Archives mensuelles : juin 2014

Mémoire de Jean Oury

    Je l’ai rencontré il y a 49 ans en amenant à Laborde une personne dont il devait prendre soin. Il m’avait été présenté par une dame acupunctrice, une amie à lui de longue date, qui ne cessait de tempêter : mais combien d’années encore ira-t-il  sur le divan de Lacan !? De fait, quand nous sommes devenus amis, il m’a dit qu’il y est allé jusqu’au jour où Lacan s’est mis à faire des grimaces, de façon répétée, d’une séance à l’autre. Il l’a alors quitté, le jugeant hors d’état d’entendre.

    Jean Oury n’était pas ce qu’on appelle un lacanien, ce qui lui importait c’était de prendre au vol des mots, des concepts, où que ce soit, chez Lacan, Heidegger, Maldiney, Szondi, etc., tout comme chez les patients, et de malaxer tout ça, de le « reprendre » autrement, pour en faire comme une membrane langagière qui nourrissait sa parole et son épreuve quotidienne de rencontrer les malades.
    C’était un artiste de la rencontre, autant que de l’ordonnance aux dosages subtils. Quand on décide, comme il l’a fait, de s’enfermer avec les « fous » et d’en prendre soin, c’est-à-dire de former des soignants et des équipes capables de vivre cette rencontre, chacun à sa façon, et d’affronter la folie comme état-limite de l’humain, c’est une précaution vitale que de mettre en place un dispositif pareil qui irrigue votre langage en permanence, et vous aide à penser en langage vivant, quitte à ce que ce langage charrie des concepts (il les « charrie » aussi, au sens de ne pas les prendre trop au sérieux) ; il les chatouille au bord ; et il peut se le permettre puisqu’il y a l’expérience quotidienne, physique et gestuelle, qui sert d’épreuve… C'est là une dynamique simple et ouverte: prendre au vol des mots, les  investir dans le quotidien qui, lui, ne cesse d'appeler d'autres mots plus avertis, à prendre au vol pour les y réinvestir, etc. Cette machinerie aide à soutenir un défi que très peu relèvent : penser en acte, dans le vif de ce qui se passe, ou de ce qui a du mal à se passer.
    Dans la foulée, j'ai vu avec surprise qu'il étudiait des textes de moi assez pointus, du genre Transfini et castration, ou Le groupe inconscient – dont il a été un des stimulants, car à force de le voir voguer de club en réunion, de groupe en assemblée, et à force, en même temps, de voir la déliquescence de l'École freudienne, je me suis laissé imposer par le quotidien, à mon tour, une réflexion sur le groupe comme dispensaire d'inconscient ; il en dispense à ceux qui en ont besoin ; et ceux qui ne peuvent pas se le permettre, il les en dispense.
    Par lui, j'ai connu Deligny, qui avait toujours l'air sombre et sauvage de celui qui s'occupe en solitaire d'enfants réputés sauvages ; était-il comme eux ? ou les prenait-il comme lui ? Ils étaient dans une telle symbiose. Et Fernand Oury, qui dans nos randonnées en montagne, me transmettait en haletant sur la pente cette sagesse qu'il avait reçue : en cas de gros pépin, trois choses à faire : tenir bon la rampe, laisser pisser le mérinos, et se rappeler qu'il y a des bonnes choses dans la vie … Et comme on s’asseyait pour manger, il illustrait : tiens, des choses comme le  saucisson sec. Descartes aussi conseillait à la princesse Élisabeth qui déprimait de se rappeler les bonnes choses qu'elle aimait. J’appelle cette révélation : l’existence, pour nous, de points d’amour dans l’être, dans le possible. Mais il faut pouvoir les trouver, ces points d’amour.
    Oury m'a aussi fait rencontrer G.Pankow, ce grand ours malin et généreux qui prenait les psychotiques à bras le corps avec sa « structuration dynamique », et s’ils ne se redressaient pas grâce à cette autre machinerie qui leur rentrait dedans, c'est que vraiment ils ne voulaient pas. La plupart voulaient. À voir Oury et Pankow, j'étais convaincu que si un grand malade mental passe du temps régulièrement avec un être lucide qui lui donne de sa présence et qui assume la rencontre, non pas le face-à-face d'une rencontre frontale, ou le recours au divan qui l’élude, mais une rencontre proximale où deux corps et âmes  « se » parlent côte à côte et tentent de se tenir face à l’être, – ce malade ne peut qu'aller mieux. J'en ai fait l'expérience plus d'une fois, notamment avec une démente âgée qui ne reconnaissait plus les siens ; au bout d'une semaine de rencontres quotidiennes où je lui ai parlé de ce qui me venait, dans un style narratif, comme si c'était elle mon analyste mutique et bougonne, elle a lancé une demande précise, complexe, sensée, à l’adresse des siens.
    Il y avait toujours du récit, du narratif, de l'anecdote dans le discours d'Oury ; le narratif a un effet porteur, qui peut transmettre comme une confiance dans l'idée qu'on peut soi-même entrer dans une histoire, dans la sienne même, pourquoi pas.
    En somme, les psychotiques peuvent pousser les normosés à renouveler leur langage en le trempant dans le vif de l'histoire, à repenser leur mode de présence, – à eux-mêmes, à l'autre, au monde, au destin ; à tenter d’assumer l'acte de la rencontre – ou son épreuve – avec sérieux et légèreté ; cela implique de se rencontrer soi-même et de chercher l'autre en même temps qu'il se cherche, là où il ne sait peut-être pas qu'il s'attend ou qu’il s'évite.
    Ceux qui lisent ou écrivent pour vivre et faire vivre autour d’eux sont mieux lotis que ceux qui lisent ou écrivent pour ressasser en leur nom ce que d’autres ont dit. Même s’il y a de la place pour tout le monde, pour les sincères et les menteurs.

    Ce thème de la rencontre qui, chez Oury, était dans l'ordre des choses, dans l'ordinaire tel qu'il l’aborde et qu'il doit être abordé, se révèle si récurrent qu’il semble être le symptôme le plus fréquent : la difficulté des gens à rencontrer leur vie, à rencontrer ce qu'ils ont sous les yeux, sans parler d’eux-mêmes. Je me souviens d'un psychanalyste, autrefois connu, qui m'avait rendu visite à la montagne ; il ne m’a dit que des banalités, et il a conclu en partant: Tu connais des gens dans le coin avec qui on pourrait parler ? des gens qu’on peut rencontrer ? Il ne s'était pas aperçu que j'étais là, sous son nez, prêt à le rencontrer et à parler.

    Une anecdote pour conclure ; c’était il y a quarante ans, je m’installais, et j’avais besoin d’un prêt pour compléter l’achat d’un lieu. Je demande à Lacan, après une longue séance où je lui expliquais des mathématiques (qu’il n’a jamais vraiment comprises car il cherchait Le Mathème de l’inconscient…sans vouloir accepter que c’est tout l’insu mathématique qui en tient lieu). Il me répond : « Mais, très cher, je ne peux pas, tout mon argent est placé. – Vous ne pouvez pas en déplacer un tout petit bout ? – C’est impossible. » J’ai ensuite appelé Oury ; réponse : « Je vais voir… » Deux jours après, j’avais trois chèques pour la somme voulue: le sien et deux autres : il avait emprunté à ses amis.
    Oury faisait partie de mes « points d’amour dans l’être ».

Parasha de Houqat (Nombres 19,1 à 22,1)

    1. Presque tous les événements sont à prendre comme des symboles, des métaphores ; spécialement dans ce texte. L'idée de la vache rousse déroute les commentateurs, qui ont du mal à la ramener à des choses connues. Or il s'agit d’une vache rousse, pure de tout défaut, qui n'a pas porté le joug, qui n'a donc pas été soumise au travail servile ; le rite est de la sacrifier, la brûler entièrement, recueillir ses cendres et les dissoudre dans l'eau, qui devient alors une eau de purification. Cette eau a déjà été évoquée dans le rite pour le couple où l'homme est en proie à une crise de jalousie. Il y a bien sûr d'autres usages de cette eau de purification. Le symbole qui s'ensuit est complexe : pureté, sacrifice, consumation, dilution dans l'eau… C’est un mélange entre la dimension sacrificielle de l'animal pur et la dimension spirituelle voire studieuse de la Torah, souvent symbolisée par l'eau.
    Cette eau, non pas purifie (d'autres se sont manqués de cet effet de purification qu’ils voyaient automatique) mais introduit dans ou sur le corps le mélange de la loi à mettre en acte, à penser, à étudier, et le sacrifice comme symbole de l'acte expiatoire ou de rachat, à accomplir quelle que soit l'étude et la pensée.
    Certains répètent complaisamment, au fil des générations, qu'on ne comprend rien à cette histoire de vache rousse ; comme si on comprenait quelque chose aux rituels très stricts des sacrifices d'un bélier ou d’un taureau pour l’expiatoire plutôt que pour l’holocauste, etc. Y a-t-il vraiment à comprendre au sens d'expliquer, de réduire à des termes connus qui s'articulent rationnellement, ou plutôt à entendre les composantes de tel rite, sachant qu'il y a de la marge dans la façon de les relier, de les prendre ensemble, de les « com-prendre » ? En tout cas, la vache rousse semble être l'ingrédient nécessaire pour composer, avec d'autres plantes et de l'eau, le liquide que l’on verse sur un corps impur en vue de le purifier. On se doute bien que c'est la teneur symbolique du liquide qui doit appeler d'autres symboles pour tenter d’inscrire une traversée de l'homme au contact avec la mort, puisque c'est de ce contact qu'il s'agit de se purifier.

    2. On peut déjà se demander pourquoi cette vache doit être rousse : adouma. Or la racine de ce mot c'est Edom, l'autre nom d’Esaü, le frère aîné de Jacob, son jumeau, qui s'appelle Israël. Ce n'est pas un hasard si dans cette Parasha, le peuple d'Israël se présente devant le pays d’Edom, et si Moïse envoie au roi d’Edom des messagers pour lui dire : Ainsi parle ton frère Israël, tu connais toutes les épreuves que nous avons endurées (il reprend en un bref récit toute l’histoire, depuis la descente en Égypte, de Jacob et de sa famille) et il conclut : Laisse-nous, je t'en prie, passer dans ton territoire ; nous ne passerons pas dans les champs et les jardins, nous ne boirons pas l’eau des puits ; nous ne demandons qu’à passer. Et le roi d’Edom répond : Vous ne passerez pas, et si vous venez, je vous fais la guerre. Ce qui oblige Israël à le contourner.
    Pourquoi Edom refuse-t-il le passage ? Pourquoi refuse-t-il aux Hébreux d'être des Hébreux, c'est-à-dire des tenants du passage, vu que c'est le sens du mot hébreu ? Par haine jalouse, du fait qu'Israël a eu la bénédiction première, et pas Ésaü-Edom ; donc il refuse par haine du peuple hébreu comme tel, haine dont on retrouve ce même sens dans toute vindicte antijuive : les Juifs ont une baraka qu'ils ne méritent pas, ou qu'ils ont volée aux autres, ou qu’ils n’ont plus le droit d’avoir, etc.
    Du coup, le rite de la vache adouma suggère que pour se purifier, c'est-à-dire pour se dégager du contact avec des forces de mort, il faut reprendre contact avec l’eau (la Torah) où sont dissoutes les cendres de la haine qui vous vise, qui provient du prochain jaloux, lequel est sacrifié sous forme animale : la vache. La vache adouma doit conjurer la haine d’Edom, qui est comme le prototype de la haine ancrée dans l’origine. Le rituel signifie donc : que la haine originelle (qui est la cause de toute haine), ici rappelée par la haine du frère envieux, soit réduite en cendres. Elle qui est porteuse de mort, peut se mesurer aux forces de mort que je viens de toucher ; mais j'en accepte le contact dès lors qu’elle est dissoute dans la parole divine, symbolisée par l'eau vive.
    Insistons sur le fait que cette eau lustrale sert aussi dans le rite de la jalousie, quand l'époux en est malade. C'est le même principe que dans la haine d’Edom (ou dans la vindicte antijuive) : l'homme jaloux pense que sa femme jouit à ses dépens, et le haineux « édomite » pense que l’hébreu jouit à ses dépens, d'une baraka qu’il a volée. Et l’ « antisémite », qui rayonne des forces de mort, pense que « les Juifs » jouissent de richesses et de puissance usurpées.

    Israël ne fait pas la guerre à Edom, il l’évite, il le contourne. C'est aussi un symbole : le peuple juif n'a  pas à se définir par la lutte contre l'antisémitisme ; il doit bien sûr le combattre, mais il a son génie propre et son propre destin, à accomplir.
    Le contournement d’Edom est épuisant pour le peuple ; faire le tour de tout un pays haineux, en plein désert, c’est subir cette haine à chaque pas. Le texte dit en trois mots cette détresse d'avoir à marcher  si longtemps dans la haine brûlante, venant de l’autre le plus proche, qui aurait pu aider rien qu’en permettant le passage. Le texte dit : en chemin /  le corps-âme du peuple /  fut en détresse. Vatiqtsar néfésh-ha’am baddearekh. Leur corps-âme est à l’étroit, ils suffoquent.
    Et leur abattement, c’est humain, leur fait dire des sottises : ils se mettent à médire de Moïse et de YHVH, avec le même refrain : Pourquoi nous avoir fait sortir d’Egypte ?…Un fléau de serpents venimeux leur est envoyé; de sorte que le peuple implore au lieu de médire. Sa détresse était trop grande pour qu’il comprenne que les serpents, c’était précisément la haine d’Edom, qu’il fallait affronter. Moïse fait alors un serpent d’airain (dont s’inspire l’actuel caducée des médecins), dont la seule vue guérit tous les blessés ; preuve que c’est surtout d’espoir qu’ils manquaient.
    Précisons le rite de l'eau lustrale provenant de la vache adouma. S'il vous arrive malheur, si vous butez sur des forces de mort, c’est que vous êtes aux prises avec une jalousie morbide venant de l'autre, avec une forme d'autre qui considère que vous lui prenez de la place, et qui décide de vous rendre la vie très dure, de vous faire payer. Alors il vous faut prendre contact par le corps avec l'eau (parole inspirée ou divine) dans laquelle est comme dissoute la pulsion de cet autre, figurée comme animal. Cet animal sacrifié, réduit en cendres, c'est l’autre haineux passé par le feu, de façon métaphorique : ce n'est pas lui qui est brûlé ; lui, il faut plutôt le contourner ; c'est sa forme animale qui est réduite et dissoute.

    3. L'eau va resurgir lors d’un autre épisode crucial ; où elle manque cruellement, une fois de plus. De nouveau, le peuple souffre, se plaint, regrette l’Egypte…Alors YHVH dit à Moïse : « Prends le bâton et parle au rocher ».  Moïse prend le bâton et  frappe le rocher, par deux fois. L’eau jaillit, le peuple boit, il est heureux. Mais ce geste de forçage n'est pas apprécié ; l’être divin se rebiffe. Est-ce ce qui vaut à Moïse de ne pas entrer en terre promise ? La question est plus complexe ; nous avons dit ailleurs que Moïse devait être assez excédé, exprimant par là-même que sa mission s’acheminait vers sa fin. Il en a assez, malgré l’aide des Anciens, il a porté un poids très lourd. Cette humeur excédée s'exprime aussi dans l'épisode du rocher. Après tout,  qu'est-ce qui lui a pris de frapper plutôt que de parler ? Mais le rocher incarnait clairement pour lui le peuple hébreu, avec son aspect ingrat et buté. D'ailleurs le cri de Moïse frappant le rocher est émouvant : Ecoutez donc, les révoltés, est-ce de ce rocher qu'on va vous sortir de l’eau?  Ajoutons que « les révoltés » (morim) s’entend aussi comme les maîtres, les professeurs. Il devait y en avoir beaucoup, des maîtres, comme aujourd'hui, qui savent ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire. Moïse doit contredire leur suffisance et en même temps leur donner de l’eau. Il veut leur faire du bien et les frapper – dans leur côté roc pétrifié, pas dans le réel. (On ne frappe pas ceux qui ont soif, encore moins frappe-t-on pour donner soif, soif de parole inspirée.) Et cela donne ce geste à double sens, doux et violent ; un peu comme lorsqu’il leur donne les Tables de la loi en les brisant. Ici, c’est lui qui se brise, presque de plein gré.
    Avec ce double coup, Moïse signe de sa colère tous les dons qu’il a faits. (On retrouvera cette violence bénéfique dans son poème final.) Il lance un ultime reproche à ce peuple à la fois jeune et éreinté, qui n'a pas d'autre choix que de poursuivre son chemin. Pour les vétérans, ceux qui ont « fait » la Sortie d’Egypte et quarante ans de désert, il aboutit à la mort, puisque eux non plus, comme Moïse, n'entreront pas.
    Et comme Myriam, qui meurt ; comme Aaron, qui meurt aussi. Sa mort illustre bien  l'idée de passage, de changement de génération, qui marque tout ce texte : Moïse monte à la montagne avec Aaron et El’azar fils d’Aaron ; il retire à celui-ci sa tenue de grand prêtre, il la met à son fils, il laisse Aaron au sommet, ils descendent tous les deux ; et le peuple comprend qu’Aaron est mort.
    L’impatience de Moïse – envers le peuple, symbolisé par le rocher -  ainsi que sa violence l’humanisent ; sans elles, il ne serait qu'un exécutant, d’on ne sait quel Dieu sans équivoque. Or c’est en tant qu’homme qu’il est requis pour transmettre et symboliser la lutte qui fait  tenir debout face à l’être.
    Le reproche qui lui est fait par YHVH se comprend : il a plus pensé au peuple, à sa colère envers ce peuple, qu’au fait de glorifier l’être parmi le peuple, justement à cette occasion.

    4. Après le jaillissement de l'eau il est écrit : Alors Israël chanta.  Moïse n’est pas nommé ; façon de symboliser son retrait, dont on a vu qu’il est quasi volontaire. Il n'entrera pas en terre promise, mais est-ce vraiment une sanction si lui-même en a assez ? Il y a là une idée sur le retrait ou la retraite : retirez-vous, vous avez accompli votre mission, laissez place aux jeunes. Et l'autre répondrait : je me retire, pour moi aussi il était temps, j'en ai un peu assez. Cela peut se dire sans amertume. Il est vrai que dans une Parasha du Deutéronome (Va-éthannane) on trouve que Moïse a supplié YHVH de le laisser entrer, en vain. Mais le Deutéronome est une œuvre tardive, œuvre de prêtres inspirés  qui déjà creuse le sillon de la culpabilité moralisante : c'est à cause de vous, de votre mauvaise conduite que Moïse n'est pas entré. Ici, les choses semblent plus riches et plus complexes. D'ailleurs, si Moïse a frappé le rocher, signe d'une certaine colère, pourquoi se mettrait-il aussitôt à chanter ? On peut l'imaginer un peu triste, voire mortifié ; et en même temps heureux de voir ce peuple, pour une fois, chanter spontanément, rompant avec sa plainte incessante, qui remet toujours en question l'essentiel, et qui ici a pris l'allure d'une révolte.
    On sait que selon certains experts, dans cette révolte de Qadesh, les Hébreux ont tué Moïse. Freud en fait grand cas, puisqu'il lui faut ce meurtre pour faire cadrer son Moïse avec son mythe à lui : le meurtre du père primitif. Les experts en question n'ont pas plus de preuves que nous, mais en un sens, même si leur idée est fausse, elle rejoint l'idée plus symbolique que l'on sent dans ce texte à savoir qu'à partir de là, Moïse est en retrait, comme mort.  En même temps, Moïse est bien vivant : à la fin de ce texte,  YHVH  lui parle comme s'il parlait à tout le peuple : Ne crains rien du roi de Basan, je te l’ai livré.
    Ainsi le veut la logique de l'entre-deux : Moïse est en retrait mais il est vivant et actif ; le peuple est en détresse mais il chante et se recharge d'espoir. Sa réelle autonomie est perceptible ; on trouve par exemple : Israël envoya des messagers au roi des Emorites pour demander le passage sur sa terre. Auparavant, on aurait lu : Moïse envoya des messagers. C'est d'ailleurs une façon de renouer avec l'ancêtre Israël, puisque le peuple d’Israël va vaincre les Emorites, qui lui refusent le passage, jusqu'à Yabock. Or Yaboq est le passage où Jacob s'est battu avec l'ange qui l’a renommé Israël.

    Puis le peuple arrive devant Jéricho, de l'autre côté du Jourdain dans les steppes de Moab ; il est donc sur le point d'entrer. Le texte respire une sorte de jeunesse, qui s'exprime par plusieurs petits poèmes ; le poème étant la pure affirmation d’être, dite à la lettre, le bonheur d'exister même dans l'épreuve à travers des mots chargés. Cette émergence du peuple, cette nouvelle naissance, exprime une sorte de première fois, qui est le propre de la rencontre, en l'occurrence la rencontre avec soi-même. Il y aura encore quelques lois et quelques épisodes, notamment la séduction par les femmes moabites, l'échec du prophète Bil’am à maudire les Hébreux, on y reviendra ; mais l'essentiel est joué : le peuple existe, non pas comme peuple idéal, obéissant, soumis, mais comme peuple vivant qui ne demande qu'à vivre intensément si l’être est favorable, si lui-même est capable de retrouver chaque fois des points d'amour dans l’être qui le tirent de l'impasse, vers de bons passages.

Parasha de Qorah (Nombres 16,1 à 18,32)

    Cet épisode, j'y ai consacré un chapitre de mes Lectures bibliques, auquel je renvoie le lecteur. J'ajoute ici quelques remarques pour mieux éclairer le problème.

          On a donc une révolte de Qorah et des siens, 250 hommes parmi l'élite du peuple ; ils se révoltent contre Moïse et Aaron pour contester leur pouvoir. « Pourquoi vous élevez-vous au-dessus  du peuple ? » Ce n’est pas la guerre civile, c'est une âpre contestation du pouvoir en place, à partir d'une idée simple  qu'on retrouve aujourd'hui dans la bouche de contestataires, sur le mode : qu'avez-vous de plus que nous ? Au nom de quoi restez-vous au pouvoir ?
    
L'argument de Qorah est  plus subtil et pernicieux. Il ne dit pas : nous aussi nous sommes saints ; il ne dit pas nous sommes aussi saints que Moïse et Aaron, il dit : toute la communauté est sainte (koulam qédoshim). Or le mot est ambigu, il signifie à la fois sainte et consacrée. Et nul doute que le peuple hébreu comme tel soit consacré, c'est-à-dire globalement distingué par l'alliance qui le porte et le traverse, alliance que ses membres transmettent tant bien que mal, mais qui pose toujours la question : comment mettez-vous en acte ce privilège d'avoir reçu une parole divine et d'avoir à la transmettre, à travers vos générations et à travers les peuples parmi lesquels vous vous trouvez ? Les deux sens, saint et consacré se recoupent, car si l'on est consacré, c'est-à-dire marqué par une distinction séparatrice, on se doit de l'interpréter, de la mettre en pratique et d'approcher une sainteté qui est certes inatteignable, mais qui peut ponctuer l'existence par ses rappels récurrents. Du reste, dans toutes les communautés juives, lorsqu'un homme s'adresse à l'assemblée selon la tradition, il utilise l'expression : Qahal qadosh (assemblée sainte) ; c’est comme présence globale, sous le signe de la présence du Nom, qu'elle est dite sainte ; ce n'est pas par le mérite particulier de l'un ou l'autre de ses membres. C'est par son mérite  à elle, son mérite d'exister, en tant que lieu où l’on invoque des Textes marqués de sainteté. Des textes, et parfois des paroles. Souvent, l'écart est abyssal entre les paroles qui sont dites par l'orateur, fût-il rabbin ou érudit, et la présence de la transmission symbolique qui a produit cette assemblée. Même quand ces paroles sont dans le « questionnement », terme très à la mode, elles peuvent parfois profaner la sainteté par leur manque d'intelligence, d'inspiration, d'ouverture. Ordinairement, elles servent à ce que l'orateur institué  justifie sa place, celle qui lui donne le pouvoir de parler, d'être seul à pouvoir  le faire. On observe même une complaisance un peu perverse de l'assemblée, composée de personnes plus averties que lui, et liées à la transmission, qui ne voient pas d'un mauvais œil cet enfermement mental ; qui le prennent même comme un signe de piété ; surtout quand ces paroles sur la Torah  rayonnent bien plus la dévotion que la lumière de l’esprit.
    De sorte que l'assemblée en question, pourtant sainte en principe, de par sa présence où s'invoque l'être divin, profane cette sainteté en supportant passivement cette médiocrité – ignare ou savante. Cette passivité, là comme ailleurs, prend sa source dans ce qu'on appelle les pulsions de mort, soit l'ensemble des forces psychiques qui visent surtout à tout conserver en l'état, présentant toute innovation comme scandaleuse ou dérangeante. Une assemblée en mal d’identité peut se mettre à la consommer sous des formes bornées plutôt que d’avoir à l’impliquer dans l’existence.

    En tout cas, la bande de Qorah ne revendique pas pour elle la sainteté, elle revendique le pouvoir, en questionnant ce qui fonde  le pouvoir de Moïse et Aaron. L'expression "au nom de quoi", si fréquente aujourd'hui, pointe bien le problème du rapport au Nom, elle n'est pas dite explicitement mais elle est contenue dans la question : pourquoi vous élevez-vous au-dessus du peuple ?

    Or il faut être sacrément culotté pour lancer à Moïse : au nom de quoi tu  nous diriges ? La réponse est si claire: au nom du fait que je vous ai portés jusqu'ici au nom de YHVH. Au nom de la transmission ancrée depuis l'Égypte dans l'effort libérateur puis dans le Sinaï avec le don de la loi, puis dans cette traversée du désert. Cela en fait une histoire. Donc la démarche de Qorah est perverse : elle veut rayer le passé et fonder un nouveau présent, un pur commencement, à partir de la « sainteté » du peuple qui elle-même est fondée sur ce passé, sur ce passage qui se poursuit depuis longtemps. Sous des airs très raisonnables, cette démarche est une impasse. D'ailleurs Moïse ne répond rien, il écoute et il tombe sur sa face.
    Le geste de Qorah est pervers car il prétend mettre la main sur la transmission symbolique en se posant comme la nouvelle origine de cette transmission. Jusqu’ici, ils n'ont fait que la suivre, et voilà qu’ils veulent en être le commencement ; on pourrait donc leur retourner leurs propres questions : au nom de quoi ce  serait vous, les chefs ?
    On pourrait élargir ce cadre et imaginer un Qorah d'un autre genre,  étranger à cette transmission, et qui voudrait prendre appui sur ce que Moïse a transmis, pour se poser comme nouveau commencement, récusant Moïse au nom du fait que « moi aussi » je suis « saint », sans rien apporter de nouveau, rien d’autre que l'annonce de ce nouveau commencement. Pour peu qu’il parvienne à entraîner assez de monde, il fonderait une superbe secte, qui n’aurait pour se distinguer que le refus des autres, de ceux qui la précèdent.
    Mais revenons à ce Qorah et à sa bande. Moïse aurait pu ameuter contre eux la masse du peuple, comme l'aurait fait n'importe quel meneur religieux ; il ne le fait pas ; il ne dit pas un mot contre eux ; il ne les insulte pas. Il met à l'épreuve, je dirais presque en analyse leur démarche, jusqu'à ce qu'elle révèle sa vérité. Et elle révèle l'outrecuidance de ceux qui, grâce à ce qu'ils ont reçu, se retournent contre ceux qui leur a fait ce don.

    En outre, certains parmi les révoltés, comme Datane et Abiram, articulent leur révolte sur la déprime du peuple après le rapport des espions ; ils disent : « Nous ne monterons pas », quand Moïse les fait appeler ; c’est la même expression que pour dire le refus de la terre promise ; le refus de s'engager dans l'objet de désir.
    Et leur discours respire la mauvaise foi ; ils disent : « Tu ne nous as pas amené dans un pays de lait et de miel »; et c'est vrai, ils sont dans le désert; mais les explorateurs eux-mêmes avaient dit du pays qu'ils ont vu : c'est un pays qui ruisselle de lait et de miel. Moïse n'a jamais dit que ça coulait de désert, mais eux se prévalent de l'épreuve de réalité : « Est-ce que tu vas crever les yeux de tous ces gens-là ? » (pour qu'ils ne voient pas notre réalité?). Dans la pure logique de l’être, Moïse les prend au mot : vous voulez être les prêtres ? Prenez chacun d'un encensoir et venez demain vous présenter devant YHVH. (Il leur laisse une nuit de réflexion qui, semble-t-il, ne change rien à leur projet).
    Et ce qui leur arrive est une sorte de métaphore réalisée (quoi de mieux ou de pire pour de grands réalistes ?): ils sont consumés comme s'ils étaient l'objet même du sacrifice qu'ils offraient. Eux qui confondent symbole et réalité sont consumés réellement comme des symboles d’une exigence totalement réaliste.
    Aujourd'hui, quand des gens demandent « au nom de quoi ? », c'est qu'on veut leur imposer un nom qu’ils ne reconnaissent pas, ou qu'ils en sont réduits  à des noms  réalistes qui ne font que désigner. C'est ce que fait Qorah: au nom de quoi serais-tu notre chef puisque la sainteté dont tu pourrais te prévaloir recouvre tout le collectif?
    En fait leur position est désespérée, car en poursuivant leur idée, on doit dire : au nom de quoi détacheraient-on un autre chef de cette masse « sainte »? C'est comme s'ils disaient : tu n'es pas légitime, et nous non plus. Avec cela, on ne va pas loin, on ne peut que se mortifier sur l'impossible distinction, donc sur l'absence de symbolique. Leur attitude est une autre façon de désespérer du symbolique et de sa transmission ; à peine différente de celle que les explorateurs ont induite dans le peuple.
    Et là aussi, un fléau éclate, des milliers de personnes meurent. L'intercession d’Aaron qui se tient « entre les vivants et les morts » apaise le fléau ; le fait qu'il se tienne dans cet entre-deux prouve que c'est cet entre-deux, entre les morts et les vivants, qui devait être symbolisé. 

Foot, jouer au possible, déjouer l’impossible

    
    Un exemple éloquent : la défaite de l'Espagne devant la Hollande: d'un côté on avait des corps jeunes, explosifs, dansant, rapides, inventifs et de l'autre une équipe élégante, posée sur son socle de championne du monde et n'arrivant pas à courir. Or il fallait vraiment courir, se démener, lutter.
    En somme, les Hollandais avaient devant eux le possible, parce qu'ils donnaient tout leur possible, ils y allaient à fond comme si ce qu'ils devaient conquérir n'était pas déjà en eux. Les autres, les Espagnols, jouaient à minima, comme s'ils n'avaient rien d'autre à donner que ce qu'ils étaient, que ce qu’ils avaient déjà donné ; comme s'ils étaient captifs de leur identité : « champions du monde », qui aurait dû suffire ; mais elle ne suffit pas, malgré l'idéologie déferlante qui voudrait définir les gens par leur identité. En l'occurrence, l’identité ne suffit pas car il faut à chaque fois la mettre en jeu, la risquer dans l’existence pour faire exister du nouveau, pour affronter un autre temps.
    De ce point de vue, le match avait de la beauté : il opposait le point de vue de l'existence et du jeu de l'être, au point de vue de l'identité dont on échoue à se dégager et qu'on échoue à mettre en jeu.

          Si l'Espagne bat le Chili mercredi prochain, cela prouvera qu’on peut être en haut, puis chuter, puis se relever, etc. Sinon, on aura qu'une demi-leçon : on peut être en haut et chuter, et se retrouver hors-jeu. Ce serait un peu pauvre, mais la vie a parfois des moments pauvres pour exprimer toute sa richesse.

          Ce rapport au possible se confirme dans un curieux phénomène : lors de certains matchs, on voit deux équipes qui se tiennent, qui sont à égalité, pas seulement dans le score mais dans la qualité du jeu. Puis soudain, par l’effet d'un hasard, d'une négligence, d'une erreur qui bien sûr à son sens plus profond, l'autre équipe marque un point. L'équipe qui encaisse réagir fortement, mais souvent elle se met à moins bien jouer, comme sous le coup de l'échec, ou pire, d'une mémoire de l'échec. Et elle encaisse encore un point, qui entérine non pas sa moindre qualité mais la chute de tension que lui inflige le premier point qu'elle a subi. D’où cette étrange évidence : elle perd parce qu’elle a perdu…le contact avec le possible. Et l'autre se déchaîne et gagne parce qu'elle a gagné un point de contact avec le possible qui lui a ouvert la voie. Du coup elle gagne le suivant qui lui donne de quoi en gagner encore. On a souvent remarqué dans cette coupe de 2014 comment deux équipes qui se tenaient à égalité, connaissent un déséquilibre qui s'accentue et tourne à l’écrasement. On devine même, chez l'équipe qui commence à perdre, une sorte de résignation voire une jouissance morbide à s'enfoncer dans l'impossible.

Grève et importance négative

    L'autre jour j'étais dans le taxi, c'était la grève à la SCNF et elle devait s'arrêter. Je reçois un SMS d'un journal sur lequel je suis branché, qui envoie régulièrement les grosses nouvelles. Celle-ci arrive : "Le président Hollande a déclaré : cette grève à la SNCF doit s'arrêter".
    Je me dis : voilà un homme à l'affût de tout ce qui peut lui redonner l'autorité qu'il a perdue; il ordonne quelque chose qui de toute façon doit se produire, il veut avoir l’air de forcer le cours des choses. Puis je me dis que les grévistes n’avaleront pas  un truc aussi grossier, impliquant de paraître lui obéir. Et en effet, dix minutes plus tard, autre SMS : la grève est reconduite pour 24heures.
    Sur ce, quelqu'un m'appelle au téléphone, on parle,  je fais part de cette anecdote. Au moment de descendre, le chauffeur me dit : Ce que vous avez raconté sur Hollande et la grève, j’avais pas vu ça comme ça, mais c’est vrai; finalement, à cause de ce type, on en prend pour 24h de plus. -Plaignez-vous, c'est vous qui l'avez élu. – Mais qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? Je m'appelle Mohamed.
    
En fait, on en a pris pour beaucoup plus ; cet homme serait-il si important? Quand un homme a été mis par défaut à une place trop grande pour lui, il y devient négativement très important.

Parasha de Shélah Lékha (Nombres 13,1 à 15,41)

    1. Le titre signifie : envoie-toi des hommes. C'est Moïse qui se fait demander par YHVH d'envoyer des hommes explorer la terre de Canaan, sonder le rapport des forces, etc. avant la conquête. Moïse envoie des gens pour voir comment est le pays, et pour en savoir plus sur le projet de le conquérir. Il dit par trois fois : c'est quoi, cette terre ? Il s'agit de l'identifier, de la décrire ; en même temps, il pose plusieurs questions sur la difficulté de la conquête : le peuple y est-il fort ou faible, est-il nombreux ou non ? Et les villes, sont-elles fortifiées ou en pleine campagne ? Trois questions sur l'identité de la terre et trois qui touchent de près à la conquête. 
    De sorte que l'objet de désir qu’est cette terre se complique : il interpelle tout autant de plaisir que l’épreuve; le plaisir d'une bonne terre avec des fruits, du lait du miel, et la dureté de l'affrontement aux peuples qui s'y trouvent.

         Moïse envoie donc douze hommes, un pour chaque tribu. Les noms de chacun sont de petits poèmes, mais là n'est pas l'essentiel. Ces gens vont donc explorer la terre et ils reviennent après quarante jours. Et ils viennent dire que la conquête sera difficile, voire impossible, que les habitants de ce pays sont très forts; bref, ils décrient la terre: "Le pays que nous avons parcouru pour l'explorer peut dévorer ses habitants; quant au peuple que nous y avons vu, ce sont des gens de haute taille… nous étions à nos yeux comme des sauterelles, et ainsi étions-nous à leurs yeux" (v. 13-32,33)
         Et c'est l'éternelle plainte du peuple: pourquoi venir jusqu'ici pour mourir par l’épée?  Nous étions si bien en Egypte…
         C’est dire que les explorateurs, et le peuple qui les écoute  décrient aussi l'acte libérateur, la Sortie d’Egypte, la confiance qui leur est faite d'être un peuple qui peut conquérir sa terre au nom de la Promesse transmise;  la confiance dans l'être divin qui en principe leur sert d'appui. 
    Deux des douze envoyés objectent, Josué et Caleb, mais l'ensemble du peuple, ameuté par les médisants, s'apprête à lapider ces deux hommes. Il ne supporte pas de les entendre, car ce qu'ils disent est d'une simplicité…biblique : si YHVH  a du désir pour nous, il nous fera venir dans ce pays et nous le donnera. En effet, pourquoi y aurait-il eu promesse, et libération, et traversée du désert si c'est pour se faire battre ? 
    Autrement dit, ceux qui n'ont pas confiance dans la promesse et dans sa transmission supposent un Dieu pervers : qui promet à son peuple, qui l'amène à pied d'œuvre, et qui au dernier moment le jette dans la gueule d'un ennemi dévorant. Ce n'est pas dit dans le texte, mais cette supposition est claire, c'est une vraie calomnie envers toute la transmission ; celle qui aboutit en ce point précis : voici l'Objet  désiré, on part à sa conquête, car on est promis à réussir cette conquête.
    La promesse est une parole qui s'inscrit au rythme des générations, et qui porte ceux qu'elle concerne, qui leur donne la force d'exister, de marcher vers l'Objet, même s'il semble inaccessible. Et qu'importe s'il l'est, puisque la marche, elle, est possible ? Et qu’elle donne de la vie ?

         Or les médisants, commettent une faute plus profonde encore : ils s'en tiennent aux apparences, à ce qu'ils voient ; ils se réclament d'un réalisme lucide, et en fait, ils laissent entendre que si la conquête était possible, s'ils y arrivaient, ce serait grâce à leurs propres forces, puisqu'ils prétendent que c'est leur faiblesse qui les empêche d'aborder le projet. Cela aussi est une faute qui exprime un narcissisme étroit, lequel concorde assez avec l'optique perverse qu'on a vue, celle qui suppose un Dieu pervers et qui, de ce fait, démoralise tout le peuple.
         S'ils veulent lapider les deux justes, qui s'en tiennent simplement à la Parole donnée, c'est qu'ils veulent déformer la réalité pour qu'elle soit conforme à ce qu'ils déplorent qu'elle est : lamentable.

    2. Qu'est-ce qui peut expliquer un tel repli pervers, ou débile ? La fatigue, la peur devant l'Objet devenu accessible, soudain concret, à portée de main. Les douze ont ramené la fameuse grappe énorme qu'on porte à deux. Un fragment de l'Objet est venu jusqu'à eux, ils peuvent y goûter. Il y a sans doute-là un effet de sidération. La terre promise est là, sous leur nez, ils n'ont qu'à prendre tout leur élan, en toute confiance. C'est trop beau, trop simple, presque trop fou. Le repli phobique donne un abri solide : on ne peut pas, c'est trop dur, on renonce… et l'on se réfugie dans la nostalgie du passé, où l'on était si bien à être irresponsable. Car ici, les voilà soudain responsables de la terre promise, et c'est par leur élan sincère qu'ils peuvent en répondre. 
    On comprend l'explosion furieuse qui s'abat sur eux. Là encore, l'être a une flambée totalitaire comme après l’épisode du Veau d’Or : allez, qu'ils soient tous anéantis, et je ferai de toi (Moïse) un peuple plus grand et plus puissant qu’eux (14,12). Là aussi Moïse argumente : cela ferait trop plaisir aux autres peuples… Sous-entendu : l'acte par lequel ce peuple-ci fut distingué, cet acte serait piétiné, effacé devant les autres, qui ne veulent que cet effacement. Autre argument : avec tout ce que tu as fait pour ce peuple, tous les prodiges dont il a bénéficié, il serait ainsi lâché presque au dernier moment ?
    Chaque fois que le peuple déchoit, Moïse tente d'ouvrir une voie dans la grâce de l'être. Et chaque fois, la grâce est obtenue, le pardon émerge, et il le faut bien pour que l’histoire se poursuive. Il y a ici des phrases très belles qui sont d'ailleurs reprises dans le rite du Kippour, lorsqu'il s'agit de se faire pardonner ses tendances idolâtres, tendances qui se ramènent au fond à la même flambée narcissique et mortifère qui vient de saisir le peuple à l'entrée de sa terre. 
    Et la sanction tombe, prévisible, parfaitement ajustée à la faute commise ; ils ont dit : que ne sommes-nous déjà morts dans le désert, plutôt que de périr par l'épée! Eh bien, ils sont condamnés à mourir dans le désert ; donc à errer pendant quarante ans, le temps d'une génération. Ce sont leurs enfants qui prendront la suite et feront la conquête.

    3. On a ici en fait un épisode singulièrement universel dans le rapport à l'Objet de désir. Ce qui est montré, c'est que le renoncement et le repli ont un caractère narcissique et mortifié. Pour ne pas être entamé par une confiance dans le possible, une ouverture sur l'être, on se referme ; l'ouverture au possible est comblée par la nostalgie, la plainte sur les dures conditions de la vie, sur les autres qui sont trop forts… 
    Le renoncement à l'objet est une façon morbide de se l'approprier. Et ce que le destin répond à une telle attitude, c'est quelque chose comme, non pas : crève sur place, mais : te voilà mort sur place et tu ne le sais pas. Mais il répond aussi : trouve à engendrer en toi quelque chose d'autre qui prenne la suite.

         Que cette terre soit Objet de désir, c'est dit et redit depuis longtemps. Mais c'est un objet de désir qui n'est pas comme les objets ordinaires que l'on cherche à avoir. L'approche de cet objet vous implique dans votre être, dans votre rapport à l'Être. 
    Si le peuple n'était que freiné, inhibé, effrayé à l'idée d'entrer dans cette terre, il ne ferait pas preuve d'autant de mauvaise foi, jusqu'à vouloir lapider les deux justes. Peut-être que ce qui le retient, ce n'est pas seulement la difficulté de la conquête, mais la peur de s'engager encore plus loin dans un réseau de lois toujours plus dense. Bref, la peur de la tyrannie religieuse. Et l'on comprendrait mieux l'épisode où ils surprennent un homme en train de ramasser du bois le jour du shabbat, et le lapident. Ce serait comme une surenchère mortifiante. Du même ordre que l'autre surenchère mortifiée où on se jette à la conquête de la terre, en groupes isolés, sans préparation ni maturité, et où bien sûr on se fait tuer. Il y aurait donc, dans l'épisode de l'homme qu'on lapide, un avant-goût du fanatisme qui guette, et qui sera exacerbé en même temps que l'idolâtrie, une fois que le peuple se sera installé dans sa terre. (Étymologiquement, un fanatique c'est un temple vivant ; c’est ce qui se passe quand on est à soi tout seul un temple ambulant.)
    On comprend aussi l’appel final à se faire des franges qui rappellent les paroles divines ; façon d'entretenir avec elles une relation plus apaisée, la mémoire et le rappel, puisqu’on a tant de mal à entendre l’appel.
    Le mot pour dire  les coins du vêtement où s’accrochent les filaments qui rappellent la parole divine, ce mot désigne aussi les ailes ; les ailes de la présence est une expression qu’on retrouve  dans la prière pour les morts, quand on veut les évoquer, en apaisant leur souvenir. Les  franges, aux quatre coins du vêtement, doivent porter un cordon d'azur pour rappeler les mises en garde, les lois divines ; plus concrètement, pour rappeler l'humain à l’être qui le porte et le dépasse; pour rappeler d'autres dépassements possibles, autres que le vulgaire où l'on est dépassé par l'apparence, par ce qu'on voit ou convoite. Peut-être y a-t-il d'autres moyens de se rappeler à soi et à l’être? On peut les explorer à l'infini, car aucun n'est vraiment satisfaisant ; pas même ces franges, qui rappellent surtout qu'elles sont là… pour rappeler des signes qu'on ne voit plus, et au-delà desquels on ne se rappelle plus grand-chose. Bref, il n'y a pas de remède préventif de la chute, pas de remède définitif.

         Quant à cette terre comme objet de désir, c’est une invention géniale. On ne connaît pas d'objet de désir qui implique à ce point le rapport à l’être en même temps que la jouissance physique, le désir d'être en paix chez soi, sous son figuier et sous sa vigne, etc. Il faut croire que cet objet paradoxal et complexe était vraiment ce qu'il fallait pour mener ce peuple par le bout du désir sur de longues générations, jusqu’à nos jours ; et pour scander chaque étape de sa fidélité, sa dignité, son rapport à la transcendance ; puisqu'il perd le pays à chaque chute, c'est-à-dire fréquemment, et qu’il le reconquiert, comme aujourd'hui, dans un réseau de rapports hautement complexes, qui interpellent toutes les nations.

Actualité – 8 juin 2014


Le Pen et l'extermination des juifs.

    J'apprends que le père Le Pen a lâché un nouveau pet : Bruel, ce sera pour la prochaine fournée. Cette expression de sa haine antijuive viscérale a d'emblée un sens évident : une peau de banane sous les pattes de sa fille, qu’il doit clairement jalouser pour son succès ; et qu'il veut forcer ainsi à ne pas oublier les fondamentaux. Ce petit mot qui fera parler tous les médias avec délice, est un acte manqué œdipien : ramener la fille dans le giron paternel.
    Si l'on avait voulu payer quelqu'un pour déconsidérer le vote Front National, on n'aurait pas trouvé mieux que Jean-Marie Le Pen. Voilà qui permettra aux orateurs politiques de tous bords, désemparés par ce désaveu cinglant, de revenir à la charge pour sermonner les électeurs ; ils l'ont déjà fait sur un ton apitoyé et malheureux du genre : non, ne faites pas ça, bien sûr on est dans la crise, c'est le capitalisme féroce, mais ne jouez pas avec ça, c'est trop sérieux. Ça, c'est l'antisémitisme; vous le voyez ? Vous l’ entendez  maintenant?
    Peu de chances que les votants furieux qui ont donné ce camouflet se laissent réduire par ce chantage, car c'est le même qui a suscité leur vote, ou qui ne l'a pas empêché. Il faudra donc changer les ficelles et se creuser un peu plus la cervelle.
    En attendant, on aura ce joli paradoxe : au nom de la lutte contre l'antisémitisme, des chefs de mouvements politiques, dont le credo est le soutien aux ennemis d’Israël, chez qui l'antisémitisme est à peu près aussi viscéral que chez Le Pen, travailleront contre le peuple juif. Tout comme on a vu que c'est au nom de l'antiracisme qu’on exprime le racisme. 
    L'histoire et la réalité sont admirables pour leurs complexités ; tant que ça ne nous revient pas en pleine figure, de droite ou de gauche, extrême ou pas. 

Journalistes ignorants et partage de l’être

    J'apprends qu'à la télé on nous dit que le pape François a reçu Mahmoud Abbas (avec une accolade, corps à corps) et Shimon Peres avec une poignée de main, et que les trois ont fait une prière pour la paix, chacun prélevant le texte de sa prière dans son livre fondateur ; Shimon Peres dans la Torah, le pape dans la Bible et Mahmoud Abbas dans le Coran. C'est ce qu'a dit la journaliste. Or le livre des juifs s'appelle la Bible, et il inclut la Torah, qui n'en est qu'une petite partie, les deux autres étant les Prophètes et les Ecrits ; la Bible chrétienne  y a ajouté les Évangiles et les actes des apôtres ; cela ne réduit pas le livre des juifs à la Torah. 
    Moyennant cette petite rectification, qui rappelle le désir séculaire du monde chrétien  le réduire le peuple juif à des maniaques d’un texte vielli et irréel.
    Il n'y a aucun doute que chacun des trois trouvera dans son livre de quoi appeler la paix, de quoi appeler l’être à être pacifique ; que cet être soit un Etre suprême comme dans le Coran, ou une Trinité comme pour le pape, ou l’être comme potentiel des possibles qui se fait parlant, comme dans la Bible hébraïque.
    Le fait qu'il n'y ait pas une seule prière correspond au nœud du problème : difficulté de partager un héritage symbolique. La difficulté de partager la terre n'en est qu'une conséquence, presque secondaire, tant elle est facile à résoudre si le partage de l'origine, ou mieux, le partage de l’être faisait sens pour tous les protagonistes. En amont de ce partage de l’être, il y a la capacité de se sentir soi-même partagé, entre soi et soi ; ce n'est pas si simple, surtout quand on a pour idéologie, comme c'est le cas du Hamas, l'exigence de détruire l'autre, qui en effet a le tort d'être trop présent dans votre texte fondateur; et le tort encore plus grand d'avoir resurgi, en pleine réalité, au beau milieu du XXe siècle.

Parasha de Béha’alotékha (Nombres 8,1 à 12,16)

    
    
Quand tu feras monter ; c'est le sens du titre ; quand tu feras monter les flammes du chandelier, c'est vers la face du chandelier qu'elles doivent projeter la lumière. C'est ce qui est dit à Aaron par la bouche de Moïse. Cela signifie que l'objet éclairant, symbole de lumière, qu'est le chandelier à sept branches, doit lui-même être éclairé par la lumière qu'il donne. Il y a donc une division de la lumière, celle qu’envoie l'objet et celle qui l'éclaire en retour. La lumière de l’être doit être reçue et restituée. (Déjà dans le récit de la création, quand la lumière surgit, elle éclaire ce qui est, mais elle éclaire aussi les ténèbres qui la précèdent, avant de se décliner par la suite en luminaires célestes.)
    Retenons simplement que la lumière étant symbole de la parole de l’être,  on distingue l'acte où elle se donne et l'acte de la restituer ; l'acte de rendre lumineux l'objet porteur de lumière ; l'acte d'éclairer un texte par exemple. L’être nous parle, et il importe de lui parler en retour ; y compris en interprétant ses paroles.
    La lumière qui nous éclaire doit aussi éclairer le rapport à l’être. Lorsqu’on fait du rapport à l’être quelque  chose d’antropomorphe, qu’on y met un Dieu personnel, on se complaît à répéter que : Dieu n’a pas besoin de notre lumière. Mais du point de vue de l’être, c’est différent : le lieu de l’être a besoin d’être éclairé; à partir de la lumière qu’on y a prélevée. Révéler la lumière d’être, c’est révéler la parole de l’être par l’interprétation créative. Les Hébreux ici n’en sont pas là.
    Isaïe le dira en quatre mots, en parlant du peuple sauvé de sa détresse : « Debout, illumine (fais-toi lumière, rayonne ta lumière), car ta lumière est venue ». Et l’on voit bien la dualité, le va-et-vient entre la lumière que l’on porte et celle qu’on reçoit; c’est cela que devait symboliser le chandelier du petit temple. La lumière de l’être est partagée; et il s’agit d’y prendre part, dans notre façon d’entretenir la flamme divine; de prendre part activement au fait qu’elle est sans fin, éternelle.

       C’est peut-être cette division intrinsèque qui fait l’unité de ce texte : la lumière d’être est divisée; le pouvoir prophétique est divisible (entre Moïse et les 70 anciens, ne fût-ce qu'un instant) ; l’être divin est partagé entre son lien avec son peuple et sa fureur envers lui; l’instance prophétique majeure (Moise, Aaron, Myriam), est aussi partagée, en dissension. Le rituel de la Pâque peut aussi se partager, se déplacer d’un mois, pour les grands endeuillés ; le peuple enfin est partagé, entre la masse et les lévites, qui sont sa pointe avancée, la plus exposée au divin, pour assurer la permanence du lien. La satisfaction orale est aussi divisée : on a beau être satisfait de la manne, on en a marre à la longue, on veut de la viande, mais comment, en plein désert ?
    Et pourtant, avec toutes ces divisions, ou grâce à elles parce qu'elles sont un signe de vie, le peuple se déplace, il voyage à travers le désert, suivant le fil le long duquel se bâtît son identité, avec ses forces et ses failles ; ses plénitudes et ses creux.

       Donc, après le chandelier,on passe aux Lévites. Ils sont « pris » par Yahvé à la place des ainés hébreux; selon le rite du rachat qu’on a vu précédemment, où il y avait presque autant de Lévites que d’ainés, avec une petite différence qu’il a fallu compenser financièrement.
    La fonction de ces rachats est de sauver les Lévites, donc les Hébreux, donc tout homme qui a rapport avec un commencement, qui se pose comme premier sur le chemin de sa vie : le sauver de l’emprise maternelle archaïque, du danger de revenir, du danger d’un retour qui risque de refermer la boucle et d’être totalisant, comme un retour à l’utérus, dont il s’agit précisément de le tirer par la force du symbolique. C’est là une façon de reconnaitre la jouissance maternelle archaïque et de tenter de la conjurer ; de faire en sorte aussi que l’approche du divin, lors des offrandes et sacrifices, ne soit pas trop dangereuse, car le divin inclut en lui cette pulsion archaïque meurtrière.

       Suivent des indications sur les voyages, les déplacements des Hébreux, qui se déclenchent à la levée du nuage divin sur la Tente du rendez-vous; et quand le nuage se pose, fût-ce du jour au lendemain, tout le peuple s’arrête et campe. Et si le nuage s’installe longtemps, ils restent là longtemps. On peut sourire à l’idée que les déplacements de tout un peuple soient rythmés par un nuage qui se pose ou qui s’en va; mais c’est ainsi, et ce n’est pas plus mal si ladite nuée symbolise la présence de l’être divin. Le texte précise d’ailleurs : à la voix de Yahvé ils sarrêtent, à sa voix ils décampent (9, 23). Ce n’est donc pas l’objet nuage qui importe, mais le fait qu’il ponctue la venue et le départ de la parole de l’être. 

       Puis Moise construit deux trompettes pour appeler la communauté et pour donner le signal des départs. Ces trompettes serviront aussi lors des batailles à ce que le peuple soit rappelé devant Yahvé, « vous serez alors soutenus devant vos ennemis » (10,9). On peut le comprendre si le son des trompettes symbolise la voix de l’Autre.      

       Et c’est l’épisode fatidique de la viande : le peuple se plaint de manger que de la manne, ce produit végétal nourrissant dont il commence à se lasser. C’est l’occasion pour lui de rappeler à quel point on mangeait bien en Égypte, à quel point il est ingrat et couteux de suivre la voie de YHVH ; d’où la fureur de l’être envers eux.
    Devant cette fureur, Moise se plaint d’avoir à porter seul le fardeau qu’est ce peuple. Sur quoi YHVH lui demande de désigner 70 anciens pour qu’ils portent une part de sa charge. Ce qu’il fait; et voilà que par hasard deux des 70 sont restés dans le camp et se mettent à  prophétiser. Façon de dire que prophétiser relève de la place qu’on occupe, ou plutôt de l’inscription qu’on a dans un rapport à l’être, plutôt que d’une inspiration personnelle. Prophétiser, porter la parole de l’être est une façon de croiser l’inspiration personnelle avec le souffle divin venu d’Ailleurs.
    Épisode complexe ; Moise commence par s’étonner et même se lamenter : Ai-je des troupeaux pour donner de la viande à 600 000 personnes ? Et il lui est répondu : la main de YHVH serait-elle trop courte ? Au sens de : l’être serait-il en manque de moyens pour faire être ce qui doit l’être ? (Remarquons ici que le Coran mentionne cette phrase curieuse : les Juifs ont dit : La main de Dieu est courte ; et le texte arabe rectifie: non, elle n’est pas trop courte c’est eux qui sont des mécréants ! Or dans la Bible cette phrase est dite à Moise par YHVH. Et Moise n’avait pas dit : la main de YHVH est trop courte ou l’être divin est à court de moyens. C’est un exemples des calomnies sur les hébreux, très fréquentes dans le Coran, puisque les juifs n’ont pas rejoint le « sceau » des prophètes).
    YHVH fait rabattre des cailles en grandes quantités par un vent puissant, le peuple en ramasse à profusion, et c’est quand ils se mettent à en manger qu’ils périssent en grand nombre. Le lieu a été appelé : les tombes de lappétit.
    
C’est là un moment psychologique intéressant : YHVH leur accorde ce qu’ils demandent, et comme eux sombrent dans la satisfaction, il les frappe au moment même où ils s’enfoncent dans la jouissance béate de bouffer; sans se demander si cela fait sens de commander en plein désert un plat de viande pour 600 000, de défier le divin sans penser aux conséquences. En somme, YHVH leur donne satisfaction et leur donne les coups qu’ils méritent pour n’avoir pas vu un peu plus loin donc leur appétit.
    Comme quoi le but n’est pas toujours d’obtenir satisfaction ou d’être satisfait : si on l’est dans des conditions de forçage, on le paye cher : on perd l’objet et on est mortifié.

       Ensuite, c’est l'épisode où Myriam la soeur de Moise se livre à la médisance contre lui parce que sa femme est éthiopienne. Ce qui gêne Myriam, est-ce le fait que la femme de son frère soit  éthiopienne, ou est-ce le fait que son frère ait une femme ? Après tout, si elle est éthiopienne, et si elle vit avec Moïse, on peut penser qu'elle est très introduite à la transmission.
    À cette occasion, s’annonce déjà le thème : à nous aussi YHVH parle (pas seulement à Moise). Occasion pour le texte de rappeler l’unicité de Moise à qui YHVH parle « face  à face ». Ici c’est : bouche à bouche, ce qui est plus clair : la bouche de Moïse transmet la parole de l’être, qui lui parle sans énigmes. Cest limage même de YHVH quil contemple. Autrement dit, les paroles de la Torah sont l’image verbale de la présence de l’être.
    Myriam en sera quitte après un accès de lèpre et après qu’Aaron intercède pour elle auprès de Moise en des termes assez beaux, qui sont repris dans le rite du Kippour : ne nous compte pas comme faute nos turpitudes et nos péchés. C’est la grande demande du pardon : n’inscris pas comme faute nos déficiences ; tolère que nous soyons déficients sans que cela vienne alimenter un mauvais compte nous concernant.

       Puis on évoque les personnes impures, notamment par contact avec leurs morts ; elles ne peuvent pas fêter la Pâque, c'est-à-dire apporter le sacrifice pascal au temple. Il leur est donc permis de faire leur Pâque à eux le deuxième mois et non le premier mois de l’année. Cela veut dire que si l’on est en deuil, mortifié, incapable de fêter la libération et la sortie d’Égypte, il est possible de le faire un mois plus tard, le mois signalant la possibilité de se renouveler (hodésh). On n'a pas à se partager au même instant entre le deuil et la joie de la liberté ; on peut se partager en deux temps successifs, séparés par un mois.

       Quant aux 70 qui sont nommés par Moise, ils ne sont pas là pour le remplacer ; même si cette assemblée des anciens annonce le relais plus tardif, après Josué (plutôt qu’après Moise). Ils sont là pour alléger le poids qu’il porte face à un peuple infantile, qui n’est que pure demande – de sécurité, de protection, de nourriture meilleure, etc. ; un peuple qui est encore loin de comprendre que sa nourriture, c’est la parole de l’être, l’interprétation du livre ; un peuple qui est trop dans la plainte. Et Moise ne supporte plus la plainte, ou la supporte de moins en moins. Déjà son beau-père Ytro lui avait conseillé de se faire relayer par différents niveaux de juges pour les affaires courantes, mais ici, ce qui lui est suggéré par YHVH c’est de prendre 70 anciens, de les présenter à YHVH qui retirera de Moise une part du souffle divin et le posera sur eux, pour qu’ils puissent porter le fardeau avec lui ; pour « que tu ne portes pas tout seul ».
    De fait, les 70 sont inspirés, ils prophétisent une fois, pas deux; de quoi tout juste signifier que le souffle les a atteints, mais qu’ils ne restent pas inspirés.
    Les 70 anciens interviennent déjà dans la parasha de mischpatim lorsque Moise renouvelle l’alliance (« voici le sang de l’alliance… ») à travers des sacrifices (Exode 24, 8) et qu’il monte avec 70 anciens, ainsi qu’Aaron, Nadav et Avihou ; tous contemplent le Dieu d’Israël (« quelque chose de semblable au brillant du saphir et de limpide comme la substance du ciel »). Le texte ajoutait : « Dieu n’a pas sévi contre ces élus des enfants d’Israël (atsilé) ». Ici, c’est le même verbe qui est utilisé « Je distinguerai, (je pointerai) dans le souffle qui est sur toi et je mettrai sur eux pour qu’ils portent avec toi le fardeau ». Il n’y a pas l’idée de succession, ou de transmission de pouvoir. Du reste, la Michna dit : « Moise a reçu la Torah du Sinaï et l’a transmise à Josué et Josué aux anciens et les anciens aux prophètes, et les prophètes aux gens de la grande assemblée (Sanhédrine). On ne passe pas directement de Moise à l’assemblée; l’étape Josué est essentielle. C’est lui qui sauve le peuple en conquérant pour lui la terre qui lui fut promise.

       J'ai dit que c'est la division interne, reflet de la faille ontologique, qui structure ce texte. La parasha suivante poussera cette division à la limite, puisqu’au retour des espions, envoyer pour explorer la terre promise, il y aura ceux qui disent : nous pouvons y aller, et la grande masse qui pleure pour dire que c'est une impasse. Le peuple sera en proie à cette division chaotique, dont l'issue est qu'ils en prennent pour 40 ans d’errance dans le désert.