Archives mensuelles : mai 2014

Boko Haram et Halal

    On parle de ce groupe et de son chef en les présentant comme des fous qui font un peu n'importe quoi, pourvu que ce soit maléfique. Or il s'agit de choses précises : boko est un terme local pour désigner la culture occidentale, qui en terre d’islam porte la marque « des juifs et des chrétiens » (des « gens du livre », selon l’expression du Coran) ; et haram signifie en arabe que ce n'est pas permis ; c'est le même mot que harem qui désignait l'ensemble des femmes du souverain, non permises aux autres. Le contraire du mot haram, c'est halal, permis par la religion ; le terme ne s'applique pas qu’à la viande,  bien que ce soit la viande qui l’ait fait connaître. Ce groupe donc, exprime sur un mode assez vif des  fondamentaux religieux : la culture des autres, soit avec ses religions, soit avec sa mécréance, n'est pas permise dans l'islam originel, dont le rôle de modèle est évident. 
    On a peu signalé que les jeunes filles enlevées au Nigéria étaient chrétiennes (les musulmanes furent relâchées : pas de raison de les garder). L'enlèvement des femmes des « autres », des femmes de mécréants, a été une pratique  rare mais nullement négligeable en terre d'islam depuis les origines. Il ne s'agit pas de les convertir de force, mais de les couper du milieu corrompu où elles vivent ; la conversion s'ensuit progressivement et en douceur, par la force de la convivialité. Les juifs ont eu souvent à supporter ces enlèvements, et lorsqu'ils prétendaient retrouver les jeunes filles ou les femmes par la force, on leur faisait clairement comprendre, par la force, qu'ils n'auraient pas le dessus ; et ils rentraient chez eux, sans espoir dans « la communauté internationale ».
    La logique de ces groupes est simple : il n'est pas permis, dans une terre islamique ou qui aspire à le devenir complètement, de laisser prospérer une culture autre ; si on ne peut pas tuer les hommes, on peut au moins les châtrer : prendre leurs femmes. C'est aussi une source de vie, qu’il faut halaliser, pour la consommer.
    Quand Mahomet réduisit la dernière tribu juive de Médine, les Banu Quraysa, il fut décidé, par un arbitre « impartial », qu'on exécuterait les hommes mais que les femmes avec leurs enfants seraient épargnées, intégrées à des familles croyantes, où la pratique de la vraie religion va de soi et n'exige aucun forçage.
    Juste une coupure avec l’ancienne origine. On connait le cas de femmes juives du Maroc, enlevées et retrouvée bien plus tard par leur famille qui partait; dans une ambiance étrange et familière, les échanges étaient du genre :-« Viens avec nous, on part, on émigre… – C'est impossible, il va être furieux ! – Mais quelle importance ? Tu seras loin ! – Je ne peux pas, ça va le mettre très en colère ». Un  dialogue en boucle, comme un disque rayé par le traumatisme.

    Aujourd’hui, des islamologues parlent d'une halalisation culturelle dans les banlieues en Europe ; le terme est en effet meilleur qu’islamisation. Il s'agit de rendre la culture ambiante halal, c'est-à-dire permise, afin de pouvoir l'intégrer. Du point de vue fondamental, si elle n'est pas halal, permise, elle est haram, interdite. C’est que l'islam fondamental est conforme à ses origines, et s’il est médiéval c’est qu'il s'est reproduit à l'identique, selon l'identité définie par ses fondements.
    Parfois, des éléments de la culture ambiante prennent les devants, et se halalisent d’eux-mêmes : dans une classe de banlieue à majorité musulmane, des jeunes non-musulmans peuvent se sentir isolés, et pour faire partie du groupe, ils rejoignent et il s’intègrent. Cela leur donne une assise identitaire plus solide. Et quand ils l'ont acquise, il est très difficile de revenir en arrière.

L’effet Le Pen

    Ce que j'expliquais sous ce titre il y a 25 ans (voir « L'effet Le Pen », daté de 1989, dans Événements I, la série de mes petits textes sur la Psychopathologie du quotidien, parus au Seuil, Collection Points), et ce que j'ai rappelé de temps à autre, c'est que les formateurs l'opinion n’ont pas seulement diabolisé Le Pen, ils  en ont fait, dès le début, un outil de censure et de répression de la parole, celle des autres bien sûr. En brandissant ce prétendu symbole de la contre-vérité, ou de la vérité négative, ils font comme si leur discours là-dessus était aussi vrai que le sien était faux.  
    Ce n'était pas une mauvaise idée pour imposer le silence à quiconque évoque un problème qui ferait la moindre résonance avec le Parti de Le Pen. (Simple « détail » : interdit de parler d’actes antijuifs commis par des musulmans, ce serait  stigmatiser l’immigration, comme Le Pen.) Tout cela a formaté un consensus mou de façade qu’on fait passer pour le comble de l’évidence, laissant croire à une complicité tacite, une union implicite de tous les autres sauf Le Pen. 
    Les pouvoirs arbitraires, quelle que soit leur inspiration, apprécient hautement ces afflux de vérité consensuelle qu'ils s'octroient. Ils oublient que, pour le quidam qui réfléchit et se questionne, cet abus, vécu comme une censure qui devient vite autocensure, est très frustrant. Il y a donc un retour de bâton, un prix à payer pour cet usage trop facile de l'objet Le Pen en vue de contrôler la parole, et de dénoncer tout ce qu’on ne veut pas entendre. Les victimes de ce mécanisme, elles, ont payé : si ce qu'elles disent et qui déplait peut passer pour « faire le jeu de l'extrême droite », leur place est fragilisée, leur image précarisée, elles sont médiatiquement effacées, des collègues au bureau les suspectent, et en fait leur en veulent de dire ce qu’eux-mêmes n'osent pas dire. Cette fois, avec ce vote européen, les électeurs font payer les censeurs, ils leur enfoncent dans la gorge le même bâillon qui servait à les faire taire, une masse compacte de voix « Le Pen ».

    Ce phénomène phobique qui impose l’autocensure s'est observé  dans d’autres cas, par exemple, à propos du « mariage pour tous » : beaucoup furent traités comme homophobes,  juste parce qu'ils ne voulaient pas qu'on change le sens du mot époux, mari et femme, plus tard père et mère. Beaucoup se sont tus par peur d’être ainsi pointés. Comme, en outre, certains d'entre eux avaient peur de l’homosexualité, la leur, pas celle des autres, l'accusation était perverse, et elle fut très efficace pour faire taire les objecteurs.
    Le même phénomène phobique s'observe à propos de l'islam : toute remarque critique sur ses fondamentaux vous vaut le titre d'islamophobe. Cette phobie bien « travaillée » a pour effet, d’une part d'enfoncer les musulmans dans leur cadre identitaire dont certains tentent de sortir pour respirer (ce n'est pas rien, qu'une identité soit privée de toute critique de la part des autres), d’autre part de faire taire les autres ; et comme ils n'en pensent pas moins, le résultat est une frustration voire une colère accrue.
    C'est la même logique dans ces cas et dans d'autres ; elle sert l'intérêt immédiat de ceux qui tiennent la parole publique et qui croient formater l'opinion, la bonne opinion, celle qu’ils ont d’eux-mêmes. Comme il est difficile de contrecarrer leur pouvoir, cela pousse beaucoup de gens vers l’indifférence ou la position extrémiste. Il était facile de prévoir que les abstentionnistes et le Front National seraient les principaux partis.
    Devant ce résultat, le discours des responsables politiques en place ne change pas : l'électorat est malheureux, il n'a pas compris, on va travailler plus pour mieux lui faire comprendre ; (l’idée qu’il a compris et qu’il est contre échappe à leur entendement) ; et chacun de rappeler son programme général. Au moins ne peuvent-ils pas dire aux électeurs : vous faites le jeu du Front National ; le jeu est fait. Bien sûr, il mène à l'impasse ; mais elle profite encore à ceux qui sont au pouvoir, tant qu'ils peuvent le garder.

Parasha de Nasso (Nombres, de 4,21 à 7,89)

    (Nasso veut dire lever, c'est le geste d’élever des personnes pour les compter, c'est-à-dire pour les confronter au nombre, dans la racine en hébreu est la même que le livre sfr, séfér, supposé recueillir la parole divine ; outre que le nombre est une variante du nom ; ici, on poursuit le dénombrement dans la tribu des Lévites.)

         Puis vient l'épisode de la femme soupçonnée d'adultère par son mari ; là, le Texte semble mettre en place une ordalie : le couple vient au Temple, fait une offrande, et le prêtre fait boire à la femme les eaux méarérim (racine ara, maudire), des eaux  amères chargées de malédiction en cas de trahison. Si elle a fauté, son corps s'en ressentira, et si elle n'a pas fauté son corps en sortira indemne. Autrement dit, on laisse à l'Autre, au divin, au mouvement du symbolique, le soin de décider.
    Certains sages auraient dit que c'est la seule loi de la Torah qui fasse appel au jugement divin, de façon directe. C'est inexact, car toutes les lois qui se terminent par « ani YHVH », "Je suis l'Etre divin", font appel au divin, elles s'y réfèrent explicitement : "Ne mets pas d'obstacle devant l'aveugle, je suis YHVH". Autrement dit, YHVH interviendra, il y aura acte en faveur de cet aveugle, et tu seras puni de cette perversité. De même, la loi qui prescrit de mettre la terre en jachère après la sixième année fait référence à l'intervention divine : "J'ordonnerai ma bénédiction pour vous, dit YHVH, la sixième année et la terre produira pour trois ans". Ainsi, tous les cinq ans, on se met volontairement sous le signe de l'intervention divine.
    Pourquoi des commentateurs maintiennent-ils que cette loi est la seule qui fasse appel au divin, et que toutes les autres lois relèvent du tribunal humain ? La plupart citent à l'appui de leur idée le fameux épisode du Talmud, entre Rabbi Eliezer et les autres rabbins, pour décider si tel four est kasher ou non. Rabbi Eliezer aurait fait appel à un miracle qui s'est produit par trois fois, la troisième étant une voix céleste qui déclare que « c'est lui qui a raison » contre eux. Et eux de répondre : «  Il est écrit que la Loi n'est pas du ciel » (en effet, il écrit dans le Deutéronome : ne dis pas qu'elle est au ciel, trop loin pour qu'on envoie quelqu'un l'y chercher, la parole est toute proche de toi pour que tu l'accomplisses.) Cette anecdote rabbinique s'est transmise parfois dans une certaine complaisance, qui fait oublier qu'un rabbin, fût-il grand, n'obtient pas coup sur coup trois miracles dont l'un est que le cours du torrent s'inverse, ou qu'une voix parle du ciel en sa faveur… C'est donc une fiction rabbinique pour inscrire dans la mentalité populaire que c'est le rabbin, ou le juge, qui doit décider. Il n’empêche que tout acte humain est ouvert à l'intervention de l'Autre, du divin, du hasard, du destin, de l'histoire.
     En l'occurrence, pour la femme supposée adultère, on compte simplement sur sa culpabilité : quand elle est coupable et qu'elle boit les eaux saintes (où sont dissoutes les cendres de la « vache rousse ») avec toute la solennité que la scène comporte, si elle est coupable elle en sera malade, et c'est cela la justice "divine". Si elle est innocente, elle traversera  l’épreuve comme une scène qui ne la concerne pas, puisque, de fait,  elle tente surtout de soigner le mari, car c'est lui qui est malade de jalousie. (L'offrande que le couple apporte s'appelle « offrande des jalousies »).
     Et c'est peut être la vraie fonction de ce rite : être un acte thérapeutique pour les maris qui tombent malades de jalousie.
     La complaisance fait dire à certains que le divin n'a rien à faire parmi les hommes, parmi les lois humaines. Mais selon la Torah, le divin est impliqué dans tout acte humain ; c'est logique puisque tout acte et toute parole ont une part inconsciente qui les ouvre sur l'être, donc sur YHVH, et sur toute la transmission des paroles qui s'en réclament.
    Il est vrai que cette complaisance, autour de cette anecdote comme de bien d'autres, accompagne la transmission par son effet consolateur : le divin peut bien cesser d'intervenir pour nous aider, on a au moins le texte, et on peut le travailler librement (sous le contrôle des autorités). De même, l'habitude de poser des questions pour le plaisir de les résoudre, fait aussi fait parti de la transmission et a pu l'enrichir.
    Revenons à la femme soupçonnée : j'ai dit que ce rituel est conçu comme un acte thérapeutique pour soigner le mari malade. Malade, il l'est, car si cette femme a fauté et qu'il n'a pas divorcé, c'est qu'il tient à elle, et qu'il souffre ; si elle n'a pas fauté et qu'il la soupçonne, il souffre aussi. Il est vraiment dans l'impasse, et c'est lui qu'il faut aider pour sauver le couple, ou plutôt le confronter à son destin. Cela dit, la femme  peut n'avoir pas fauté et très mal vivre ce rituel : être exposée au jugement divin, peut lui rappeler d'autres fautes, d'autres culpabilités, et elle pourrait mal s'en sortir. Ce n'est donc pas une pure et simple ordalie, c'est une épreuve pour l'un et l'autre, une épreuve où la femme se dévoue pour aider son homme parce qu'elle aussi est supposée tenir au couple. Elle accepte  d'exposer le couple à cette mise en examen singulière, où elle se tient « devant YHVH ». Le prêtre prend les eaux saintes, il y met du sable qui traine sur le sol  et il fait un serment : la fausseté, sois épargnée de ces eaux amères de malédiction, et si tu as fauté… (elle paiera dans son corps) ; la femme dit : « Amen, amen ». Le prêtre écrit ses malédictions et les efface avec les eaux amères qu'il fait boire à la femme, après avoir offert l'offrande sur l'autel
    Car il s'agit aussi de libérer l'homme de son « péché » (sic), pas seulement de sa souffrance. Celle-ci a pu le conduire, c'est souvent la cas des hommes jaloux, à être pour quelque chose dans la déviance de sa femme ; il n'est déjà pas pour rien dans cette dure épreuve qu'elle s'impose de par la Loi.

     Ajoutons que cet épisode est précédé de la loi suivante : « si un homme ou une femme a causé un préjudice à une personne, et par là, commis une faute grave envers Y HVYH, et qu'il se sente coupable, il reconnaîtra la faute commise, restituera l'objet du délit augmenté du cinquième, le tout sera remis à la personne lésée ». L'important ici est que la faute envers le prochain est comptée comme une faute envers YHVH. On le savait déjà par les Tables de la loi : voler est une faute envers celui qu'on vole, mais c'est aussi une violation de l'une des Dix paroles. De même, faire un faux témoignage, etc. Mais ici, il s'agit de tout préjudice envers son prochain ; de son peuple du moins, et c'est déjà beaucoup, car si on peut le faire avec le prochain de son peuple, on peut le faire avec le prochain tout court qui ne vous a pas nui. Ici se trouve un principe éthique essentiel : empiéter sur l'autre humain c'est piétiner le rapport à l'être. Il n'y a donc pas un respect de l'autre en soi, et surtout pas du que l'autre est une image de nous-mêmes, mais  parce qu'il soutient lui aussi un rapport à la l’être, comme nous, et que tous les rapports à l’être se tiennent et sont tenus par l’être divin.

         L'épisode est suivi de la loi sur les « nazir », ceux qui font un vœu d'abstinence en l'honneur de YHVH ; des contraintes précises et fortes leur sont imposées, comme s'il fallait qu'ils paient pour cette distinction factice, qui ne leur est pas demandée ; pour ce supplément de zèle.
    Puis vient la prière des Kohanim, des prêtres descendants d’Aaron faut, qui s'est transmise jusqu'à nos jours ; les mots de cette prière, ou plutôt de cette bénédiction faite par eux aux enfants d'Israël  sont intéressants : 1) que YHVH te bénisse et de garde 2) qu'il éclaire sa face vers toi et te soit bienveillant 3) Qu’il lève sa face vers toi et mette pour toi la paix.
    La première signifie le vœu que tu restes en rapport avec l’être ; que  ce rapport reste vivant pour toi, et que tu ne bascules pas vers le contraire, c'est-à-dire le rapport narcissique à l’être, où tu vois que toi et tes images ou tes idoles. La seconde appelle sur toi la lumière d'être et la bienveillance, quand tu se tiens face à l’être. La troisième est un vœu à ce que l’être apparaisse pour toi dans la paix et non dans la tourmente.
    La dernière phrase conclut : qu’ils (les prêtres) posent mon Nom sur les enfants d'Israël et moi je les bénirai. Rester en rapport avec le nom, avec l'appel d'être, ce n'est pas simple ; et les prêtres pourraient le rappeler ; c'est leur fonction initiale ; dont il arrive qu’ils abusent, comme tous les fonctionnaires. La lutte entre la fonction et l'inspiration ne les épargne pas.
     Tout le monde n’est pas dans la position de Moïse,  décrite ici en trois lignes : quand Moïse entrait dans la Tente du rendez-vous pour que YHVH  lui parle, il entendait la voix qui se parlait à lui de dessus le propitiatoire qui couvrait l'Arche de l'alliance, entre les deux chérubins, et c'est à elle qu'il parlait. La voix de l’être se parlait à lui. C'est dire que la voix était divisée, elle se parlait et lui parlait ; lui aussi était divisé, puisqu'il parlait à cette voix qui l'était. Cette division et le reflet de la faille ontologique.
    (Or quand un fonctionnaire, fût-il mandaté par Dieu, se prend pour le siège de la vérité, il se rabat sur lui-même, il n'est pas divisé, et l'Autre dont il se réclame est aussi compact ; c'est la racine même du fanatisme, religieux ou non.)

Pollution symbolique


Après l'attentat de Bruxelles contre le centre culturel juif

    Ce qui est remarquable, c'est l'effort des autorités pour nier que c’est un acte antijuif ; les autorités belges, mais aussi françaises (Hollande a exprimé son soutien… au peuple belge). En somme, une voiture s'arrête devant un centre culturel juif, un homme descend, tire sur des personnes qui s'y trouvent et s'en va laissant quatre morts, et ça n'a peut-être rien à voir avec les juifs. Il est clair que pour trouver le tueur ont va chercher dans l'extrême droite antisémite et dans les réseaux islamistes. Si c'est le premier cas qui s'avère, ce sera plutôt pratique : les nazis, l’horreur… Si c'est le second cas, comme c'est probable, ce sera très embêtant, car les autorités, qui connaissent bien les textes fondateurs, nous apprennent que l'islam n'a rien à voir avec la violence envers les autres. C'est ce credo qu'il faut assimiler si l'on veut protéger le vivre ensemble, même si ce vivre est un peu mortel. Ce fut le même montage qui a laissé faire le tueur de Toulouse  dans une école juive, lui-même mû par la vindicte antijuive inscrite dans les Textes fondateurs, qui se transmet au fil des générations ; et qui fait que Erdogan, premier ministre turc, peut traiter un mineur qui manifeste de « semence d'Israël » c'est-à-dire le traiter de juif, tout simplement ; cela suffit à faire insulte. Les tueurs, eux, ont besoin de le dire avec des balles, mais cela procède de la même veine. 
    Donc, rien de nouveau si ce n'est que la lâcheté des autorités  dépasse les bornes. Si un fou tire dans la rue et tue des passants parmi lesquels il y a un juif,  il n'y a pas de pensée d'avance que c'est un acte antisémite ; mais s'il va chercher des juifs dans leur lieu d'être, la prudence dont ont fait preuves pour dire que c'est antisémite, mais n'est qu'un masque de la lâcheté. J'ai montré dans mon livre Islam phobie culpabilité que cette lâcheté est plus dangereuse que les intégristes islamiques, car elle défait la loi qui devrait les contenir, comme le souhaitent d'ailleurs les musulmans modérés. Lesquels, jusqu'à présent, s'en tiennent aux souhaits : on ne les a pas encore vus descendre dans la rue pour dénoncer de tels actes. Pourtant cela leur ferait du bien.
    Naguère, devant les actes antijuifs du pouvoir nazi, ce sont les masses qui ont fait preuve de lâcheté. Aujourd'hui on a une innovation : c'est l'instance de la « loi » qui est lâche, et qui ment car elle proclame sa compassion pour les victimes, elle a un culte pour la mémoire de la Shoah, avec des « plus jamais ça » à profusion. J'ai montré que ce sont les autorités étatiques qui organisent la phobie de l'islam en empêchant d'évoquer la vindicte antijuive que contiennent ses fondamentaux, et que ces activistes passent à l'acte. Leur violence, dans l'optique officielle, ne peut se comprendre que comme celle de cas sociaux, d'individus déclassés, sans travail, etc. Ce déni de réalité est plus pervers que les actes eux-mêmes, qui ont au moins le mérite de la franchise. Il est plus nocif, car il permet de tels actes (on n'arrête pas leurs auteurs avant qu'ils n'agissent, car ce serait les stigmatiser, ce serait les pré-juger en fonction de leur religion, dont on n'a pas à se mêler, puisqu'on est des laïcs, etc.)
    Si ce schéma prévaut, c'est une vraie pollution symbolique, qui abaissera énormément la qualité de l'air qu'on respire, ne laissant d'autre choix qu’entre un peu plus de lâcheté et une certaine suffocation.

Pourquoi des djihadistes français ? (Article paru dans Marianne, 24 mai 2014)

        
    Les jeunes djihadistes français (et en fait européens) sont un symptôme. Leurs parents sont souvent sidérés, d’autant plus quand ils sont musulmans : de familles venues du Maghreb, désireuses de vivre à l'européenne, de prendre leurs distances vis à vis d'un discours religieux voire intégriste assez pesant et du mode d'être qui l'accompagne. Ils sont donc stupéfaits de voir leurs jeunes fils reprendre le flambeau de l'origine pure et dure. C'est compter sans l'écart des générations, écart qui peut tourner à la rupture quand les jeunes se mettent en tête de pourfendre les compromis et les « semblants » de leurs parents pour brandir une exigence de plénitude qui vire au fanatisme (surtout chez les convertis, encore plus avides de plénitude identitaire). Certains d'entre eux, même s'ils ne passent pas à l'acte, pourfendent la mollesse spirituelle de leurs parents et rejoignent le giron intégriste qui leur fournit une identité sans faille. Beaucoup, violents ou pas, sont abreuvés par des sites qui montrent l'ennemi "croisé" ou "sioniste" dans son horreur destructrice, « tueur d'enfants et de civils »… Mais le point crucial est le retour qu’on leur fait faire au Texte fondateur, au Coran, dans lequel les « gens du Livre », juifs et chrétiens, représentés aujourd'hui par l'Amérique, Israël, et un peu l'Europe, sont qualifiés de pervers, faussaires, injustes, traitres, etc. Certains leur citent des versets plus calmes, comme "Point de contrainte en religion" ou comme "Ne tuez pas l'homme que Dieu a sacré", mais c'est qu'ils vont voir de près dans le texte, ils vérifient, et ils trouvent : Ne tuez pas l'homme que Dieu a sacré sauf pour une cause juste. Quant au verset du libre choix, ils le voient encadré de violentes malédictions contre ceux qui font le mauvais choix. En somme, on manque cruellement d'une parole ouverte et libre concernant les fondamentaux de l'islam; et pour cause, ils sont recouverts d'un tabou, et toute remarque critique les concernant passe pour islamophobe dans le discours conformiste organisé, qui revient à imposer aux musulmans le même tabou, à les enfermer dans le cadre identitaire dont on décide qu'il doit être le leur (On voit même des juges de la République se référer au Coran pour arrêter leur décision…).
    Il y a donc un secret de polichinelle sur la violence fondatrice de l'islam envers les autres, violence qui, en fait, n'a rien d'extraordinaire : toute identité qui se fonde est prodigue en propos violents envers les autres. Mais avec le tabou et le conformisme imposés, cette violence reste indiscutée, et semble indépassable. Récemment, dans Islam, Phobie, Culpabilité (Odile Jacob), j’ai posé ce problème avec sérénité, en montrant que les djihadistes, les extrémistes sont au fond les seuls à crier une certaine vérité du Texte, portés par elle plutôt qu'ils ne la portent ; ils se shootent à cette vérité de la vindicte envers les autres, et même envers des musulmans, qu’il faut rappeler au droit chemin. Le livre est lu et circule bien, mais dans les médias officiels il a fait l'objet d'une vraie censure, celle-là même qu'il analyse, qui se trouve ainsi confirmée. Raconter ses méandres, ce serait décrire l'autocensure où nous vivons, où la peur pour la place est la phobie suprême : une réalité se juge d'après les risques qu'elle vous ferait courir ou les appuis qu'elle lui apporte.
    J'apprends que la police anglaise demande aux mères musulmanes d'empêcher leurs jeunes de partir combattre en Syrie; c'est touchant; tout comme l'appel français à la délation de jeunes suspectés de vouloir partir. Bref, n'importe quoi, plutôt que d'affronter le problème, (qui comporte aussi leur éventuel retour ; un vrai retour de bâton si on ne fait rien « faute de preuves » quand ils reviennent).
    Le problème c’est qu’un Texte fondateur est comme un être vivant : lorsqu'il se sent un peu lâché par les siens, il suscite des êtres « héroïques », des martyrs pour faire éclater sa vérité. Quitte à éclater le corps des autres. D'autres approches de cette « vérité » exigeraient un peu de courage de la part des élites qui  sont plutôt dans le déni : pour elles, il n'y a pas de problème de fond, il y a  quelques excités qui perdent la tête. Il ne faut pas qu'il soit dit que leur acte serait lié au Texte, si peu que ce soit. Le problème est bien voilé derrière des citations tronquées, des traductions édulcorées, témoignant, au fond, d'un certain mépris pour ce Texte et ses fidèles. On a donc un symptôme cliniquement intéressant : quand un problème se pose, et qu'il est interdit d'en parler, un nouveau problème se pose, celui de cet interdit. Puis un troisième : comment zigzaguer entre les deux ? Cela augmente le taux d’hypocrisie et de poses « faux-cul » au delà du raisonnable.

Parasha de Bamidbar (Nombres 1,1 à 4,20)

    
    Ce texte ouvre le recueil Bamidbar (« dans le désert »), qui est le quatrième de la Torah, le dernier à vrai dire, puisque le cinquième, le Deutéronome, qui clôt les cinq livres de Moïse appelés Pentateuque, est avant toute une reprise des appels de l’être divin.
    Dans cette Parasha, il s'agit de compter les enfants d'Israël ou plutôt ceux qui parmi eux sont aptes à la guerre, à partir de 20 ans, ce qui semble logique avant de faire route vers la terre promise pour la conquérir.
    Les Lévites, consacrés au service du temple, (et c’est déjà au lourd travail de le démonter et remonter à chaque étape), ne sont pas comptés avec le reste du peuple ; ils le seront séparément, puisqu'ils sont séparés du peuple, ils seront comptés non pas à partir de 20 ans, mais à partir d'un mois ; on considère donc que s'ils ont un mois (hodésh, même racine que « nouveau »), s'ils peuvent entrer dans le renouvellement de la vie, alors ils sont au service de l’être divin sans limite d'âge. Cela indique en passant que lorsqu'on est au service de l'essentiel, d'une recherche qui concerne le rapport à l’être, une coupure arbitraire à partir d'un certain âge ne fait pas sens.
    Les Lévites doivent entourer le Temple portatif, non seulement parce qu'ils sont au service de ce qui s'y passe et du lien entre ce lieu des sacrifices et le peuple qui les apporte, mais pour protéger le peuple de la présence divine, qui peut être explosive ; le protéger d'un contact trop direct. (Un contact direct comporte des risques d'identification, donc d'auto idolâtrie.)

         Mais l'articulation majeure entre le comptage des Lévites et celui du peuple se fait par les aînés : on compte le nombre des ainés parmi le peuple, et on compte le nombre de Lévites ; il se révèle qu'il y a 273 ainés restants , non « couverts » par les Lévites; pour chacun d'eux, il sera perçu une somme de cinq shekels et le total sera remis à Aaron pour le rachat de ces aînés. Autrement dit, par sa seule fonction, chaque Lévite rachète un aîné du peuple, et comme il en reste 273 auxquels ne répond et ne correspond aucun Lévite, ils doivent être rachetés directement. Cela rappelle que d'une part les aînés appartiennent à l'être divin, et que leur rachat s’impose pour les libérer du danger d'être les premiers, les plus exposés à l'événement d'être ; les protéger du risque d'être pris par l’être directement. D'ailleurs l'argent du rachat s'appelle Pidiome (racine :pada , signifiant l'acte d'épargner). Ce n'est pas de leur faute s'ils sont les premiers, mais puisqu’ils le sont, il faut faire quelque chose pour qu'ils soient épargnés, à cette place très exposée.
    L'idée est bien sûre plus générale : dans tout groupe, le premier qui dit une vérité est en danger, il est exposé à l'envie des autres, donc au rayonnement meurtrier et invisible qui émane d’eux à cause de cette distinction. La même idée s'applique à tout le peuple d'Israël, qui est l'aîné de YHVH, autrement dit : le premier à avoir révélé aux autres peuples cette divinité dans toute sa force ontologique, puisque YHVH c’est l’être qui fait être tout ce-qui-est. Ce peuple est donc d'emblée mis en danger du fait que cette place de premier le distingue. Et c'est pourquoi une tribu est prélevée en son sein, celle des Lévites, pour le protéger des secousses d'être trop violentes, de l'état agressif dans lequel  peuvent être d'autres peuples du fait de son apport. C'est le sens plus profond de la position, physique et psychique, des Lévites autour du Temple ; celui-ci symbolise la présence de l’être, mais l’être parcourt et traverse tout ce qui est, il concerne donc la façon d'être des autres peuples, notamment au regard de cet événement singulier, et singulièrement universel, qu'est le destin d'Israël. Une tribu est pour ainsi dire sacrifiée, consacrée à le protéger de l'intérieur, autour du Temple, contre les dangers qui peuvent venir de l'extérieur, contre les événements d'être lié au mode d'être des autres si ce mode d'être se crispe sur l'envie agressive envers les premiers ; elle le protège bien sûr aussi de lui-même, de ses fautes de ses manquements dans le rapport à l’être.
    Remarquons que l'ordre du comptage des aînés n'étant pas fixé d'avance, les 273 restants, qui sont rachetés par de l'argent et non par un Lévite pour chacun, peuvent être n'importe qui ; l'important est qu'ils soient « couverts ».

    Revenons au dénombrement du peuple. Il n'est pas dit à Moïse : comptez les gens du peuple à partir de 20 ans ; il est dit : levez la tête de tout l'ensemble des enfants d'Israël selon leurs familles, la maison de leurs pères, par le nombre des noms de chaque mâle à partir de 20 ans etc. et avec vous il y aura un homme pour chaque tribu, un homme qui soit la tête de la maison de ses père. Autrement dit ce que l’on compte, ce sont des noms, des appels ,car un nom c'est un fragment d'appel d'être, c'est ce par quoi on est appelé, par d'autres ou par l’être ; c'est ce par quoi on est appelé à être ce qu'on est capable de recevoir comme appel venant de l’être.
    Suivent alors les noms des représentants de chaque tribu, et chacun de ces noms est en deux temps puisqu’il articule le sujet nommé et le nom de son père ; ces noms sont si chargés de sens qu'ils en gardent une certaine beauté rythmique. Qu'on en juge : pour la tribu de Réuven, c’est  Elitsour bén Sédéour ; qui signifie : mon Dieu est un roc (éli-tsour) , fils de Champs de foyer (ou  fournaise : our ; Abraham a été tiré par YHVH du Our des Chaldéens. Pour la tribu de Simon, c’est Shloumiel fils de Tsourishadaï, qui signifie: ma paix c’est Dieu, fils de mon rocher c’est Shadaï (autre nom de YHVH), etc. On pourrait faire un petit poème de ces 12 noms d'hommes. Il y en a 12, car la tribu de Lévi est retranchée, mais celle de Joseph et double. (Et on parle d’hommes car il s'agit de combattants ; dans le Livre des rois, le texte n'hésite pas à donner pour chacun le nom de sa mère). Puis on annonce le comptage des combattants pour chaque tribu en ces termes, par exemple pour la tribu de Judah, il est dit : pour les fils de Judah, leurs engendrements selon leurs familles et la maison de leur père, par le nombre des noms, à partir de 20 ans tout apte à l’armée, leur nombre ce jour-là tribu de Judas et 74 600.
    
Le texte passe constamment entre le nom des nombres et le nombre des noms.

    Il faut aussi parler de la position ou plutôt de la disposition des tribus en marche autour du temple portatif. Chacune s'avance et quand avec son drapeau comportant des signes de la maison de ses pères. Toues sont autour du temple, mais disposer en un carré dont le temple et le centre. Aux quatre coins du carré, il y a la tribu de Judah, à l'est, la tribu de Réuven au sud, la tribu d’Ephraïm à l'ouest, et la tribu de Dan au nord ;  chacune comporte avec elle deux tribus, ce qui complète les douze. L'armée des Hébreux avance structurée par le tétragramme, entouré de son peuple, avec au centre du carré la tente d'assignation du tétragramme en question. On peut voir la le désir de symboliser l’être en marche, faisant mouvement vers le lieu d'être de sa promesse, de ceux à quoi il est promis par l’être dont il porte, en son centre, en son « cœur », le symbole littéral et formel.

    De sorte que cette paracha, qui ne demande rien d'autre que de compter les noms et d'être compté, est une sorte de bénédiction : Comptez par le nom, par le vôtre, par celui de vos pères et par le nom de l’être qui vous échappe et qui vous porte, et qui se nomme appel d’être. Compter n'est pas chose facile, du côté de l’être. La plupart savent compter des signes, monétaires ou autres, des signes distinctifs au niveau des apparences et du semblant ; ils savent compter du côté de l'avoir, mais du côté de l’être, il ne savent pas, ils n'en ont aucune idée ; ils peuvent même compenser ce non-savoir, cette ignorance de l'essentiel, par une enflure de leur moi. Pourtant, faire des choses qui comptent, avec lesquels les autres peuvent ou doivent compter, c'est peut-être l’essentiel; à la fois pour exister comme sujet (si vous-même ne comptez par vraiment à vos yeux, par notre ancrage dans l'être, quelle force de vie peut vous prendre en compte ?), et pour exister par l’être qui transmet ce désir d'exister, en tant que transmission d'être.

    On peut beaucoup bavarder sur le faite que tout cela se passe dans le désert, mais on le sait d'avance, depuis Abraham, l'essentiel se dit dans le désert, comme pour honorer le nom même de désert, midbar, qui inclut la racine de la parole, dbar. On peut même lire le titre de ce quatrième livre du Pentateuque comme ba-médabér : dans ce qui parle. Autrement dit, l’être est parlant dans ce qui parle ; et pour ceux qui peuvent l'entendre, ça compte. L’être est coextensif à la parole de l’être. Et l'on comprend qu'un des psaumes dise : Par la parole de l’être les cieux ce sont faits. Les cieux, cela s'écrit aussi comme : les noms ; mais c'est également le pluriel duel de sham, là-bas : le là-bas du là-bas, l'au-delà du là-bas est un effet de l’être et de sa parole.

Parasha de Béhouqotaï (Lévitique 26, 3 à 28,34)

    Ce texte est presque entièrement consacré à l'alternance bénédictions-malédictions qui seront le lot d'Israël s’il l'écoute ou  n'écoute pas les paroles divines, s'il suit les lois de YHVH ou au contraire  les rejette.     
    La partie bénédictions (« si vous marchez selon mes lois et gardez mes préceptes »…) est assez brève : il y aura de la pluie en son temps, la terre donnera sa récolte (yévoulah : ce qu'on fait venir ou advenir grâce à elle) ; l'arbre donnera son fruit, vous mangerez à satiété, vous serez installés en toute confiance sur votre terre; il y aura la paix, rien ni personne pour vous effrayer. L’important c'est (verset 9) que «  Je me tournerai vers vous » (la racine c'est panim, la face : la face de l'être se tournera vers vous ; autrement dit, vous aurez de quoi être, de quoi vous tenir face à l’être, aux possibles transmissions de vie ; et le verset poursuit : Je vous féconderai et je soutiendrais (je dresserais, je donnerais lieu (racine koum : le lieu) à mon alliance avec vous. Ma résidence sera parmi vous (la résidence c’est le mishkane, dont on a déjà parlé, qui a ici une fonction plus générale de lieu d'être) ; je marcherais, je ferai mouvement au milieu de vous. Entendez : Vous serez en mouvement librement dans votre lieu d'être, vous serez en liberté d’être ; et vous serez "mon peuple", le peuple de l'être divin qui vous a fait sortir d'Egypte, littéralement du lieu-d'être-esclave-pour-eux, l’être qui vous a fait marcher la tête haute.

         Le texte s'attarde bien plus sur ce qui se passe s'ils n'écoutent pas, ce qui arrive le plus fréquemment. Il y aura toutes sortes de malédiction, mais en fin de compte, l'être se rappellera l'alliance d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, l'alliance des "premiers" et il maintiendra l’alliance ; entendez : l’alliance sera maintenue ; son ancrage premier sera rappelé ; en tout cas, l’extermination sera exclue. Or si le peuple ne disparait pas, la transmission se maintient, d'une façon ou d'une autre.          Mais le détail des malheurs est intéressant : si vous rompez mon alliance (verset 16), je vous enverrai l'affolement, la consomption et la fièvre qui font languir les yeux et défaillir l'âme. L'affolement est proche de l'angoisse, c'est la perte des repères. Or Dieu n'a pas besoin de l'envoyer, puisqu'elle est là, s'il est vrai que le rejet de l'alliance fait perdre les repères ; et le résultat, c’est qu’on est assez enclin à s’affoler.
    Notre idée, ici comme ailleurs dans la Bible, c'est que les prétendues malédictions ne sont que la traduction en acte du rapport à l'être quand il est marqué de refus, d'hostilité,  forcément réciproque: si vous êtes dans le refus de l'être, vous êtes refusé par l'être, c'est presqu'une évidence. Du coup, au lieu que l'être se meuve parmi le peuple, il fera face au peuple, sur le mode hostile, forcément. Or si l'être vous est hostile, vous êtes dans le non-lieu-d'être,  dans l'instabilité totale : la terre ne donne pas, le travail est ingrat, improductif, les choses se présentent de travers, on trébuche sur elles ;  c'est dit très clairement : si vous me prenez de travers (qéri, racine qar; qéri c’est aussi le hasard, au sens du n'importe quoi), je serai avec vous de travers ; l'alliance trahie se vengera : (26,25) la vengeance de l'alliance viendra sur vous, vous vous replierez sur vos villes et la peste sera parmi vous (l'être « enverra » la peste). Et c'est logique, si l'on est dans le rejet de l'être, rejeté par l'être donc, on se replie sur soi, et c'est la peste, la mésentente, le ratage collectif, la faiblesse devant l'ennemi. Car l'ennemi est prévu ici comme persistant; c'est aussi logique dès l'émergence du peuple juif : il a forcément des ennemis qui soit veulent le virer de son alliance pour le remplacer, soit veulent la démentir (c'est notre thèse sur l'essence de la vindicte anti-juive).

    Donc le travers dans le rapport à l'être va devenir rageur, exaspéré (v. 28 : hamat qéri). S’ils  persistent à ne pas entendre, cette rage atteindra la transmission, au niveau le plus charnel : (v.29) Vous mangerez la chair de vos fils et de vos filles. Cela s'est réalisé lors la chute de Jérusalem devant les babyloniens, décrit par Jérémie, qui évoque ce cannibalisme dans les rues de la ville de. Mais c'est aussi à entendre symboliquement : vous détruirez vos enfants, en ne leur transmettant rien; puisque vous aurez rejeté la transmission[1]. Du coup vos « lieux » saints seront détruits, votre encens, celle des offrandes ne sera pas respirée ; ne sera pas inspirante. Vous serez dispersés parmi les peuples, vous disparaitrez en eux (26,38); c’est le risque de l'assimilation totale.

    Mais à chaque coup reçu il y a la possibilité de se réveiller, de prendre conscience. (v.41) Peut-être les survivants feront-ils retour ? Peut-être leur cœur incirconcis fléchira t-il ? Reconnaitront-ils leur faute et en seront-ils apaisés ?… (Comme quoi le déni de la faute, le déni du manquement est dans un état de guerre intérieure, de guerre froide avec vous-même et avec l’être.) S’il y a retour, alors il y aura du rappel, c’est encore presque une évidence : l'être sera rappelé à l'alliance initiale, originelle.
    Il importe de marquer que tous ces malheurs expriment ou proviennent d'une rupture d'alliance de la part des hébreux, mais que l'alliance, elle, ne sera pas rompu si les survivants font retour. Là encore c'est une évidence : tant qu'il y a des juifs, avec une dimension collective (langue, texte, tradition, transmission, étude, sous les formes les plus diverses, même les plus contradictoires, mais vivantes,  etc.), il y a de la transmission, donc de l'alliance. C'est la preuve qu'il y en a parmi eux suffisamment dont le cœur incirconcis s'est ouvert, et c'est la preuve que l'alliance est maintenue. Et c'est l'appel à ce qu'elle le soit.

    J'insiste sur l'aspect évident et intrinsèque des « malédictions » : on n'a pas affaire ici à un obscur Dieu jaloux qui, si on ne lui obéit pas, va chercher on ne sait où des malheurs qu’il vous jetterait à la figure pour vous terroriser. Cette vision que certains promeuvent, soit pour se soumettre à ce Dieu soit pour le rejeter comme une aberration, comme un pur dérangement de la vie, est contraire à notre approche ontologique. On a ici affaire à l'être, donc la sanction ne fait qu'exprimer l'état où l'on est. Si par exemple on se fait des idoles, cela ne veut pas dire qu'on fabrique des statues et qu'on s'agenouille devant; cela veut dire qu'on remplace la présence par des représentations, que l'on est le jouet des représentations qu'on se fabrique ou que d'autres vous refilent. On perd donc ses repères intrinsèques, et c'est ce qui est dit : c'est l'affolement, auquel on est forcé de pallier en consommant encore plus de représentations; donc en s'aliénant davantage par peur… de l'affolement. Le texte ne dit pas autre chose. De même, cette fièvre qui affaiblit les yeux et le cœur; signifie : vous vous activerez fiévreusement mais votre cœur, disons votre organe de l'amour ou votre rapport à l'amour de l'être sera faible, débile, de même que votre regard, aveuglé par le soleil que vous adorez (je détruirais vos temples solaires…). Ce n'est bien sûr par le soleil qu'il faut adorer, c'est une figure de la lumière d'être, c'est elle qu'il s'agit de chercher et de transmettre. 


[1] Nous n'entendons pas celle-ci au sens forcément religieux : quelque soit le sens qu'on lui donne l'important est qu'elle existe comme transmission de vie. 

Parasha de Béhar (Lévitique 25,1 à 26,2)

 

    On instaure ici un certain rapport à la terre, qui certes est « promise », au sens où l’on est appelé à la conquérir (car elle n’est pas donnée clés-en-mains, elle contient des habitants qui sont forts et qu’il faut vaincre, promesse et victoire étant portées par la confiance en l’être) ; mais comment être avec elle ? Dans la même dualité travail-repos introduite dès la Genèse : on la travaille six ans, et chaque septième année elle est mise au repos : "c'est un shabbat pour YHVH". La même expression que pour les hommes. On abandonne la terre, on ne la travaille pas, ce qui y pousse est offert à qui veut le prendre. 
    C'est là une prise de risque volontaire de tout le peuple (autrefois agricole essentiellement) : si la récolte de la sixième année ne suffit pas à tenir jusqu'à la neuvième année, une fois qu'on aura semé la huitième, ce sera une dure période. Comment qualifier ce suspens, cette entame volontaire, ce renoncement consenti dans l'exploitation de la terre ? C'est une façon de se confier au destin, au divin, au hasard. Une façon d’affirmer la présence de la terre nourricière et féconde, à travers l'abstinence, la privation, avec la confiance dans le fait d’être protégés. C'est en fait un renouement périodique de l'alliance avec l'être : (25,21) « J'ordonnerai ma bénédiction la sixième année pour qu'elle produise une récolte de trois ans ». Et si ce n'est pas le cas, cela ne veut pas dire que le peuple est rejeté; c'est simplement que la bénédiction n'est pas renouvelée cette fois là. De même pour les humains, le jour vide, le septième, voué à l'être et libre de tout travail, réaffirme l’alliance avec le temps divin, et souligne l'intensité laborieuse et créative des six autres jours, qui devrait être stimulée par cette entame.
    J’ai dit que c’est une « prise de risque », mais c’est aussi, en même temps, une ouverture sur l’être, sur ce qui peut arriver, sur notre capacité renouvelée de recevoir, de chercher d’autres possibles, d’autres issues ; on ne se met pas en jachère, c’est la terre qui se repose ; nous, on a beaucoup à faire, à quoi on ne pensait pas, quand on était enfermé dans sa routine.
    (Remarquons que l’ « année sabbatique », qui vient de là, et que les lecteurs protestants de la Bible ont relancée aux USA, est instaurée dans bien d’autres domaines.)  
    Or voilà que s'y ajoutent d'autres lois : chacun reprend possession de sont bout de terre après sept fois sept ans ; ceux qui  vendent leur lopin ont le droit de le racheter, l'année du Yovél, c'est-à-dire la cinquantième année. La terre ne doit pas être aliénée de façon irrévocable.

    Du coup, la valeur d'une terre, c'est celle des récoltes qu'on en tire jusqu'à l'année du jubilé.  Si on achète une terre et qu'on l'a transmet à ses enfants en héritage, après notre décès, les enfants doivent se la laisser racheter par celui qui nous l'a vendue. Il y a donc deux niveaux de transmission de la terre : le niveau factuel et celui de la transmission symbolique à long terme. Celui qui n'a pas de quoi racheter sa terre attendra le jubilé et en reprendra possession. Ce mot utilisé, ahouza, est le même que pour la terre d'Israël : elle est une possession pour ce peuple, c’est pourquoi il se la transmet, et cette transmission symbolique au fil des générations refonde et renouvelle la « possession ». C’est qu’en fait, et concrètement, elle n'appartient pas à ceux qui la possèdent : tous y sont des étrangers, installés sur la terre de l'être ; la terre appartient au divin. 
    En revanche, celui qui vend une maison située dans une ville murée, son droit de la racheter ne dure qu'une année; s'il n’en a pas usé, il ne peut pas la reprendre lors du jubilé. Mais ce n'est pas le cas si la maison est en dehors des murs. Ainsi, la dimension urbaine, définie et circonscrite, atténue la loi du rachat ; cette dimension est double : bâtiment et mur d’enceinte ; ce n’est plus vraiment « la terre ». 
    Ce qui est sûr c'est que pour celle-ci, la transmission symbolique prime sur toute transaction. On ne saurait mieux dire que cette terre est sainte, en tant qu’objet de la promesse et support de l’alliance. Du coup, quand le peuple en est exilé, – c’est prévu, et ce fut le cas fréquemment, y compris suite aux massacres qu’y ont mené les Romains qui l’ont même renommée Palestine car elle leur a trop résisté -, la terre reste objet de la transmission, objet du désir de transmission ; et comme celle-ci est ce qui refonde sans cesse le peuple, la terre devient l’objet du désir d’exister.
    
Pour le dire autrement, le rapport à la terre, défini par la transmission, médiatisé par le rapport à l’être, fait de la terre le fragment de « lieu d’être » qu’on se transmet le long des générations. De sorte que ce peuple est plus attaché à sa terre que s’il y était né ; son lien à elle va chercher aux racines par lesquelles la terre est un lieu d’être pour tout un chacun ; mais la plupart l’oublient car ils ne sont pas tenus ou tirés aussi fort que par ce fil de la transmission, qui est aussi celui du texte. C’est pourquoi il y a peu de chance pour d’autres peuples d’installer dans ce lieu leur souveraineté. (Simple exemple : jusqu’à présent, Jérusalem n’a été la capitale d’aucun Etat.)

     Voyons d’autres lois. Si ton prochain déchoit, il faut l'aider; l'aider à rester dans le jeu social, à ne pas en être exclu. De même si deux hommes font une transaction ils ne doivent pas se léser; l’un ne doit pas tromper l’autre ; le profit pour chacun doit venir de la richesse que dégage leur rencontre, ou qu'ils rendent possible, et non du fait que l'un est floué par l'autre. Le texte sait bien que l’appât du gain est tel, que l’un voudra gagner plus en trompant l’autre ; et le texte dit « non » ; sans illusion mais fermement. Tout comme il n’a pas d’illusion sur l’interdit de prêter avec intérêt aux gens de son peuple. Mais il le pose, et chacun en fera ce qu’il pourra. J’ai vu des cas où un homme religieux dit à son frère : « je ne peux pas te prêter, car la loi m’interdit de le faire avec intérêt ; et le faire sans intérêt serait absurde ».

    Une loi fait ici question : si ton frère se vend à toi faute de ressources "ne lui impose point le travail d'un esclave […] Comme salarié et comme hôte il servira chez toi jusqu'à l'année du jubilé". Après quoi il sera libre et retournera dans sa famille, recouvrer le bien de ses pères. Or il est dit ailleurs que si l'on achète un esclave hébreu, il travaillera six ans et la septième année il est libre. On fait donc la différence entre l'achat d'un esclave à un marchand et l'acte par lequel un homme libre se vend comme esclave à son « frère ».
    On apprend en passant, dans cette loi, que le « salarié » est une personne qui a été obligée de se vendre ; mais ici, elle peut faire appel à ses proches pour la racheter (de quoi réactiver les liens, ou les mettre à l’épreuve) ; et en ultime recours, elle a la liberté du Jubilé.

    Il est remarquable que l'année du jubilé soit signalée par le son du shofar le jour de Kippour. En même temps que les hommes se libèrent de la culpabilité accumulée, ceux qui se sont aliénés se libèrent de ce lien, ceux qui ont aliéné leur terre la récupèrent; il y a là comme  une recharge de liberté. D’ailleurs, c’est le mot d’ordre : « Vous crierez liberté (dror) pour la terre et pour ses habitants ». A chaque période de cinquante ans, on efface l'aliénation au manque, à la faute, à la perte; on reprend le départ, non pas à zéro : on repart de l'origine.  

 

Parasha de Emor (Lévitique 21 à 24)

    Encore un mot sur cette forte parole de la parasha précédente "Tu aimeras pour ton prochain comme (pour) toi-même". Ce "pour" transforme une scène qui serait duelle, toi et ton prochain, en une scène à trois : toi, ton prochain, et l'évènement qui arrive; donc toi, ton prochain et les secousses d'être, les aléas de votre présence dans l'être à tous les deux. On sait que d'autres ont au contraire creusé l'aspect miroir de cette relation entre moi et l'autre, avec toutes les variantes qu'on devine : je m'efface devant lui et dans cet effacement je l'absorbe en moi puisque c'est moi qui mène l'opération, etc. Toutes choses perverses ou naïves, balayées par ce "pour" qui signifie : partagez l'événement qui vous arrive avec équité, ne gardez pas le mieux pour vous et le pire pour l'autre.

    Venons-en à cette parasha de émor; ce mot signifie : dis; dis aux prêtres, fils d'Aaron, etc. Et le dire en question concerne le rapport au deuil et à l'impureté due au contact avec le mort. Le prêtre ne doit pas perdre sa pureté par un tel contact. La pureté n'a pas un sens absolu, ce n'est pas être absolument propre (?); ici, c'est ne pas toucher à ce qui est "mort", au sens large du terme. On traîne avec soi beaucoup de choses mortes, et il s'agit de ne pas trop s'y compromettre ; de se protéger de leur contact. En revanche, pour ses parents, pour son père et sa mère, le prêtre peut perdre cette pureté, qu’il retrouve en se purifiant. Le prêtre oui, mais pas le grand prêtre : même pour son père et sa mère il ne le doit pas, car il a reçu l'onction, l'huile consacrée; il présente les offrandes, il est l'intercesseur, il ne peut pas porter le contact avec un mort, fût-il un très proche. Le sens actuel de cette parole, c'est que si on intercède, si on s'expose à cet état limite de l'être qu'on appelle le divin, dont on espère en outre un effet bénéfique, il faut en écarter le contact avec du mort, du cadavre. C'est à interpréter chaque fois, selon les circonstances.
    Dans la foulée, il y a d'autres idées : par exemple, un prêtre infirme, invalide, handicapé, borgne, sourd ou avec les génitoires écrasés, ne doit pas approcher l'offrande; il peut en manger une part, celle qui lui revient, mais il ne doit pas la présenter, l'offrande. Pourquoi ? Parce qu'il a reçu ce handicap. Cela choque nos logiques actuelles, on l'on veut d'abord nier les différences, où l’on pose qu’il est borgne ou boiteux mais que c'est comme s'il ne l'était pas. Or le texte dit clairement qu'il a les même droits que les autres, mais qu'au regard du divin, sa différence est reconnue, et ne doit pas être niée. Et cela se comprend : s'il s'agit de poser l'offrande comme l'expression d'une reconnaissance, son handicap compte; il n'en est pas coupable, ni responsable, mais cela fait partie de son destin et il n'y a pas à le nier au regard du divin. Si on le nie, alors on couvre cet être d'un grand mensonge, où l'on pose que le déni qui le recouvre a la même force que son destin. Le nier serait prétentieux. Dans nos cultures uniformes ou qu'on voudrait telles, au prix d'un déni, on pose que si un évènement vous arrive et si ce n'est pas de votre faute, alors ça ne vous appartient plus, ce n'est plus dans votre vie; et c'est où, alors ? S’il lui arrive un accident, ou s'il est né handicapé, lui accorder les mêmes droits n'implique pas de nier son handicap au regard de l'être.

    Il y aussi l'idée du lien entre l'offrande et le désir; si vous apportez une offrande, c'est-à-dire : si vous faites une offre dans le rapport à l'être et au divin, il faut que cela exprime votre désir, votre désir de le faire et d'être agréé, c'est-à-dire votre désir de rencontrer le désir de l'Autre. L'offrande n'est pas un rituel automatique, on ne peut pas en oublierait l'enjeu, qui est d'être agréé par l'être. Donc on ne peut pas offrir en sacrifice une bête infirme ; si l'offrande entre dans le calcul des pertes et profits, si ce qu'on offre c'est ce qui déjà n'a qu'une moindre valeur, ce geste est pris dans un calcul et sort du champ du désir, de la grâce, et de l'agrément, qui relèvent de l’incalculable.

    Puis viennent les fêtes de YHVH, les « convocations saintes », c'est-à-dire les rendez-vous avec un temps défini pour être ensemble sous le signe d'une parole de l'être. Une fête, un moéd, c'est un rendez-vous, du peuple avec lui-même et avec l'être divin. Mais c'est aussi un rendez-vous avec le temps de cette fête, qui s'est marqué précédemment et qui, d'être à nouveau honoré, se transmet. C'est donc un rendez-vous avec la transmission d'un temps singulier. Dans ces rendez-vous avec l'être divin, on est aussi dans l'être-avec; l'être avec les autres ; et l'être avec le temps singulier de cette fête. Il y a des calendriers, des carnets où ce rendez-vous avec l'être divin est marqué, d'une année sur l'autre. Et la consistance de ces moments singuliers dépend de la qualité de la transmission. Pour certains, ces fêtes sont surtout des repas surabondants, pourquoi pas ? Pour d'autres ce sont s aussi des qualités temporelles uniques, différentes d'une fête à l'autre; des qualités de temps qui se superposent aux traits ordinaires d'une journée.
    Et ces fêtes, ces convocations "saintes", miqraé qodésh comportent le mot miqra qui réfère à la lecture. La Bible s'appelle Miqra, signifiant que c'est à lire, donc à interpréter; et la racine du mot (qr) renvoie à la rencontre, au hasard, qui est bien sûr une figure du divin.

    La première fête c'est le shabbat, et la ritournelle de ces fêtes est la même : pas de travail qui rappelle une servitude quelconque. La substance de ce temps festif c'est l'être libre, l'esprit et le corps libre, une pure disponibilité à l'être-de-vie.
    Le shabbat est la seule fête qui ne comporte pas de contradictions ; chacune des autres essaie d'unir deux termes opposés, contradictoires. La Paque relie esclavage et liberté; on doit se sentir entrain de se libérer. Soukot commémore les cabanes qui furent bâties dans le désert, et rappelle donc les deux termes opposés, détresse et sécurité, angoisse et abri, perdition et retrouvailles dans ce petit chez soi fruité. Outre que ces cabanes symbolisent toutes celles qu'on peut construire dans nos vies comme des replis devant la détresse : il y a de l'abri possible dans l'insécurité (souka signifie abri; sakoh : abriter, couvrir).
    Il ya le Kippour. Racine, kaper qui donne kapara; expier; expurger, exprimer le manque pour le faire sortir; le mauvais manque, surchargé de dénis et de fausses réparations. Un mot qui s'en approche c'est kaporet, la couverture, le recouvrement. Il s'agit d'un recouvrement des fautes et des manques, au sens de les reconnaitre et d'en payer l'équivalent par l'offrande en question qui s'élabore aujourd'hui du côté du mode d'être et de la parole. Le jour de Kippour est une épreuve, où en principe on se bat avec ses manques, ses ratages, ses distorsions, et les traces qu'elles ont laissées, pour tenter d'obtenir que ce soit recouvert, donc écarté; on essaye d'obtenir de n'y être pas réduit. N'être pas réduit à ses manques et ses ratages, n'être pas toujou
rs rattrapé par leur poids qui vous met du plomb dans l'aile, c'est tout un programme. Le jeûne n'est pas un but mais un début, un moyen de mettre l'âme en détresse, de lui faire retrouver la détresse qu'elle refoule d'ordinaire, quand on évite de s'expliquer avec ses fautes et ses saloperies (ses actes où l’on ne répond de rien). Il s'agit de revivre la cassure essentielle, qui touche autant le corps que l'âme, puisqu'en hébreu c'est le même mot, néfésh. Celui qui ne vit pas cette épreuve, ce jour-là, est retranché de la transmission fondatrice de son peuple. C'est son droit, après tout, mais s'il est digne, il doit s'expliquer avec l’auto-exclusion, la mise à l'écart de soi, la solitude particulière qu’il se fabrique.
    Et il y a le rappel d'autres lois, comme celle dite du Talion, dont nous nous ne répéterons pas qu'elle concerne l'équivalent du dol qu'on a provoqué. Si vous cassez une dent, on ne vous en casse pas une, on vous inflige l'équivalent (monétaire) de cette cassure. Et si c’est un riche, c’est l’équivalent pour lui de sa dent si un autre la lui cassait. La loi du Talion ouvre des abîmes de pensée sur l’exigence d’être solidaires dans le mal produit-subi.  

    Deux remarques supplémentaires.

    L'une sur la souffrance animale, puisque dans cette paracha, il est interdit d'abattre un animal le même jour que son petit. On s'imagine qu'il s'agit de la souffrance animale au sens immédiat, généralement projectif, identificatoire ; il ne faut pas que la mère ou le père animal souffre de voir abattre sous ses yeux  son enfant. Or  on pourrait abattre   la vache ou le bœuf,  pendant que leur petit, étant avec d'autres, ne voit pas l'abattage.  Il y va donc d'un  argument plus profond. Dire qu'il y a une alliance de l'être avec les hommes, les animaux, les plantes…, alliance symbolisée suite au déluge, signifie que les animaux ont un rapport vivant à l'être, un ancrage dans l'être vivant qui dépasse le mécanique, le dispositif, le technique. Non seulement ce ne sont pas des machines, mais ils sont capables de désir, d'amour, de langage ( le leur),  même s'il n'ont sans doute pas la pensée interprétante génératrice de création comme la pensée humaine. Cela veut dire qu'ils relèvent de la différence ontologique, entre l'être et ce qui est, différence qui se décline notamment en différence des générations. C'est cette différences qu'il s'agit de respecter, de ne pas abolir : un être vivant ne doit pas être convoqué à la mort en même temps que ce qu'il a transmis à  la génération suivante. (On sait que les nazis se sont fait un plaisir de tuer en même temps  les mères et leurs enfants). Le texte fait donc place à une souffrance inconsciente : si l'animal est abattu le même jour que son  petit, même s'ils ne se voient pas à ce moment-là, ça se sait par l'être que la différence des générations est abolie sur un point vital. Et c'est ce que le texte refuse.

    L'autre remarque concerne l'homme qui maudit le nom divin, et qu'on lapide.  Toutes sortes d'exégèses s'activent autour de lui. Qu'a-t-il donc fait ? Certains disent qu'il a voulu changer la loi, d'autres qu'il a voulu changer la réalité, celle  du monde ou celle de son identité (sa mère était de la tribu de Dan, et son père était égyptien, donc il n'était pas, lui,  contrairement à son voeu, de la tribu de Dan, car il eût fallu que le père le fût…) Mais qu'il ait voulu ceci ou cela, mérite-t-il la mort ? C'est peut-être à l'occasion de telle  circonstance que, prenant appui sur son père égyptien, il a maudit l'être divin qui justement avait extrait ce peuple d'Égypte. Le texte est sobre : il a maudit( littéralement : amoindri, allégé) le nom de YHVH. C'est là un acte précis : maudire l'être c'est renier sa propre présence dans l'être; symboliquement, c'est ne pas être, c'est arracher son ancrage dans l'être ; c'est n'avoir plus lieu d'être, c'est donc être déjà mort, enseveli, recouvert de pierres  comme l'indique l'image  lapidaire. Certes, pour maudire l'être qui vous fait être, (certains maudissent bien leurs parents  qui les ont fait venir au monde, et c'est d'ailleurs sanctionné par le fait d'être mort, mort à quelque chose d'essentiel, d'originaire), pour faire cela, il faut être dans une haine passionnée où l'on est soi-même emporté, comme sujet et objet à la fois; c'est donc une auto-destruction, qui est simplement reconnue, exécutée par le peuple.
    Ce principe général n'empêche pas de penser aux circonstances, celles qui font, par exemple, que certains juifs " partiels",  qui ne le sont pas de père et de mère, se voient refuser par l'institution, c'est-à-dire par ceux qui la représentent, l'accès à la communauté ou à ses rites ( bar-mitsva, mariage  avec bénédiction, etc.) Ils peuvent être saisis d'une grande colère et maudire, non pas le nom de YHVH, qui n'est pas assez concret pour eux, mais le peuple juif, sa tradition, son texte, sa transmission qui s'est refusée à eux du fait qu'ils sont partiels, alors que nul ne peut et ne doit prétendre à une quelconque totalité. C'est souvent parmi eux qu'on retrouve des indifférents hostiles ou amers, et des activistes antijuifs qui ont simplement inversé en négatif leur désir d'appartenance.