d’ « atteinte » ; l’atteinte lisible à la surface étant signe d’une atteinte plus profonde, sur laquelle le texte, avec raison, se garde bien d’opiner.

    Il y a clairement ici une portée symbolique de l’ « atteinte » au corps, à la peau, et de l’attention à lui porter. S’il y a une réponse matérielle, on la lui apporte, bien sûr ; mais s’il s’agit de l’atteinte pour laquelle il n’y a pas de réponse directe ? Son convoqués dans ce cas les rapports aux autres et à l’Autre sous le signe du suspens ; une sorte de remise à zéro, en vue d’un autre commencement, en attendant que d’autres possibles apparaissent. C’est une remise en question de tous les contacts avec le semblable et avec le divin. Un homme coupé de tout contact charnel  est dans une épreuve, une solitude limites. Reste le contact par la parole. Invitation majeure à ce qu’on nommerait aujourd’hui une psychothérapie, une thérapie par la parole, qui déplace le champ de lisibilité vers l’âme, en tant qu’elle porte le corps, et que dans ce cas elle l’a mal porté, ou elle a eu trop de mal à le porter ; ou elle a eu trop mal pour le porter sans accrochage.
   

Parasha Shémini (Lévitique 9,1 à 11,47)

    
    Shémini
veut dire le huitième : après avoir fixé Aaron et ses fils au seuil de la Tente du Rendez-vous pendant sept jours et sept nuits, le huitième jour, Moïse les appelle, ainsi que les Anciens. Il dit à Aaron de faire son sacrifice d'holocauste (un bélier) et son sacrifice d'expiatoire (un taurillon), et de demander au peuple d'apporter son sacrifice. Cette fois, c’est aux trois niveaux des sacrifices : un bouc pour expiatoire, un veau et un agneau pour l'holocauste, un taureau et un bélier pour les pacifiques ; avec en outre une oblation pétrie d'huile. Et Moïse ajoute : "car aujourd'hui YHVH se montre à vous" (va se montrer). C'est proprement l'annonce d'une vision collective. Ils apportent tous les animaux du sacrifice et "ils se tiennent devant YHVH" (9, 5). Ce n'est pas rien, de se tenir devant l'être, c'est-à-dire devant le possible à l'état pur.
    Puis Moïse ordonne qu'Aaron opère les sacrifices et expie (obtienne agrément) pour lui et pour le peuple. Ce qui fut fait, selon un rituel précis, notamment l’aspersion par le sang animal du pourtour de l'autel. (Ce qui laisse entendre qu'avec toutes ces bêtes, ce sang, ces cendres, ces feux, etc. il fallait beaucoup de monde pour prendre soin du temple ; pas moins d'une tribu, en effet, celle de Lévi.)

    Trois gestes majeurs interviennent dans ce rite. Le premier c'est l'acte de faire fumer (haqtir) des parcelles de l'animal sur l'autel; le second, celui de "balancer" (hanif) devant YHVH telle partie de l'animal ; le troisième "geste", lui, est plus abstrait, il est lié au mot kapér, au vœu de recouvrir la faute, de se libérer de son emprise, même si elle est encore là, quoique recouverte ; c'est l'acte d’obtenir expiation pour elle. On sait que kapér – recouvrir ou recouvrer – c'est l'objet même du Kippour, jour d'expiation, et par extension, jour de pardon. Faire fumer, c'est transformer une parcelle de corps animal en senteur, encens, parfum "agréable" à l'être divin : signe visible du fait qu'une partie du vivant animal alimente le feu divin en douceur. Quant au balancement, il réfère sans doute au geste de suspension oscillatoire entre l'humain et le divin, comme pour faire lien, tout en marquant la précarité de ce lien.
    Il faut se rappeler qu'on a ici deux ordres, celui du sacré (du divin) et celui du peuple (profane, humain) ; ils sont bien séparés, mais il y a des choses qui les relient, des choses qui font lien et même alliance : la parole, et le geste du sacrifice, de l'offrande, du balancement etc.
    Après les sacrifices, Aaron tend les mains vers le peuple et le bénit (9, 22), puis Moïse et Aaron rentrent dans la Tente du rendez-vous et en sortent pour bénir le peuple. Alors (v. 23), la gloire de YHVH se fit voir au peuple tout entier. En quoi consiste cette vision ? "Un feu s'élança de devant YHVH et dévora sur l'autel l'holocauste et les graisses. Le peuple vit cela, poussa un cri, et ils tombèrent sur leurs faces".
    Si l'on entend cet évènement comme un symbole, une métaphore d'un moment précis dans le rapport entre humains et divin, il signifie que ce premier sacrifice, (car c'est le premier, en tant qu’inauguration même des fonctions du temple), ce sacrifice initial est ancré dans le feu divin. Et qu’en somme, l'origine des sacrifices est un feu dévorant, un feu de l'être, auprès duquel on sacrifie à la fois pour reconnaitre ce feu et pour s'en protéger.
    
A vrai dire, dans la Torah, et plus largement dans la Bible, toutes les paroles et les demandes que fait au peuple l'être divin impliquent un sacrifice ou une offrande, c'est-à-dire un prélèvement sur votre propre jouissance pour la transférer vers l'être, vers le feu de l'être ; y compris l'offrande, qui est aussi un prélèvement, posé ou déposée à la face de l'être en témoignage de reconnaissance. Il n'y a pas une seule "demande" divine, pas une seule "mitsva" qui ne soit  de cet ordre. Prenez l'observation du Shabbat, elle implique de se poser, et de poser sa journée (expression que l'on utilise dans le monde du travail pour dire que l'on prend congé), d'offrir sa journée en offrande à l'être divin et en même temps de renoncer à toutes sortes de choses qui pourraient donner une certaine jouissance mais qui, au regard de celle-là, sont posées comme secondaires. Prenez cette autre demande essentielle : "Devant l'aveugle, ne mets pas d'obstacle" ; elle aussi implique un renoncement au plaisir vaguement pervers qu'on peut avoir de rendre les choses plus difficiles pour quelqu'un qui ne « voit » pas les tenants et aboutissements d'une situation, de la lui rendre impraticable, pour l’écarter, par exemple. Cette demande implique de renoncer à aggraver le handicap d'une personne, quelle qu'elle soit, pour le plaisir de se sentir mieux exister.
    Donc, toute parole à accomplir ou à penser, au niveau du rapport à l'être, c'est-à-dire à l'infini des possibles, réfère à l'être en tant qu'il comporte un feu éternel, infini, qui parfois dégage une lumière (celle des paroles inspirées, ou celle des actes créateurs).

           Et il n'est pas question que qui que ce soit prétende maîtriser ce feu ou s'en servir ou le prendre et le manipuler. Or c'est ce qui arrive aux deux fils d'Aaron, Nadav et Avihou, qui prennent chacun son encensoir, qui y mettent du feu (on en déduit qu'ils ont prélevé ce feu sur l'autel où le feu divin est descendu) et qui y mettent l'encens pour apporter cette offrande devant YHVH. Là, on a un paradoxe : leur acte, qui peut paraître relever d'un zèle excessif, et qui est surtout inconscient, consiste à prendre dans le feu sacré et à l'offrir. Mais si on prend dans le feu sacré, et qu'on prétend l'y ramener, cela devient un "feu étranger". Ce qui relevait de l’être, ils l’ont fait passer dans le champ de l'avoir, de leur avoir, pour prétendre ensuite le ramener à l’être. Ils ont voulu que l'encens de leur offrande soit, avec son feu, dans la plus grande proximité possible avec le feu originel, comme pour être, eux, le plus près possible du foyer ; et ça les a consumés. C'est dire qu'il n'y a pas "le plus près possible", que c'est une posture impossible, invivable. En revanche, il y a une frontière entre les humains et le divin, qu'il faut apprendre à gérer, à intégrer, à penser, y compris en acte.
    La remarque de Moïse à Aaron devant cet événement est elle-même à double sens, comme pour honorer le paradoxe. Il lui dit : "c'est là ce qu'avait énoncé YHVH en disant : par mes proches je me sanctifierai et à la face de tout le peuple je serais honoré". Est-ce à dire que YHVH affirme sa sainteté en dévorant ceux qui se rapprochent beaucoup trop de sa flamme au point de vouloir y mettre la main ? Ou est-ce à dire que c'est par le rapprochement, c'est-à-dire le sacrifice (Qorbane) tel qu'il doit être fait, que YHVH entend être sanctifié devant tout le peuple ? En tout cas, Aaron ne dit mot.
    S'ensuit un subtil dialogue sur la possibilité pour les prêtres de manger leur part des sacrifices alors qu'ils sont en deuil. Cela signifie que les médiateurs (les prêtres) n'ont pas à porter leur deuil pendant leur fonction ; comme si de porter toutes les fautes du peuple était  déjà un "endeuillement" suffisant pour n'avoir pas à être mêlé à leur deuil personnel. Mais le deuil lui-même, comme tel, devant cette mort, est affirmé par Moïse : "et leurs frères, [c'est-à-dire] tous les enfants d'Israël pleureront la brûlure que YHVH a faite." Il y aura donc un deuil pour Nadav et Avihou ; d'ailleurs, dans les rites de lamentations, par exemple ceux qui commémorent la destruction du Temple, le 9 Av, certains poèmes sont rythmés par cette phrase : "qu'ils pleurent la brûlure que l'être divin a produite". La destruction du temple est assimilée à cette brûlure, pour les enfants d'Israël. Autrement dit, l'impossibilité de communiquer concrètement, physiquement, avec le feu des sacrifices est assimilée à une brûlure. L'absence de la brûlure symbolique est une brûlure réelle, ressentie collectivement.

    Puis le texte de la Parasha définit ce qu'il est permis de consommer et ce qui ne doit pas l'être. J'ai déjà montré  (dans Lectures Bibliques) l'importance des deux critères retenus, ou plutôt de leur existence. Par exemple, pour les mammifères, il faut qu'ils aient le pied fendu et qu'ils soient ruminants. Pour les poissons, il faut qu'ils aient des nageoires et des écailles. Comme si les animaux éminemment consommables devaient être marqués par deux traits distinctifs ; façon de dire qu'ils sont porteurs d'une division, voire d'une séparation mais qui fait lien ; un lien qui s'incarne en eux. C'est là une variante du véritable culte de la différence, c'est-à-dire de ce qui porte essentiellement des symboles forts, à savoir, le fait qu'ils marquent non seulement une séparation mais ce que j'appelle une coupure-lien.
    
Il ne faut pas manger de l'indifférencié. D'aucuns peuvent rétorquer que le homard n'est pas indifférencié ; mais voilà, il n'est pas tombé sous la différence énoncée par le Texte comme support de la transmission. Donc, ne pas en manger, c'est prendre part à cette transmission symbolique porteuse de différences à faire vivre, y prendre part en la rattachant périodiquement à ses points fondateurs.

Psychanalyse éthique
 
Séminaire 2013-2014 de Daniel Sibony
 
Chaque séance une dizaine de notions seront travaillées
 
6ème séance du cycle : 
 
Présentation des deux livres:
 
  Fantasmes d’Artistes
et
Islam, Phobie, Culpabilité
(parus en mars 2014 et en novembre 2013)
 
On passera par les notions suivantes :
 
« Identité, culpabilité, secret, phobie, islam, judaïté, christianisme,
communautarisme, fantasme, artiste, création, oeuvre, offrande,
art contemporain »
 
Mercredi 19 mars à 19h
à la Faculté de Médecine – Paris Descartes, Pavillon 1
15,  rue de l'Ecole de Médecine 75006 Paris
 
Entree: 15 euros, étudiants: 5 euros
Gratuit pour les étudiants de la faculté de médecine à partir de la 3eme année
 
Cocktail
 

  Dates des prochaines conférences : 30/04,  21/05, 18/06  

 
 

Sur les événements d’Ukraine


Que de fausses évidences

    Il fallait bien qu'un jour ou l'autre les deux « pestes » totalitaires qui  imprégnaient le pays, la brune et la rouge, finissent par dire qu’elles se haïssent, – de cette haine irréductible qui oppose les semblables ; même si dans leur épreuve de force, elles entraînent, chacune derrière elle, une masse de gens qui ne demandent qu'à vivre en paix.

     20 février. J'ai eu la chance d'être à l'étranger quand la crise a éclaté : quand le président pro-russe a pris la fuite et que la passionaria ukrainienne est revenue. Comme j'ai côtoyé des gens qui travaillent à Kiev, d'autre qui habitent à Moscou, cela a quelque peu nuancé la ritournelle qu'on entend ici et que je connaissais d'avance : les forces de la liberté ont pris le pouvoir et veulent que l'Ukraine rejoigne l'autre bloc, celui de la liberté, l’Europe. Je comprends que certains en aient assez d'une sphère dirigée par les Russes et préfèrent une sphère dirigée par… l'Allemagne. D'abord, cela met de la nouveauté dans leur vie, et la nouveauté est précieuse, ell fait appel à des forces cachées qu'on a en soi et qu'on découvre à l'occasion. Bien sûr, par en dessous, la réalité est plus dure. Un régime inféodé à Moscou est renversé par une sorte de coup d'Etat qui ramène au devant de la scène des tenants de la liberté, mais aussi des zélotes de l'Ukraine fondamentale, pronazie et antisémite. Ce paradoxe a pu produire des situations cocasses, puisque pour le 1er mai, risquaient souvent de défiler côte-à-côte les vétérans de l'armée rouge et les collabos meurtriers. Signe que le pays n'est pas seulement divisé en deux, l’Est voulant l'Est, et l'Ouest voulant l'Europe. La nappe souterraine pro-nazie ne se limite pas au parti d'extrême droite ; s'il y a plus d'un million de juifs liquidés par balles dans le sous-sol du pays, les forces qui ont fait cela ne sont pas volatilisées ; le nazisme n'a été vaincu que militairement, pourquoi ses adeptes auraient-ils renoncé à transmettre leurs valeurs ?
    Dans la propagande d'ici, on dénie ce fait en annonçant qu'il n'y a pas là-bas un danger pro-nazi. Mais qui parle de danger ? On caricature l'idée pour mieux la réfuter. J'ai même vu qu'on a interviewé le rabbin de Kiev, qui a dit : il n'y a pas d'antisémitisme. Aurait-il dit le contraire, qu'il n'aurait pas dormi tranquille le lendemain. Autre figure du paradoxe, la déléguée européenne distribue le soutien place Maïdan sur l'estrade même où des orateurs viennent demander le départ des juifs d'Ukraine. 

    L'Europe et l'Amérique d'Obama soutiennent à fond ce renversement de régime, avec l'hypocrisie qu'il faut pour paraître convaincu que c'est un mouvement de liberté, que c'est une vraie révolution démocratique (démocratique elle l'est sans doute, en partie, mais il arrive que le démos démocratique comporte un ver dans le fruit, une tendance totalitaire, non plus rouge, mais brune ou verte). 
    Nous verrons bien ce que cela donnera ; ainsi va souvent le jeu de la vie, les bonnes choses viennent avec les pires, et il n'y a pas à choisir l'un des deux camps quand on n'a pas de gros besoins de s'identifier.
    On a donc deux flux opposés, pour ne pas dire deux totalitarismes; l'un à composante russe avec beaucoup de soviétisme, l'autre à composante démocratique avec beaucoup de restes nazis Entre les deux, ou plutôt empiétant sur l'un et l'autre, une masse de gens qui veulent vivre et n'ont que faire du soviétisme ou du nazisme; leur aspiration vers l'Europe est un certain ras-le-bol de l'histoire qui les a pris en tenailles, entre les deux dictatures. 

    La Russie aurait bien voulu garder l'Ukraine sous sa houlette, mais puisque c'est impossible, elle peut accepter toutes sortes de choses, pourvu que l'Ukraine n'aille pas à l'OTAN. Or l'OTAN ne fait rien pour alléger sa pression, et cesser de croire que la Russie est un danger planétaire.
    La question de la Crimée est plus complexe, car ce qui compte pour les russes, là-bas, c’est d’abord de garder leur base militaire, leur sortie vers la Méditerranée. Tout comme ce qui compte le  plus pour eux en Syrie, c'est leur base navale en eau profonde, qui peut accueillir gros navires et grands sous-marins. Curieusement, les médias européens présentent l'appui de Poutine au régime syrien comme une simple alliance de deux méchants, donc comme allant de soi. Encore une mauvaise évidence qui échappe à la discussion. On évoque rarement l'intérêt stratégique, d'autant plus clair que la Russie se sent visée par les fusées de l'OTAN, pointées sur elle (et prétendument sur l'Iran).
    Poutine, comme tout despote intelligent, met en avant les intérêts légitimes de son pays. Avait-il vraiment besoin de déployer la force en Crimée ? Le Parlement de la péninsule aurait voté de toute façon l'indépendance en vue du retour à la Russie. Ce qui est remarquable, c'est l'aspect « coup pour coup » du jeu : le Parlement ukrainien fait son coup de force ? Le Parlement de Crimée fait le sien et organise un vote encore plus vite que les ukrainiens.
    Cette affaire illustre au moins une chose : celui qui, en Europe , notamment en France, prétend comprendre un évènement grâce à ce qu’on lui en dit dans les médias, risque fort d’être dérouté ou de se tromper. Pour ma part, devant les massacres en Syrie, je ne comprenais pas l'obstination des Russes à soutenir Assad. C’est plus clair si l’on voit que Poutine mène un jeu politique "normal", c'est-à-dire machiavélique, visant surtout à obtenir ce qui est possible pour lui, et ce qui arrange son pays. L'Europe aussi d’ailleurs, mais en affichant la vertu, et l’amour de la liberté, au risque de présenter Ioulia Timochenko comme un Mandela ukrainien; alors que les dirigeants européens savent bien qu’elle brasse des milliards, souvent par escroquerie, qu'elle paie des lobbys, comme tant d'autres, pour arriver à ses fins. 
    En somme, on s'est monté (ou on a feint de se monter) la tête des deux côtés, alors qu'au fond, chacun des deux joueurs ramasse la mise qui lui revient, avec ses intérêts, mais l'un en montrant sa mauvaise humeur, et l'autre en déployant son élan vers « la liberté ».

    17 mars. Depuis, la Crimée a voté par référendum son rattachement à la Russie. C'est l'occasion de voir encore comment  certains prennent parti, très fermement, et ils réarrangent les choses pour que le parti qu'ils prennent, aussi connu d'avance que l’issue du référendum, semble objectif, allant de soi. Or quand l'immense majorité de la population décide ce rattachement, et ne le fait pas sous la pression des armes, que peut-on y redire ? 
    Toute cette affaire révèle le narcissisme, la susceptibilité à fleur de peau des deux côtés. Les pro-Europe ont fait pression pour virer le pouvoir pro-russe, qui méritait d'être viré ; mais ce faisant, ils croyaient pouvoir inclure toute l'Ukraine dans l'Europe, comme quelque chose qui va de soi, alors que, outre la Crimée où presque tout le monde se sent russe, une moitié de l'Ukraine n'est pas vraiment partante. Poutine a riposté avec la raideur des despotes, ici redoublée par l'idée qu'on se moque de lui ; et ça, même des moins paranos que lui n'apprécie pas du tout. On l’a dit, il a joué au coup par coup : vous voulez une consultation dans trois mois ? Je vous la fais en un mois… Vous voulez forcer les ukrainiens pro-russes de l'Est à baisser la tête ? Je viens à leur secours… 
    Cela dit, y a-t-il des changements possibles dans  l'histoire collective, ou dans une situation ponctuelle, qui ne passe pas par le coup de force et un minimum de pression, pour ne pas dire de violence ? (Encore que ce qui s'est passé jusqu'ici né entraîner aucun massacre.)
    Plus profondément, il fallait bien qu'un jour ou l'autre les deux « pestes » totalitaires qui  imprégnaient le pays, la brune et la rouge, finissent par crier leur antinomie – cette fameuse haine irréductible qui oppose les semblables ; même si dans leur épreuve de force, elles entraînent, chacune derrière elle, une masse de gens qui ne demandent qu'à vivre en paix.

Parasha de Tsav (Lévitique 6,1 à 8,36)

Parasha de Tsav (Lévitique 6,1 à 8,36)

Il s’agit de l’ordonnancement des sacrifices et offrandes, y compris concernant les prêtres Aaron et ses fils.

Le mot tsav « ordonne » est plus connu par le substantif mitsva de son verbe tsavé ; mitsva, qu’on traduit souvent par « commandement » et qu’il faudrait plutôt penser comme une demande. La demande émanant de l’être signifie que ça demande, autrement dit : il faut ; cela signale un manque. Il est demandé de faire certaines choses, comme pour réparer la partie du manque à être qui est réparable ; et si on ne les fait pas, si on les ignore, si on ne les interprète pas d’une façon ou d’une autre, le manque risque de s’aggraver et l’on peut être en manque de façon grave ; être en manque de vie, de santé, de succès, etc. ; être mal, être mal en point, d’une façon ou d’une autre.

Remarquons que ce peuple hébreu est dans le désert, sous la conduite de Moïse, et que la question de sa subsistance matérielle n’est pas posée : il y aura la « manne », la nourriture problématique venue du « ciel », qui est donc là, disponible. La traversée du désert est nourrissante, au sens simple du terme. Ainsi le texte se préoccupe uniquement de la subsistance spirituelle ou symbolique. Et c’est sur ce fond qu’il nous déroule la mise en place des sacrifices, des variations précises sur l’acte de donner, de consacrer, de dépenser quelque chose (un animal, une offrande d’huile et de froment, dont on n’a pas à se demander d’où ils viennent ; il les faut, c’est tout).

On s’intéresse donc à la dépense nécessaire quand on est en manque, dépense non pas pour rien, mais pour garder le contact avec l’espace de l’Autre, le lieu de la sainteté ; pour maintenir vivant le rapport à l’être, en n’étant pas trop déficient. Si on est trop déficient, il faut faire la dépense nécessaire pour produire ces objets sacrés qui s’appellent des sacrifices. Et ce, en vue de se décharger de ses fautes, conscientes ou inconscientes. L’humain est ici envisagé sous l’angle presque exclusif de la faille, la faute, la déficience, la culpabilité, le ratage, le conflit avec soi-même ou avec l’être, et surtout l’exigence de trouver un passage, un acte réparateur qui rétablisse l’être-pacifique.

Il faut mesurer l’ampleur de ces textes, d’apparence technique, implicitement consacrés à cette épuration de soi que, non seulement on oublie, mais dont on a aucune idée, jusqu’à ce que la crasse s’accumule et que cela produise un malêtre profond, voire de vraies maladies.

Si l’on y pense, cela suggère presque un bilan quotidien du genre : qu’est-ce que tu as encore raté aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu as fait de travers ? Quelle trahison de toi-même as-tu encore supportée ? Quelle crispation narcissique as-tu encore maintenue ? Quelle bêtise ou quelle veulerie as-tu encore perpétrée ?

On sait que les prophètes hébreux, Isaïe, Jérémie et d’autres, ont violemment réagi contre cette obsession des sacrifices, ou plutôt contre le fait que le symbole prenait la place de ce qu’il devait symboliser : l’acquittement du sujet ; lequel se sent sauvé quand l’animal meurt à sa place, et continue ses turpitudes en même temps que ses sacrifices.

Mais il est sûr que tout un noyau de juifs ont dû en avoir assez de cette pression sacrificielle, et ont rallié avec enthousiasme l’idée que le sacrifice d’un seul suffirait (idée fondatrice du christianisme) ; tout comme une parole de foi pouvait suffire à inscrire une castration symbolique, une ouverture du cœur, sans circoncision réelle.

La logique de ce texte ne va pas dans ce sens ; et l’on y pointe minutieusement chaque geste du processus d’expiation. Certes, après la destruction du Temple, le transfert du sacrifice animal à la parole (étude et prière) est une belle trouvaille, mais qui laisse le problème intact, et pour cause, il est insoluble : on peut continuer d’être injuste ou indigne tout en faisant ses prières. Il n’y a pas de place d’où quelqu’un puisse vous garantir la moindre authenticité. C’est bien pourquoi on multiplie les instances qui prétendent la garantir ; elles garantissent surtout ceux qui les occupent.

Rien d’étonnant donc, si ce texte s’occupe de l’expiation des prêtres eux-mêmes ; eux qui assurent celle des autres, sont prévus pour en avoir aussi besoin. Les agents de la purification doivent aussi s’expliquer avec leurs manques et leurs ratages, leur proximité à l’être plus ou moins grande. (On verra que deux fils d’Aaron, saisis de zèle, sont brûlés par le feu divin).

Rappelons d’abord qu’un feu continuel doit brûler sur l’autel, et que les bêtes offertes en holocauste (‘olah) doivent s’y consumer toute la nuit. Comment les hébreux maintenaient-ils ce feu pendant tous leurs déplacements ? Imaginez l’autel, toujours fumant pendant qu’on le déplace ; on se déplace avec un feu divin et de l’encens prêts à servir pour l’expiation. D’aucuns parleraient d’une obsession expiatoire; pourtant si vous abordez aujourd’hui quelqu’un dans la rue, ou au travail, en vous posant la question : qu’est-ce qu’il est en train d’expier à son insu ? Ce ne serait pas vraiment incongru. Quel est son point de souffrance ? Quel est le point où ça le brûle ? Quel est aussi son point de contact avec l’Autre, avec le feu divin, s’il en a un ? Eh bien, ces sacrés Hébreux se déplaçaient et campaient autour de ce point là, qui était matériel, incarné ; ce point de rapprochement avec l’être sous le signe de leurs manques ou de leurs excès, de leurs souffrances ou de leurs succès. Ils se déplaçaient avec un lieu de sainteté et d’expiation mobile.

De l’holocauste, il ne reste rien que les cendres à déplacer selon un rite précis (le prêtre change de vêtements, etc.). En revanche, ce qui reste du sacrifice expiatoire, du sacrifice de culpabilité (asham, qu’on traduit souvent par sacrifice délictif), les prêtres le mangent, c’est leur part.
Signalons qu’il y a quatre types de sacrifices : l’holocauste, l’expiatoire, le délictif, le pacifique (ce dernier pouvant être motivé par un remerciement, un vœu etc.). Dans tous les cas, c’est un hommage à l’être divin. Il y a aussi l’offrande que l’on dépose (minha, racine nah : repos, position). De l’holocauste, il ne reste rien que les cendres à déplacer selon un rite précis (le prêtre change de vêtements, etc.). En revanche, ce qui reste du sacrifice expiatoire, du sacrifice de culpabilité (asham, qu’on traduit souvent par sacrifice délictif), les prêtres le mangent, c’est leur part.

Puis on décrit (chapitre 8) la consécration d’Aaron, avec ses fils, devant toute l’assemblée. Outre l’onction de tout le Temple et de ses objets, le revêtement d’Aaron et de ses fils, il y a le taureau à sacrifier pour l’expiatoire, et le bélier pour l’holocauste ; puis le bélier pour l’investiture ; Moïse y prend du sang pour le mettre sur le lobe de l’oreille droite d’Aaron, sur le pouce de sa main droite et sur le gros orteil de son pied droit ; idem pour ses fils. Cette cérémonie complexe vise à constituer le Temple et chacun de ses objets, ainsi que les animaux sacrifiés et l’offrande, en objets sacrés, chargés de sainteté.

Et ce geste étonnant : on asperge d’huile sainte et de sang du sacrifice les vêtements du prêtre et de ses fils qui, au départ, étaient immaculés. Façon d’affirmer qu’aussi purs qu’ils soient, ils sont marqués par les taches, les fautes qu’ils sont chargés de transférer ou d’expier. Et pour l’inauguration, ils sont assignés à rester jour et nuit au seuil de la Tente du rendez-vous, pendant sept jours; cette demande qu’il leur fait, Moïse la ponctue de ces mots : « Vous garderez la garde de YHVH et ainsi vous ne mourrez pas ». Ils doivent garder ce qui appelle à être. Il est assez clair, en effet, que ceux qui doivent porter et transférer des fautes vers le feu divin, sont en danger de mort; et qu’il faut au moins cela pour qu’ils soient épargnés. Ils doivent eux-mêmes expier, c’est-à-dire être épurés des fautes qu’ils transportent pour qu’elles soient consumées.

Qu’est-ce que garder ce qui doit être gardé, sinon poser son corps comme témoin du fait qu’il y a quelque chose à garder sacré ; et qu’il y a un lien à sauvegarder.

En somme, on ne se sort pas facilement de la culpabilité, de la reconnaissance ; et rétablir le lien perdu avec l’Autre est complexe. C’est tout un travail ; c’est justement l’autre face du travail, la première étant vouée à gagner sa subsistance.

 

Parasha de Vayqrah (Lévitique 1,1 à 5,26)


Comment se faire désendetter ?

        Ce texte donne les premières lois concernant les sacrifices; et pour cause : une fois le temple dressé, son fonctionnement pour le peuple touche aux sacrifices et aux offrandes. De fait, dès qu'on entre dans le temple, on a devant soi l'autel des sacrifices. Autrement dit, se présenter au temple, c'est apporter sa faute, son manque, sa culpabilité et le projet de l'expier, de la transférer, de s'en libérer.
    Or ces fautes et cette culpabilité concernent le rapport à l'être, YHVH; donc le rapport à votre propre vie en tant qu'elle touche à quelque chose qui la dépasse et qui la porte (l'être). Dans cette pensée de l'existence, une importance particulière est accordée à la culpabilité et à son traitement.
    Culpabilité, moins envers le prochain qu'envers l'être : quand vous êtes en faute par rapport à vous-même, à votre vie, en tant que vous avez un rapport à l'être qui vous porte et vous dépasse, alors l'idée du "sacrifice" ou plutôt du rapprochement s'impose (sacrifice, en hébreu, c'est rapprochement) : le sujet se rapproche de l'être dont la faute l'a éloignée. Cela ne veut pas dire qu'il doit être constamment collé au divin; mais la faute consiste à ignorer le rapport à l'être.        Parfois, elle concerne aussi le prochain en tant que l'être est impliqué dans le rapport au prochain. Par exemple, si un sujet transgresse l'appel : ne mets pas d'obstacle devant l'aveugle, cette faute concerne son rapport à l'être. Du reste, cette loi (ne mets pas d'obstacles…) se ponctue dans le Texte par : je suis l'être (ani YHVH). Cela se comprend : la victime est en partie absente, l'aveugle ne vous voit pas vu mettre l'obstacle devant lui. Cela s'entend symboliquement, bien sûr. Beaucoup de gens sont inconscients, et on leur met des pièges qu'ils ne voient pas, on exploite leur aveuglement pour les détruire. Donc, une telle transgression a lieu à la face de l'être, et doit être expiée, si son auteur ne veut pas en être marqué à vie. De même, un délit de convoitise envers l'autre transgresse l'une des Dix paroles. Ou un délit de faux témoignage. Il y a beaucoup de fautes qui impliquent le prochain, mais qui sont d'abord des fautes envers l'être divin.   
    C'est dire que ce lieu d'expiation, d'élimination, de transfert des fautes va fonctionner à plein temps. Car c'est le lieu où le sujet doit rétablir son agrément par l'être, c'est-à-dire son désir d'exister. C'est d'ailleurs ce que dit le texte dès le verset 3 : L'homme présente l'animal sans défaut, au seuil de la Tente du sanctuaire et il est précisé : "Pour son désir à la face de YHVH". Certains traduisent "de son plein gré" : il ne manquerait plus que ça, qu'un homme soit forcé par un autre, sur le seuil, à présenter son agneau ou son taureau. Le terme hébreu c'est lirtsono, racine : ratsone, qui veut dire désir, agrément. On apporte un sacrifice, un rapprochement pour être agréé, pour mobiliser dans l'être un certain agrément, sachant qu'au regard de l'être on a été "désagréable". Le texte promet cet agrément : "Il posera sa main sur la tête de l'animal [à offrir en holocauste, autrement dit l'animal qui sera entièrement brulé] et il sera agréé pour obtenir expiation. Le mot, c'est kapara, recouvrement. La faute ne disparait pas, mais elle est recouverte, refoulée, rachetée (il n'y a pas d'effacement : le couple perte/rachat s'inscrit). Le résultat de cet holocauste est la combustion d'une odeur agréable à YHVH. C'est donc un feu signifiant que c'est agréable à l'être; que l'être est assez apaisé pour agréer le sujet fauteur. Le mot qu'on traduit par "combustion", ishéh, pourrait lui-même se lire feu de l'être. Donc, le feu ou plutôt la fumée à quoi se réduit l'animal consumé constitue un souffle d'apaisement pour l'être divin. C'est logique : la faute est transférée sur la bête, celle-ci l'incarne, et la faute se consume avec elle. Remarquons que le sang de l'animal immolé est versé sur l'autel avant la combustion; "le sang c'est la vie" (ou plutôt le néfésh c'est-à-dire l'âme-corps), et cela ne se brûle pas.
    Il y a aussi l'oblation, la minha, offrande de fleurs de farine arrosées d'huile avec de l'essence. Il s'agit de faire fumer son "mémorial" sur l'autel, toujours pour obtenir la senteur agréable à YHVH. Disons que le souvenir ou le rappel de ce manque rejoindra le feu divin. La faute doit passer par le feu divin.
    Aucune oblation offerte ne doit être fermentée, et les jus (mielleux) ne doivent pas entrer dans ce feu, mais peuvent être présentés en offrande.
    Il y aussi les sacrifices dits des "pacifiques" (shélamim, pluriel de shalem ou shalom); et les sacrifices "expiatoires" qui ne relèvent pas de la même pratique que les cent de l'holocauste qui concernent notamment les fautes commises sans le savoir et dont on prend connaissance. Les fautes commises envers le prochain ou envers le collectif, ce sont les juges la justice qui doivent les régler, et non les sacrifices.
    Et lorsque des prophètes ont crié que YHVH "en a assez des sacrifices", ils signifiaient par là non pas que le traitement de cette culpabilité soit inutile, mais qu'il passe au second plan la culpabilité – l'injustice envers les autres atteint un seuil critique.
    Gérer sa culpabilité existentielle par des actes de rapprochement avec le divin passe au second plan par rapport à la réparation des injustices envers les autres.
    Autrement dit, un homme ne peut pas se tenir debout face à l'être, avec une certaine dignité, ne serait-ce que pour apporter son offrande, s’il n'a pas une certaine dignité dans son rapport aux autres. La brisure de la loi narcissique devient un préalable dans le rapport à l'être; si par loi narcissique, on entend celle où le sujet prend l'autre comme pur instrument de sa jouissance, et refuse de se mettre à sa place (tout en gardant la sienne) dans le partage des évènements qui surviennent. C'est dire qu'un individu ne peut pas être avec le divin sans être avec les autres dans un rapport de dignité et de justice. Car le rapport à l'être concerne surtout la transmission de la vie digne, et le rapport aux autres concerne sa mise en pratique; sachant que les deux rapports se recoupent.
    À propos de ruptures de la loi narcissique, un psaume énonce : les sacrifices à Dieu sont une âme brisée. Des fautes envers le prochain qui concernent l'être divin sont évoquées à la fin de ce texte. Par exemple : "si un individu commet une faute grave envers YHVH en déniant à son prochain un dépôt ou une valeur remise entre ses mains". Cela revient à faire un faux serment donc à transgresser l'une des Dix paroles puisque le serment est fait "à la face de l'être", et qu'on aura donc invoqué le nom de l'être en vain. Le texte dit : quand il aura "péché", c'est-à-dire reconnu sa faute, et quand il l'aura réparée en restituant l'objet dont il a nié la possession, en ajo
utant le cinquième de sa valeur, alors il pourra faire un sacrifice pour son délit.  Nombreuses sont les fautes où, en même temps, le divin et le prochain sont impliqués.
    Parmi les fautes impliquant l'autre, mais qui sont des fautes envers l'être, il y a d'autres transgressions des Dix paroles, par exemple le respect des parents. C'est un fait, quiconque parle à ses parents avec mépris, de façon systématique, est "malade" il n'a pas d'autre appui, dans son origine, que lui-même. Donc, atteinte narcissique grave, idolâtrie de soi-même, etc. Or, une telle personne n'est pas en mesure d'apporter un sacrifice pour payer sa faute. En un sens, elle est elle-même sacrifiée, elle se fait payer à elle-même, par des souffrances, des douleurs, des ratages, cette faute envers soi-même, envers l'être, et envers l'autre. La Torah a prévu que les parents, dans ce cas, trainent le fils ou la fille devant les Anciens pour lui faire entendre une parole autre; et en cas de refus absolu, l'exécuter. L'histoire dit qu'on n’a jamais vu un tel cas, et pour cause : de telles personnes s'exécutent elles-mêmes à feu doux, à petites doses de mal-être jusqu'à ce qu'un jour elles se réveillent et aillent se faire désendetter au centre "psychothérapique" – avec sacrifice ou avec l'épreuve de la parole.