Archives mensuelles : juillet 2014

Parasha de Dévarim (Deutéronome 1,1 à 3,29)

    Ce texte inaugure le cinquième et dernier livre de la Torah; dont il semble répéter les  principaux appels. Il est à peu près admis que le manuscrit du Deutéronome est l'œuvre de prêtres au temps du roi Hizqiyahou, il y a près de vingt-six siècles, dans l’élan de piété et l’appel à se ressaisir qui a marqué ce règne. Ses auteurs l'attribuent à Moïse. Autant dans les quatre premiers livres, Moïse fait parler YHVH, autant dans celui-ci, les auteurs font parler Moïse. C'est lui qui, tout au long du livre, reprend le récit, relance les appels, insiste, explique. Ainsi (1,5) on lit: Moïse commença à expliquer cette Torah en disant : YHVH notre Dieu nous a parlé etc. Il rappelle que cette terre qu’ils vont conquérir est l’objet d’une promesse faite à Abraham Isaac et Jacob et à leurs descendants ; puis il invoque YHVH pour qu'il bénisse encore son peuple « comme il vous l'a dit ». (Donc, promesse d'un lieu d'être, et promesse d'un rapport à l'être qui soit bon) ; puis il rappelle qu'avec l'accord du peuple il a nommé des responsables pour les milliers, les centaines et les dizaines, des gens sages et avertis qui doivent juger avec justice entre un homme et son frère, entre un homme et son étranger (verset 17). Sachant que la justice est divine, cela revient à leur demander de ne pas y mettre leur injustice (leurs intérêts, leurs états d’âme, etc. )

    En fait, le thème majeur de cette Parasha, c'est le rapport des Hébreux à la terre promise, leur droit de la conquérir et de remplacer ses habitants, condamnés par leur destin (par l'être, par YHVH).
    Moïse évoque là-dessus l'épisode des douze hommes qui furent envoyés pour explorer ladite terre; et il le raconte autrement. Il dit que les douze ont trouvé que la terre était bonne, et que c'est le peuple qui a refusé d'y aller,  qui a donc rejeté la parole de YHVH. Il dit que le peuple a murmuré contre YHVH, qu'il a même prétendu : c'est par haine envers nous que YHVH nous a sortis d'Égypte pour nous confronter à des peuples plus nombreux et plus forts que nous. Bref, le peuple a calomnié YHVH, il a calomnié sa vie, alors qu'elle a été remplie de faveurs et pas seulement de dures épreuves. Et lorsqu'on calomnie la vie, elle vous le rend; c'est cela même  qui s’appelle ici la colère de YHVH, colère que le peuple s'est attirée, et qui condamne toute une génération à errer dans le désert.
    Moïse ajoute même (v 37): contre moi aussi YHVH s'est emporté à cause de vous, et m'a dit : toi non plus tu n'iras pas là-bas (dans cette terre). C’est Josué qui la donnera au peuple, c'est-à-dire aux enfants des calomniateurs, enfants qui à l'époque ne savaient pas distinguer le bien du mal (v 39). Ainsi, le don repart à zéro, à l'origine : il est fait aux innocents, ou plutôt, à ceux qui n'ont pas encore fauté.
    La faute, on l’a vu, était énorme : le peuple a manqué de confiance en la promesse, et il a renié son destin. Mais cette faute est aussi très intéressante : ils ont refusé d'aller se battre avec ces peuples, qu'ils jugeaient trop forts, or ils devaient non seulement les battre mais les anéantir. Ils ont fort bien pu reculer devant un acte aussi radical. Peut-être même qu’à l'instant où Moïse leur parle, ou est supposé leur parler, ils hésitent encore ; et c'est pourquoi il « explique » ce problème, qu’il aborde par un détour : en comparant les Hébreux à d'autres peuples du point de vue de la conquête du territoire. Il rappelle donc que YHVH ne donnera pas aux Hébreux la terre d’Esaü, qu’il ne leur donnera pas la terre de Moab, ni celle des Bné Amone. Dans la foulée, il précise que ces trois peuples ont chacun exterminé les populations qui les ont précédés sur leur terre. Sous-entendu : tout comme Israël est appelé à le faire pour conquérir la sienne. Le même YHVH a « donné » leur terre à ces trois peuples et leur a fait anéantir ses précédents habitants.
    Ce rappel vise à calmer les scrupules de ceux qui diraient : qu'est-ce que c'est que cette histoire de Terre promise, alors qu'elle était habitée, qu’elle avait ses habitants naturels ? Moïse rappelle les mouvements d'être et de l'histoire qui font qu'un peuple en remplace un autre par la violence si c’est dans son destin d'hériter de cette terre ; s'il est destiné à l'avoir, si elle lui est destinée. Ce fut le cas pour les Edomites, les Moabites, les Ammonites, et ce sera donc aussi  le cas pour les Israélites. Il rappelle que c’est même le cas pour les habitants de… la région de Gaza : eux aussi ont détruit leurs prédécesseurs.

    Soulignons l'actualité de l'épisode. Des envoyés – douze  hommes, un de chaque tribu – partent explorer la terre promise, et reviennent dire (tous, ou deux d'entre eux) qu'elle est bonne, qu'on peut y aller ; mais le peuple dit qu'on ne peut pas parce que cette terre est habitée. C'est l'argument qu'on opposa, en plein XXème siècle, à ceux qui ne voyaient pas d'autre issue pour le peuple juif que de revenir à sa terre d'origine, vu son sort déplorable en terre d'islam et son sort  pas très enviable en terre chrétienne, mais qui surtout s'annonçait catastrophique. L’argument, c’est qu’un tel retour est absurde puisque cette terre est habitée. (D’autres, plus haineux, disent qu’un retour est absurde puisqu’il n’ y a jamais eu d’exil à cause des Romains, alors que l’exil dont parle la Bible les précède de plusieurs siècles ; mais peu importe.)
    Le problème de la « terre déjà habitée » a été donc soulevé il y a 3000 ans, et il n'est pas simple à résoudre. Qu'est-ce qui fait qu'une terre revient au peuple qui l'habite ? Qu'est-ce qui fait que les habitants d'une terre deviennent le peuple de cette terre ? Y a-t-il une loi du premier occupant ? Ou du dernier conquérant ? Ces questions et leurs réponses éventuelles prennent toujours place dans le fil des transmissions, lesquelles peuvent s'entrechoquer, comme c'est le cas aujourd'hui, dans la terre que les Romains ont appelée Palestine, par haine envers les juifs qui leur ont trop résisté. Elle a, en partie, appartenu aux Hébreux même lorsqu'ils en furent chassés, par le fait qu'il se sont   transmis leur lien premier avec elle, lien symbolique qui s'enroule autour de cette transmission identitaire, laquelle fonde ce peuple et le refonde, des origines à nos jours. Elle fut plus tard conquise par l'islam, puis remise encore plus tard sous la houlette de l'Europe, après la première guerre mondiale.  Puis elle fut restituée, une partie aux Arabes,  une partie aux Hébreux.
    Or il se révèle que la dispute entre ces deux parties  n'est pas seulement ou pas vraiment territoriale; que c'est un affrontement d'identités, (plutôt que de religions), dont l'une a pris son message fondateur chez l'autre, qu'elle veut remplacer, donc effacer symboliquement. Le soutien du monde arabe, voire du monde arabo-musulman, aux « Palestiniens » ne s'explique que de cette manière : il les a pris comme acteurs pour représenter son fantasme d'être auto-fondateur; fantasme qui a du mal à tenir, puisque si l'on retire de son Texte fondateur ce qui concerne les  Juifs, il n'en reste pas grand-chose; à peine un vague démarquage de textes hébreux. (On comprend aussi, en passant, pourquoi les fameux « musulmans modérés », qu'on ne voit pas manifester lors des massacres entre musulmans, restent cois et donnent plutôt leur soutien à ceux qui ravivent, par le djihad, le fantasme fondateur d'être les premiers et d'effacer l'altérité irréductible, la juive.)
    L'impasse territoriale exprime donc plutôt un conflit d'ordre symbolique, où le dernier veut réellement être le premier, au mépris de la logique élémentaire.
    Ajoutons que l'État hébreu moderne a aussi proposé sa solution : que les Arabes vivant chez lui continuent à y vivre, et deviennent des citoyens de plus en plus « à part entière » à mesure qu'ils cessent de soutenir ses ennemis. Puis il a rendu Gaza, et s'apprêtait a rendre presque toute la Cisjordanie, (après des échanges de territoires), quand l'attitude de Gaza, à la pointe du djihad, a rendu problématique cette dernière restitution.

    Revenons au récit de Moïse. Afin que les choses soient bien claires, il raconte comment le peuple de Sihone, roi des Emorites, et le peuple de Og roi de Basan furent écrasés par les Hébreux, avec Moïse en tête et tout l'appui de YHVH. Le récit est concret : nous avons détruit leurs villes, nous les avons anéantis, y compris leurs femmes et leurs enfants, nous n'avons pris que le bétail. Autrement dit, le texte supporte mal une lecture humanitaire qui veut d'emblée l'universel tel qu'il s’inscrit (en paroles sinon en actes) aux temps modernes, l'universel direct qui veut qu'il n'y ait qu'une terre, la terre, sur laquelle il n'y a qu'une seule identité, celle des humains, n’impliquant nulle différence entre l'un et l'autre, permettant à chacun de vivre où il veut, faisant abstraction des groupes où des « chacun » se rassemblent pour prendre le pouvoir sur les autres, comme c’est le cas de l’islam militant en Europe.
    Ce texte biblique vient rappeler brutalement qu'il y a des identités, à l’origine, que tant qu’on n’en a pas fini avec l’origine (donc aussi avec la fin), elles sont là, qu'elles sont différentes, qu'elles s'articulent sur la différence sexuelle – d'où l'exigence, dans une guerre originelle qui fait table rase, de supprimer aussi les femmes et les enfants de l'identité ennemie, qui « reproduisent » cette identité, laquelle, si elle a en le pouvoir, supprimera  la vôtre, avec femmes et enfants.
    En somme, le texte décrit le niveau de l’humain (universel) où l’on fabrique des origines, des identités singulières ; certaines sont tenables, d’autres arrivent au bout d’elles-mêmes. Ainsi, les trois peuples susnommés, Moab, Edom, Amman, pourtant soutenus par YHVH pour se fonder, se sont fondus dans l’identité islamique. L’autre, Israël, a poursuivi sa route singulièrement universelle, jusqu’à nos jours. Tout en étant très contesté, voire détesté par les tenants de l'universel direct, furieux de voir que le monde résiste à s'aligner sur leur idéal.

Quatrième lettre après Tel Aviv

    Là-bas, sous les missiles, j'étais serein ; c'était un désagrément, mais si ponctuel… Une bonne douche, c'est le meilleur remède au trottoir, me dit une femme qui, surprise par l'alerte loin de tout abri, a dû s'allonger comme tant d'autres sur l’asphalte. Chacun intègre cette gêne sans que cela entame l’essentiel, le travail de vivre. Il y a de la vérité dans l’air: ils nous tirent dessus pour dire qu'ils détestent notre existence. C’est clair, logique, on est dans la réalité. En revanche, depuis je suis ici, je sens dans l'air un déni de réalité qui ressemble si souvent au mensonge volontaire.
    Au mieux, on entend que les gens de Gaza et le Hamas qui les dirige en ont marre du blocus ; alors ils tirent, pour alerter l'opinion, pour que ça s'arrête. Et au fait, que signifie ce blocus ? Ce contrôle qu’impose Israël sur ce qui entre dans Gaza, pour éviter que des armes anti-population s'y accumulent. (Certes, malgré le blocus elles s'y sont accumulées et le Hamas s’en sert à fond, mais sans blocus, il y aurait cent fois plus d'armes et de tunnels à démanteler.) Ce que signifie ce blocus, c’est que les gens  du Hamas ne veulent pas discuter avec les Juifs en acceptant  que les Juifs aient une souveraineté. Cela contrarie leur croyance essentielle, qui fait partie des fondamentaux, dont ils assurent la transmission à l'identique. Cette croyance, qu’on qualifierait aujourd’hui d’intégriste, était un principe islamique pendant treize siècles – durant lesquels jamais les juifs, en terre d'islam, n’ont eu de souveraineté. Mais aujourd'hui qu'ils en ont une, refuser de parler avec eux d'égal à égal relève d'un déni de réalité pour maintenir la croyance fondatrice. Un déni qui se cache derrière cette apparence, ou cette néo-réalité : un État inhumain, contre tout bon sens, cerne une agglomération, et celle-ci, par le biais de ses dirigeants, le Hamas, en appelle, pour que cela cesse, à l'opinion mondiale ; pour ne pas parler aux Juifs en tant qu’ils ont une souveraineté.

    Or cette néo-réalité est  pleine de paradoxes. Par exemple, les peuples des États arabes, parfois même leurs dirigeants n'aiment pas le Hamas, ils ne veulent pas le voir déteindre sur leur pays, ni que ses semblables, c'est-à-dire les intégristes de chaque pays, prennent du pouvoir. Donc ils se réjouissent des coups que lui porte Israël. Mais ils ne doivent pas le montrer. Ils se réjouissent qu'Israël fasse le travail ; mais l'opinion « révolutionnaire » en Europe est favorable au Hamas : il a beaucoup de victimes parmi sa population, disons même qu'il fait beaucoup de morts parmi le peuple qui l'a élu. Donc l'opinion révolutionnaire ou progressiste, en Europe, est favorable à un pouvoir que les peuples arabes n'aiment pas, et dont les Gazaouites eux-mêmes commencent à être excédés. Ce paradoxe – d’ une opinion qui ne jure que par le peuple, et qui a une posture antipopulaire – ce retournement en reflète un autre : quand, dans une guerre, une des parties se sent d'autant plus victorieuse qu’elle a plus de morts parmi les siens, on est en pleine perversion .

    Certes, on pourrait  dire que les pro-Hamas en Europe n'entrent pas dans ses détails, ils voient mourir des femmes et des enfants, et leur cœur flambe d'indignation. On mettrait celle-ci au compte d'un profond humanisme, en s'étonnant de ne l’avoir pas vu s'exprimer à l'occasion d'autres massacres, ceux de Syrie par exemple. On s'étonnerait aussi que soit passé sous silence l'usage des femmes et enfants comme boucliers humains ; c’est un secret de polichinelle qu’on hésite à rappeler. Donc, en s'en prenant à Israël qu'ils traitent d'État assassin, sans un mot sur cette prise d’otages massive, ces  grands humanistes adoptent la position du Hamas, une instance pas vraiment humaniste. Dans la foulée, ils adoptent de fait la vindicte antijuive qui reste un réflexe encore actif parmi les peuples arabes. Mais cette vindicte  n’est plus prioritaire parmi ces peuples, d'abord parce qu'il n'y a presque plus de Juifs parmi eux (alors qu'il y en a eu plus d'un million qui vivait dans une telle harmonie qu’on se demande pourquoi ils ont disparu) ; et surtout, parce que ces peuples veulent plutôt essayer de vivre. Nos progressistes et humanistes qui soutiennent le Hamas se retrouvent donc dans une posture régressive par rapport aux peuples arabes, qui cherchent toujours leur printemps.

    Position régressive, mais qui rejoint la croyance originaire de ces peuples, croyance qui s'est transmise à l'identique : les juifs  sont des maudits d’Allah, exclus de toute souveraineté. C'est cela, l'antisionisme : cela consiste simplement à refuser au peuple juif une souveraineté. On peut respecter les juifs, leurs communautés, leurs coutumes,  on peut avoir de grands élans d'indignation sur les malheurs qu'ils ont vécus, mais s'ils sont en zone islamique, ils doivent avoir un statut inférieur. L'antisionisme, c'est la haine d’une position juive souveraine ; c'est donc l'exigence d'une position juive inférieure.

    Et comme la réalité ne cesse de contredire ce point de vue, il faut pour le soutenir de plus en plus de haine. La haine est un moyen de suppléer à l'impuissance d’une position trop démentie par le réel. Les Israéliens riraient s'ils apprenaient que pour calmer leurs adversaires il faudrait qu'ils se reconnaissent inférieurs. Certes, les efforts ne manquent pas pour les inférioriser, les discréditer moralement: leur propension à tuer des civils notamment des enfants (accusation projective puisque c'est le Hamas qui envoie des fusées sur des zones peuplées) ; cette propension serait telle, qu’à en croire les « infos », ils n’ont tué jusqu’ici que des civils. (Au fond, ce seraient des nuls, militairement : n'avoir pas pu atteindre un seul combattant…) Les infos ici sont puisées aux « meilleures sources », celles du Hamas, lequel demande expressément que toute personne tuée à Gaza soit comptée comme un « civil innocent ». Les coupables sont immortels, inaccessibles.

    Une autre surprise que j'ai eue à mon retour en France, fut d'entendre le discours formidable du premier ministre, commémorant la Rafle du Vel d’Hiv. Côté paroles c'était parfait, je me suis juste  demandé si des actes allaient suivre. Et l'on apprend que suite aux « débordements » de Barbès et de Sarcelles, notamment suite aux agressions antijuives, trois personnes ont écopé de la prison ferme. Seules trois personnes ont « débordé » ? En fait ils ont eu de la prison parce qu’ils ont frappé des agents ; les Juifs, c’est hors sujet. De sorte qu’un autre gros mensonge plane dans l'air ici : le grand écart entre le culte pour les juifs morts, et les mesures concrètes à prendre pour empêcher que l'on agresse les juifs vivants.

Parasha de Mass’é (Nombres 33,1 à 36,13)

    Avant d'entrer dans la terre promise, qu'ils doivent conquérir, et que Moïse leur partage à l'avance selon la taille des tribus, les Hébreux le voient écrire la série de leurs haltes et de leurs départs, depuis la sortie d'Égypte jusqu'à leur actuelle campement, avant l'assaut, près de Jéricho.
    Tout le chapitre 33 y est consacré ; il n'appelle a priori nul commentaire, c'est un pur enchaînement de noms de lieux, une série de versets qui commencent par ils partirent de ils arrivèrent à. Pourtant, les noms de lieux, ce n'est pas rien dans un texte ; point n'est  besoin d'être Proust pour s'en émerveiller. Ce chapitre rayonne une vraie beauté, celle de ces noms qui se succèdent et qui rythment une histoire. Un nom de lieu, ce n'est pas seulement la mémoire de ce qui a pu y avoir lieu ; c'est un lien complexe de trois termes : la terre où ce lieu est inscrit, le temps de l'avoir lieu, de ce qui s'y est passé, et les sujets qui l'ont vécu, ici portés par un sujet  collectif, le peuple, l'ensemble des tribus avec Moïse à sa tête, portant et porté par la parole de l’être. Ajoutons à ces trois termes (l'espace, le temps de l'événement, et les sujets qui l'ont vécu, et qui ont marché dans ce lieu), une quatrième dimension, le temps qui les sépare de ce lieu et de cet événement ; le temps qui les sépare de  cet avoir-lieu. Ce sont ces quatre dimensions qui se transmettent, au fil des millénaires, elles sont présentes dans chaque nom, dont Moïse inscrit toute la série.
    Les trajets entre ces lieux ne sont pas une errance ; même si cet aspect y est présent, puisque le peuple fut condamné à errer 40 ans. C'est en fait là une métaphore de l'existence : avant de faire un acte majeur dans votre vie, avant de passer à tout autre chose, avant d'entrer dans votre « terre promise » (qui sera à la fois éprouvante et délectable), n'oubliez pas d'inscrire la série de tous les trajets qui vous y ont mené, la séquence des voyages, de vos  tours et détours, de vos  échecs et succès, de vos passages laborieux et de vos passes inspirées, miraculeuses, sans oublier les haltes plus ou moins longues où il ne s'est rien passé, où vous étiez en attente, de passage. Il y a des vies entières où le sujet semble être de passage, en attendant l'événement qui ne vient pas, et qui finit par venir en portant simplement le mot fin. Des vies qui se passent en attendant Godot, c'est-à-dire God, soit un miracle. Dans la Bible, ce n'est pas qu'on croit au miracle, c'est qu'ils ont lieu mais que, loin de résoudre la question de l'existence, ils en élèvent le niveau, ils la mettent au défi plus intensément.
    Cette séquence de noms de lieu, certains semblent insignifiants, et pourtant, ils prennent place dans cette suite qui converge vers une terre – où il est dit que l'être fait habiter son Nom parmi le peuple qui va en prendre possession, et plus tard vers un lieu plus précis, Jérusalem. Cela permet d'entendre cette séquence tellement sonore comme une étrange préparation, en vue d'un événement assez complexe : où s’entremêlent la faillibilité des hommes, l'appui divin intermittent, la force de l'adversaire à vaincre. C'est pourquoi ce même chapitre se conclut par un appel de Moïse aux Hébreux, dans les steppes de Moab, près du Jourdain vers Jéricho, un appel par inspiré par YHVH,  : il faut chasser tous les habitants de ce pays, anéantir tous leurs symboles, détruire tous leurs lieux sacrés. Suit une terrible mise en garde (33,55) : si vous ne les dépossédez pas, ceux que vous aurez épargnés seront comme des épines dans vos yeux et  des aiguilles dans vos flancs, il voir harcèleront sur la terre où vous serez. Et (56) : ce que j'ai résolu de leur faire, je le ferai à vous-mêmes ; c'est-à-dire : vous serez dépossédés et vaincus.
    Quel peut être le sens d'une décision aussi précise : ces peuples doivent être chassés à votre profit, telle est la promesse, si vous  ne la mettez pas en actes, c’est vous qui serez chassés ? Il semble que le destin de ces peuples soit arrêté, pour ainsi dire : sans retour. Comme s'ils étaient identiques même, figée dans leur identité, forcément idolâtre. Et  le cadeau divin fait aux Hébreux, ce serait justement  le retour, au sens large du terme ; notamment, s'ils manifestent une défaillance, il y aurait du retour possible. Les défaillances ne manquent pas, non seulement dans la vie des individus (d'où les grands développements sur les sacrifices expiatoires), mais dans la vie du peuple lui-même, dans son ensemble. Il est donc posé que ces peuples doivent être vaincus, chassés complètement, car leur présence ferait défaillir sans retour le peuple hébreu. C'est bien ce qui se passera mais en partie. La conquête de cette terre sera longue et difficile. Des restes de ces peuples seront en effet harcelants ; mais chaque fois l'idée de retour revient en force, l'exigence de se ressaisir.
    Que signifie que ces peuples de Canaan doivent être chassés de par la parole de l’être? Après tout, avec nos vues actuelles, ce sont des êtres humains qui vivent sur le sol où ils sont nés, au nom de quoi les en chasser ? Dire que c’est au nom de l’être, c’est dire qu’ils sont chassés de l’être. Si le divin c'est l’être, ce serait une façon qu’a le texte de dire que ces peuples sont au bout de leur histoire, qu'elle ne comporte plus de retour ou de retournement,  qu'ils sont de fait livrés à un peuple inspiré, porteur de la parole de l’être, et intégrant, dans son mode d'être, le retour et le retournement.
    Il faut remarquer que le Coran, évoquant cette conquête de Canaan par les Hébreux, ne la met pas en question, il s'offre plutôt de les critiquer sur le mode : ils ont bien failli ne pas y aller ; ils ont bien failli une fois de plus trahir l'appel divin… Ajoutons qu’à ces époques, et parfois même plus récemment, quand une terre  est disputée entre deux peuples, c'est le plus fort qui l'emporte. Et les Hébreux furent les plus forts dans cette bataille assez longue, ils ont pu, sur cette terre là, inscrire leur histoire non seulement passée mais présente et future.

    Au chapitre 34, le texte décrit la frontière de la terre qui revient aux Hébreux. Il suit son tracé comme s'il suivait un être vivant qui monte, descend, tourne à droite, revient et repart, etc. Puis il donne les noms des hommes qui, pour chaque tribu, prennent possession de l'héritage.
    Donc, noms des lieux où ils sont passés, noms des lieux où passera la frontière, noms des hommes qui reçoivent la terre pour leurs tribus, et rejet des occupants naturels, pour que soit tenue la Promesse. Il y aurait, dans l’appel à faire table rase, comme un symbole : s’il faut ancrer un nouveau rapport à l’être, l’altérité de l’être devrait suffire ; pas besoin d’ « autres » qui la refusent ou qui n’en ont aucune idée.

    Le chapitre suivant attribue, non pas un territoire mais des villes aux Lévites, des villes avec leurs faubourgs pour leurs troupeaux. Parmi elles, six villes-refuges, où des meurtriers par inadvertance peuvent se réfugier pour attendre leur procès, et être ainsi protégés du « sauveur de sang », du parent de la victime qui, selon les coutumes de l'époque, devait la venger. Il est remarquable  que le mot employé pour refuge soit aujourd'hui utilisé, en Israël, pour désigner les abris en cas de tir de missiles sur la population, ce qui peut être assez fréquent. De sorte que toutes les villes d'Israël sont des villes (comportant des) refuges. Mais autrefois, les villes-refuges étaient des lieux où s'exilait celui qui a donné la mort sans intention. Car pour celui qui l’a donnée sciemment, il n'y a pas de pardon, seul son sang peut laver celui qu’il a fait couler, et qui a souillé la terre. Une étrange condition est ajoutée : ce meurtrier doit rester dans la ville-refuge jusqu’à la mort du grand prêtre. Autrement dit, même si son crime n'a pas été prémédité, il est puni d'un exil jusqu'à ce qu'on change de grand prêtre, jusqu'à ce que l'instance qui organise les expiations se renouvelle.

    Puis on revient sur la question des filles qui héritent de leur père. Le texte leur enjoint de prendre leur époux dans une famille de la tribu paternelle. En somme, si la fille est seule à représenter le nom du père, elle ne doit pas l'effacer en épousant un homme d'une autre tribu que celle du père. Une fois de plus, la pulsion sexuelle ne doit pas effacer le repère symbolique, mais doit plutôt s'allier à lui pour maintenir la transmission. C'est ainsi, le corps et l’âme doivent s'unir pour faire vivre une transmission qui soit humaine et inspirée, c'est-à-dire branchée sur le rapport à l’être.

Troisième lettre de Tel Aviv

    Avant de prendre l'avion de cinq heures pour Paris, je jouis d’une belle matinée sur la plage et d’une intense sérénité dans la ville et le lieu où j'habite. Lumière, calme, chaleur, – pas si forte quand on est à l'ombre car il y a la brise marine. De temps à autre, une alerte, les gens vont aux abris, l’air sérieux, et en sortent deux ou trois minutes après pour reprendre leur vie normale. Les deux choses sont bien clivées. J'ai souvent écrit sur le clivage en des termes négatifs, assez justifiés comme lorsque, chez une personne, il y a clivage entre la réalité qui la gêne et celle qu'elle s'invente  pour « être tranquille » ; et cela , sans être folle, ni retranchée du monde ; simplement en étant dans sa bulle. Ou comme lorsque, dans le discours officiel en France, l'antisémitisme est pointé comme un péché mortel, mais si des juifs sont attaqués, forcément  par des musulmans, ce qui n’est pas rare, il ne faut pas le dénoncer, ou prendre des mesures pour l’empêcher, ce serait stigmatiser l'islam, ce qui est un autre péché mortel. On pourfend l’antisémitisme, mais critiquer la conduite de certains musulmans et de leur syndrome antijuif, est une stigmatisation. D'autres clivages existent, qui produisent des doubles discours.
    Ici, le clivage que je perçois  est à la fois réel et simple. Quand le signal du danger est passé, on reprend sa vie concrète comme s’il n'y avait pas eu de danger. L’existence de celui-ci n'influe pas sur la sérénité de celle-là. A son tour cette sérénité ne dénie pas le danger, et n’amène pas à le prendre de haut. Les deux aspects : vie normale et  danger réel sont bien clivés.

    Dans l’avion d’El Al, je prends le journal Yédioth, et je vois en première page une photo typique : dans un jardin d'enfants qui n’a pas de pièce forte comme abri, c’est l’alerte, et les gosses sont par terre à plat ventre ; mais comme ils appliquent mal la consigne, et qu'ils sont tous petits, ils sont plutôt à genoux la tête au sol. Ils ressemblent à des musulmans en prière. Je me dis qu'après tout, grâce aux islamistes, lorsqu'on va à l'aéroport deux heures avant et qu'on est dans le rituel de la sécurité, on enlève ses chaussures, comme pour entrer dans une mosquée. Bref, les gens pensent souvent à l'islam. 
    Et je repense à Gaza qui tire missiles et roquettes « contre les juifs » (c'est l'expression normale là-bas). J’ai dit qu’ils les tirent dans une sorte de rituel qui passe à l’acte la vindicte antijuive, inscrite dans les Textes fondateurs. D'aucuns objecteraient que la raison de ce lancement est plus simple : faire pression sur Israël pour obtenir l'allégement du blocus. Cela semble évident, mais si l’on y réfléchit, on voit par quel processus c’est arrivé. Les musulmans de Gaza vivent une situation complètement inédite dans l'histoire du monde arabe. Leur territoire est indépendant, il a sa souveraineté, mais il est à côté d'un État juif nettement plus fort, avec qui il faut parler quotidiennement pour négocier les échanges, les passages des marchandises et des personnes. (Ce sont les Israéliens qui fournissent l'électricité à Gaza, celle qui sert notamment à fabriquer les missiles dont les pièces viennent d’Iran). Mais pour de telles discussions, il faut qu'ils parlent à l'autre, – aux juifs -, comme à un égal qui, en outre, a le pouvoir de décision sur des choses qui les concernent. C'est beaucoup trop pour leur fierté, c'est une épreuve psychologique insupportable pour des gens qui pensent que cet autre, c'est-à-dire l'ensemble juif, est maudit par Allah, et que s’il a une dignité voire une supériorité (puisqu’il contrôle), elles sont toutes provisoires. Les gens de Gaza, gouvernés par le Hamas, se sont donc renfermés dans leur bastion, dans une attitude mortifiée, et comme elle devient intenable, ils y réagissent par des tirs où s’exprime en direct leur vindicte antijuive. Elle les habite, et elle seule justifie qu'ils aient mis au pouvoir un groupe extrémiste chez qui cette vindicte tourne à la haine. Le Hamas espère maintenant, après  ses roquettes et missiles lancés à profusion, obtenir l'ouverture d'un grand aéroport et d'un port international, sous la surveillance d'une autorité internationale. De quoi contourner le contrôle  d'Israël, et ignorer l'existence d’un pouvoir juif. Or celui-ci n'a aucune raison de faire confiance aux instances internationales et de s’effacer, s’agissant de vérifier ce qui entre dans Gaza. 
    À ce propos, j’ai entendu cet échange: Pourquoi Israël ne demande pas qu’une instance internationale intervienne à Gaza et arrête les tirs de roquettes, sachant qu'Israël cesserait aussitôt ses ripostes ? – Cela revient à proposer un cessez-le-feu, et le Hamas l’a refusé.

    Quand on est, comme Gaza, une entité respectable d'un million 700 000 âmes, gouvernée par la haine du voisin juif, le risque est de faire des choix mortifié. C'est ce qui a toujours eu lieu. Et quand la mortification atteint des limites, il faut la transmettre à l'autre : on cherche à le mortifier, à tirer sur lui au hasard plutôt qu’à questionner cette mortification, et ses causes qui viennent de loin : les Juifs n'ont droit à aucune souveraineté, et si ils en ont une, elle ne peut-être qu'usurpée.

    Ce que je viens d'expliquer, qui me semble être l'essence même de l'impasse entre Gaza et Israël, risque de ne pas convaincre certaines personnes. Mais sauf à se faire trop d'illusions, on sait que lors d'un événement violent, comme celui-ci ou comme, plus largement, le conflit du Proche-Orient, beaucoup se branchent dessus et guettent surtout les éléments qui les rassurent ou les confortent; rarement ce qui peut les mettre en question. Et la plupart des tiers ne guettent rien, et se laissent porter par le flux des infos dont ils se doutent qu’elles sont partiales sinon fausses pour l’essentiel, mais qu'elles assurent un confort minimal. Seules les parties très concernées n'ont pas ce confort ; ni ceux de Gaza qui sont mortifiés et reçoivent les ripostes ; ni les juifs qui, harcelés en Israël, le sont aussi en dehors, là ou les musulmans sont nombreux, et où les autorités préfèrent les élans oratoires aux mesures concrètes.
    Mon analyse repose sur mon vécu jusqu'à l'âge de 13 ans en terre arabe, sur mes observations, et sur ma connaissance des Textes fondateurs, dont j'ai donné assez de relevés dans mon livre récent Islam phobie culpabilité. J'ajoute qu'un jour, en présentant ce livre à Toulouse, en présence d'un ami anthropologue et musulman, j'ai évoqué l'idée qu'un jour, les musulmans feraient, comme le font les juifs religieux, une courte prière pour la paix, et demanderaient à Allah de suspendre sa malédiction sur les juifs et les chrétiens. Et voilà que l'ami musulman écrit cette prière en trois lignes, la prononce en arabe, et la traduit pour le public. Il y demandait à Allah de suspendre sa malédiction sur les juifs et les chrétiens présents dans la salle, le temps de cette réunion. 

Deuxième lettre de Tel-Aviv

    Encore quelques petites nouvelles et paradoxes. À l'heure où j'écris, Israël a accepté le cessez-le-feu proposé par l'Égypte ; le Hamas de Gaza n'a pas donné sa réponse ; en fait, ses tirs continuent, ce qui veut dire que pour les arrêter, il veut « plus ». Mais, à supposer qu'il finisse un jour ou l'autre par accepter, ce serait bien sûr une bonne chose : du calme, de la paix, y compris pour ceux de Gaza. Ici, les mécontents, ce sont les Israéliens du sud, ceux qui ont le plus souffert des roquettes ou des missiles Grad ; et qui continuent. Ils ont beaucoup été dans les abris, parfois plusieurs jours, ils sont confinés et ne voient pas à quoi ont servi leurs efforts ; puisque dans ces conditions, à supposer que ça s'arrête, ça peut reprendre dans quelques mois. « Ça », ce sont les attaques quotidiennes qu'ils subissent depuis des années. Ils voudraient que l'armée aille « finir le travail ». Eux aussi n'ont pas l'idée que ce « travail » n'a pas de fin. Ils ne l'ont pas, non par manque d'intelligence, mais parce qu’avoir cette idée bien en tête doit rendre la vie très difficile. Cela oblige à convoquer en soi des forces de vie toujours plus grandes pour dépasser le découragement. 
    Ce paradoxe, où ceux qui ont souffert le plus sont ceux-là mêmes qui veulent poursuivre, avec l'idée d'en finir pour de bon, n'est qu'un des nombreux paradoxes typiques de cette région. Un autre, par exemple, c'est que l'Égypte, qui déteste le Hamas, fait pression pour qu'il cesse ses attaques, elle le fait pour le contenir et pour le maintenir au pouvoir. Elle appréhende qu’il essaime dans le Sinaï et plus loin dans son espace. Or Israël aussi veut maintenir le Hamas, parce qu'elle craint que d'autres extrémistes, plus violents, ne prennent le pouvoir à Gaza. C'est une idée à courte vue, car elle fait fi du peuple de Gaza qui en a sans doute assez de cette dictature. Il est vrai que si ce peuple comporte beaucoup de modérés (à vérifier), qui veulent d'abord vivre plutôt qu’envoyer des missiles, on constate qu’ils n’expriment pas souvent leur modération. Mais ailleurs aussi, en Europe par exemple, on ne voit pas beaucoup (et c'est un euphémisme) les musulmans modérés manifester contre des attaques antijuives avérées venant de leurs extrémistes. Tout à l'heure, une ex-diplomate israélienne, travailliste, Colette Avital, m'a assuré le contraire, sur un plateau télé où nous étions interviewés : elle a dit qu'il y a eu des manifestations massives de musulmans à Bruxelles pour dénoncer l'attentat islamiste contre le Centre culturel juif, attentat qui a fait des morts. Comme quoi, il suffit d'affirmer ce qu'on souhaite, et d'y croire, pour s'envelopper d'une néo-réalité et même pour la diffuser.
    J'écoute la radio, assez froide et objective, avec de bons programmes, tous entrecoupés à des fréquences variables par Des « Alerte à… » : suit le nom du lieu, quel qu'il soit, ou la sirène se fait entendre. De sorte qu’un discours savant, technique, religieux, de pub ou d’info, peut être coupé quatre ou cinq ou dix fois en cinq minutes ; l'orateur reprend sa phrase, continue son propos qui peut encore s’interrompre. La pression est là, et on passe outre. À propos de pub, il y en a une qui insiste : Ne restez pas seuls, venez habiter dans une résidence agréable, à l'abri, avec  une vie sociale riche, des voisins sur qui vous pouvez compter… Etonnante sensibilité du tissu social qui, dès qu'un besoin est possible, l’accentue, le transforme en créneau marchand, offre le produit, et active la vente à la faveur des événements.
    Bien sûr, les angoisses des Israéliens  face aux missiles restent une maladie de luxe à côté des deux-cents morts et mille blessés de Gaza. Ces victimes sont un des sujets majeurs de discussion ici. Des gens dénoncent les aviateurs qui ont manqué de précision. Quand on voit le tissu urbain de Gaza, cela laisse rêveur. Les tunnels d'où partent les roquettes et missiles sont creusés sous les maisons, les écoles, les hôpitaux, et même sous des mosquées. D'après des enquêteurs sérieux, 2000 familles à Gaza vivent l'industrie des tunnels, du travail qui consiste à creuser toujours plus loin et plus profond (Il y a quelques années, quand les tunnels commencé à se développer entre Gaza et l'Égypte, pour y faire passer des roquettes, la presse française en niait l'existence, faisant ainsi des actions israéliennes qui les bombardaient, des attaques pures et simples contre la population. Celle-ci, toute la semaine passée, était soigneusement prévenue qu'il fallait évacuer tel ou tel bâtiment sous lequel était creusée une plate-forme de tirs. Cela ne change rien à l'image que certains peuvent se faire d'Israël – massacreur d'enfants -, mais il paraît que juridiquement, côté lois internationales, ça se tient : en cas de conflit, interdit de bombarder une maison, sauf si on prévient les habitants qu'il faut l'évacuer parce qu'une batterie de tirs s'y trouve. 
    Reste que dans un tel conflit, plus on  a raison, plus on a tort, puisqu'une des parties brandit ses victimes comme le signe principal de sa force ; ses victimes qu'elle a elle-même prises en otage afin de prouver, par leur mort, que l'ennemi est barbare ; sauf s’il se laisser bombarder sans réagir. Il est vrai que la protection par le « bouclier de fer » est de loin la plus élégante. Mais cela reste tout de même humiliant de devoir courir aux abris, surtout pour les gens du sud de qui le font constamment, avec leurs enfants effrayés. (Une institutrice a innové là-dessus : lors des alertes, elle fait chanter aux enfants les chansons du genre : j'ai peur j'ai peur, mon cœur fait boum boum, on doit courir aux abris… Et là, ils ont des « activités ».)

    Cela nous ramène au sens de ces tirs de missiles et de roquettes. Quel est-il, puisque leur effet est si réduit ? Il y a trois jours, le Hamas a annoncé à grand bruit qu'à 21 heures précises il allait « bombarder Tel-Aviv ». Une telle assurance…  Mais j'ai pris la chose au sérieux, et me suis abstenu d'aller à un spectacle de danse contemporaine ; je suis resté travailler. Et  en effet, à 21h 07,  j'ai entendu des « boum boum » de la fusée israélienne qui détruisait tous les missiles. La même chose s'est reproduite le lendemain, avec les mêmes annonces et un compte à rebours côté Hamas, pour que ce soit plus solennel. N'importe quelle autre autorité, un peu rationnelle, aurait perdu la face. Mais ce n'est pas le cas. C’est donc que son pouvoir et son discours ne dépendent pas de la réalité. Ils procèdent d'un fonds originaire ou archaïque : de sa lecture assidue des fondamentaux de l'islam, constamment enseignés, ressassés. Les Occidentaux qui ne ressassent pas la Bible au quotidien n’ont pas d'idée sur  la ferveur agressive et sacrée que cela produit.
    Du coup, le sens de ces tirs m'a paru plus clair : c'est un rituel, par lequel un pouvoir islamiste rappelle aux autres, aux « mécréants » et aux « pervers » que sont les non- musulmans, qu'ils sont maudits, et qu'ils méritent d'être frappés. Il faut les frapper pour le leur rappeler, et se le rappeler aussi, quel que soit l’effet réel de cet acte. C'est une façon de s'acquitter d'un devoir religieux, d'une exigence de dévotion ; une façon d'honorer un Texte qui, sinon, lancerait ses appels en vain. Cela m'a ramené à mon  enfance-adolescence en pays arabe : où nous étions en paix, tolérés, « protégés », et soudain on était agressés, on recevait des  pierres, projectiles rudimentaires mais symboliques, juste pour rappeler aux dhimmis, en l'occurrence aux juifs, qu'ils doivent se faire petits (c'est  l'expression coranique littérale). C'était le cas de tous les juifs en terre arabe pendant des siècles.  A l'époque moderne, ceux d’entre eux qui vivaient dans les quartiers européens, agréables et à l'abri, n'ont pas connu ces petits rappels humiliants ; donc ils en nient l'existence, cela se comprend, narcissisme oblige. Aujourd'hui, beaucoup d'esprits modernes ignorent l'emprise du texte coranique dans un espace comme Gaza, emprise de sa « mauvaise » lecture, selon certains, mais emprise réelle et massive, en attendant que d'autres « lectures » se fassent connaître, qui expliqueront qu’en maudissant juifs et chrétiens, le Texte veut dire tout autre chose. Ces esprits donc auront du mal à comprendre que, périodiquement, le Hamas prenne Israël pour un stand de tir où les passants sont, sinon des canards, du moins des maudits  d’Allah, à qui il faut rappeler qu'ils doivent se faire petits. Ce qu'ils font, d'ailleurs, corporellement, puisqu'en courant dans les abris, surtout au sud, ils obéissent et se font petits, parfois même il se recroquevillent, se mettent à plat ventre, mains sur la tête. Il n'en faut pas plus pour que le rite s’accomplisse ; et qu'il reprenne au « feu » suivant, quand celui-ci aura « cessé »… Entre-temps, les grands politiques donneront libre cours à leur rêve : lancer de vastes discussions pour « renforcer les  modérés », pour qu'ils renversent eux-mêmes la dictature à Gaza, comme ils ont tenté de le faire dans d'autres pays arabes, avec, jusqu'à présent, un succès très modéré. On peut toujours rêver.                       

Lettre de Tel Aviv/Des pets dans le ciel qui coûtent cher

    Je suis à Tel-Aviv, car la conférence que je dois faire le 14 juillet à Jérusalem sur le thème d'un de mes livres : De l'identité à l'existence, était prévue depuis longtemps, les roquettes du Hamas m’empêcheraient-elles de tenir parole ? Je suis donc venu, et bien m'en a pris : il fait beau, et chaud (comme j'aime), la mer est bonne, il y a de temps à autre une sirène. Beaucoup, j'imagine, vont dans des abris, mais la plupart restent là où ils sont, c'est mon cas : je lève la tête, j'entends un ou deux "boum boum" assourdis, et je vois un petit nuage très haut, une sorte de pet blanchâtre dans le ciel bleu ; c'est fini. J'étais dans un pressing pour faire nettoyer mon chapeau (c'est rare à Paris, mais ici, pour peu qu'un travail soit bien payé, on le fait) ; l'homme du magasin me dit : il y a une alerte (je n'avais pas entendu, trop distrait ou absorbé). – Et alors? – On va l'abri. On y va, cela consistait à entrer dans l'immeuble par derrière, on s'y retrouve à cinq ou six, je dis bonjour en souriant, un ou deux répondent, les autres semblent tendus, et au bout d'une minute 30, on revient au magasin, et on reprend comme si de rien n'était. J'imagine que dans les villes plus proches de Gaza, cela doit se produire 30 ou 40 fois par jour, c'est très embêtant, mais ça n'empêche pas de vivre. C’est même angoissant pour des personnes fragiles, il y en a comme partout, et elles parlent de trauma ; pourquoi pas ? C'est d’autant plus vrai lorsqu'elles ont perdu quelqu'un lors d'attaques antérieures, il y a plus de deux ans ; mais aujourd'hui, pour l'instant, il y a dans tout le pays quelques blessés légers et un blessé grave. Je dis bien pour l'instant : la peur, quand il y en a, porte sur l'avenir, comme toujours ; sur l'inconnu ; pas sur le présent.
    En revanche, le nombre de victimes à Gaza dépasse la centaine, et pourtant, ici, on parle des nombreuses précautions que prend l'armée pour viser là-bas des cibles. Et je n'ai vu personne qui ne soit sensible aux épreuves de la population là-bas. Mais la règle du jeu est claire : le Hamas place ses positions de tir en creusant sous des lieux très habités ; c'est l'éternelle prise d'otages des civils. Je me dis que ce qu'il impose aux habitants de Gaza est plus grave et plus lourd, sans commune mesure, que ce qu'il impose aux habitants d'Israël. Les gens de Gaza, eux, ne peuvent pas dire un mot, ils se feraient tuer comme traîtres, comme prenant le parti de l'ennemi. On a donc un million et demi d'habitants soumis à un groupe fanatique dirigé par des psychopathes dont on ne voit pas l'objectif, à supposer qu'ils le voient eux-mêmes. Que veulent-ils avec ces tirs sur des lieux habités ? Terroriser la population ? Ils en sont loin, ils arrivent tout juste à gêner, et cette gêne est contournée. Ce qui pourrait les calmer, les adoucir, les réconcilier avec la vie, ce serait qu'il y ait beaucoup de morts israéliens, mais ça, c'est difficile voire impossible à obtenir. Il faudrait désactiver les fameuses « coupoles d'acier » qu'Israël a mises en place, qui n'ont rien d'une coupole : c'est une fusée qui part dès que l’alerte est donnée et qui tire sur tous les projectiles qu'elle « voit ». Elle en rate quelques uns mais ça protège. Des chercheurs tenaces, des mathématiciens subtils ont travaillé pour produire cet objet intelligent qui affronte des objets aveugles, lancés vers des lieux habités, qui ratent presque toujours leur objectif. En revanche, les attaques sur Gaza n'atteignent pas toujours leur cible sont victimes collatérales ; nulle technique ne peut vaincre la logique de prise d'otages. Mais ces victimes, non seulement nul ne s'en réjouit, mais beaucoup ici les déplorent avec force.
    Ce conflit oppose en fait deux logiques : les uns jouissent de vivre, de s’abriter, et d’échapper aux projectiles, les autres jouissent d’exposer les leurs, de les voir victimes car c’est leur seul drapeau valable. Quand on a pour seul faire-valoir le nombre de morts chez les siens et chez les autres, on est une entité morbide. Bien sûr, c'est une grande victoire d'atteindre Tel-Aviv, une victoire pour les engins, mais atteindre cette ville sans la toucher doit être encore plus frustrant.
    Je demande souvent autour de moi : « Pourquoi ces tirs du Hamas? Qu'est-ce qu'ils veulent, d'après vous ?  – Ils veulent montrer qu'ils sont forts. – Admettons-le, ils sont forts, et après ? -Ils veulent montrer qu'ils sont très forts. – Admettons-le aussi. – Eh bien, ça leur permet de tyranniser leur peuple. – C'est donc contre leur peuple qu'ils agissent, une fois de plus ? – Il faut croire… ». Mais leur peuple n'est pas près de les affronter. Ils  l’humilient, mais ils lui donnent en échange des signes extérieurs de force, fût elle vaine.
Mahmoud Abbas, le chef de l'autorité palestinienne a demandé un cessez-le-feu sans condition de part et d'autre. Le Hamas le dénonce comme agent d'Israël. L’aspect lutte de pouvoir pour contrôler les masses arabes de la région – n'est donc pas négligeable.
    J'ai l'intention de rester ici bien au chaud après ma conférence, encore quelques jours (il paraît qu’il fait mauvais à Paris). Je ne sais pas quelle idée on donne en France et en Europe à l'opinion, sur ce prétendu « champ de bataille ». J'ai eu l'écho de quelques personnes qui devaient venir et qui ont annulé leur voyage : il y a trop d'alerte, j’ai peur que nous ne soyons pas à l'aise…; et bien d'autres façons d'exprimer la peur; une peur compréhensible, même si la réalité proclame sur tous les tons que cette peur est sans objet. Pour certains, c'est justement la vraie peur, celle où s'exprime leur narcissisme à la fois fragile et tenace. C'est leur droit. Ici même, on entend des récits à la radio (j’aime ceux de la radio, les mots y ont tout leur poids), et beaucoup témoignent, ils disent qu'ils ont été angoissés, qu'ils ont entendu les sirènes, qu'ils ont couru vers les abris, et qu'heureusement l'explosion n'a fait ni dégâts ni victimes. C'est ce qu'on entend en boucle, mais les gens ont besoin de le dire, et c'est normal. Il y a grande fraternité, une solidarité, très ponctuelle. J'étais à vélo, j'aime parcourir le littoral de Tel Aviv d'un bout à l'autre par grand soleil, et j'ai vu de loin un cycliste tomber: quatre hommes ont couru vers lui, dont deux qui ont arrêté leur voiture. L’homme s'est relevé tout seul, ils sont repartis déçus : ils voulaient aider quelqu'un.
    J'ai entendu le ministre des affaires étrangères d’ici, dire qu'il va bien falloir reprendre Gaza et tout nettoyer, car « aucun pays ne peut supporter »… etc., etc. Cette idée qu'il faut en finir une fois pour toutes, régler le problème pour de bon, quand elle s’implante dans certaines têtes « résolues », il est presque impossible de l'en arracher. C’est ainsi, il y a des gens qui n'ont pas le sens de l'infini, de l'insoluble qui s'attache à certains problèmes, lesquels sont faits pour être vécus et non pour être résolus. Il n'y a pas de solution définitive. Cela énerve au plus haut point le sens pratique de certains, israéliens ou non. Suite à une « Psychanalyse du conflit », publiée il y a dix ans, j'ai dit entre autres qu’il y aura souvent la paix, mais qu'une
solution finale est exclue. Il faudrait pour cela que, face à l'islam, le peuple juif disparaisse ; or Hitler a fait l'impossible pour y arriver, en vain. C'est une des leçons à tirer de son aventure. Et l'islam, en retour, même si ses éléments éclairés acceptent et apprécient l'existence du peuple juif, produira toujours assez de fanatiques pour les faire taire et imposer le refus de toute souveraineté juive. Ces fanatiques ont beau savoir, par devers eux, que c'est en vain, cela leur donne une jouissance suffisante pour se maintenir.
    Les Israéliens, eux, sont avant tout des pragmatiques, ils veulent travailler, faire des affaires, du business, des projets, des trouvailles technologiques, ils n'ont pas le temps ou la place dans leur tête pour nourrir de la haine. C'est coûteux et ça ne rapporte rien. Tous ces conflits les gênent plus qu'autre chose, sans entamer, et pour cause, leur désir d'exister, qui est increvable. Parfois, quand j'entends des témoignages du genre : on a 50 alertes par jour, ça dérange le travail, les études, les déplacements, et pourtant on tient bon, on a célébré hier un grand mariage, etc., ça me rappelle le Maroc où j'ai vécu : on était en paix, mais on pouvait être brimés ou insultés à tout moment, sans recours. La veille d'une fête, un envoyé du pouvoir pouvait débarquer et rançonner la communauté d'une somme énorme, qu'il fallait payer sur le champ, si on voulait passer la fête tranquillement. Les récits de mes parents étaient pleins de ces histoires. En tout cas, la fête avait lieu, et on se réjouissait, puisque c'était la fête. C'est une grande force de pouvoir allier dans sa vie, à tout instant, la détresse et la joie.

Parasha de Pinhas (Nombres 25,10 à 30,1)

    C'est un ensemble de récits, de lois, de dénombrements, qui semble hétéroclite et qui pourtant est unifié par l'idée de transmission, dont le signifiant n'est pas explicite, mais il est pleinement à l'œuvre. Qu'on en juge.
    Pinhas arrête, par un geste violent, la propagation du fléau qui ravageait le peuple, fléau qui nous est présenté comme l'effet d'un épisode auto-destructif, où le peuple, pourtant protégé par la parole qui le porte et le bénit, se livre avec les filles de Midiane à une orgie idolâtre, – symbole d'un arrêt de la transmission, celle-ci étant dissoute dans la pure présence des corps jouissants. Le double arrêt (érotique et mortifère) une fois conjuré, l'histoire peut reprendre. Ici elle est ponctuée par le fait que Pinhas symbolisera la transmission de la prêtrise, de génération en génération. Cette transmission était acquise en principe, puisqu'elle fut formulée à propos d'Aaron, mais elle est  reprise et ancrée dans ce personnage dont le geste a servi de pharmakon assez violent pour protéger le peuple de la dérive idolâtre, elle-même portée par l'érotisme qui veut comme tel se donner pour sacré.
    Elle est aussi ponctuée par la guerre ouverte faite à Midiane.

    Pourquoi l’acte de Pinhas est-il louable, c'est-à-dire pourquoi l’être divin-parlant donne-t-il un tel prix à cet acte? Parce qu'il abolit symboliquement la défaite du peuple sous l'effet de la séduction par des femmes idolâtres, défaite pulsionnelle devant la partie féminine archaïque et sacrée de Midiane (figurant ici les nations idolâtres). C'est donc un coup porté au couple emblématique, et à travers lui, à l'idée d'assimilation sous le signe de la convivialité minimale et ultime : la vie en couple. Cet acte réel est donc très fort symboliquement. N'oublions pas que même le roi Salomon a dû céder à ses femmes idolâtres en bâtissant rien de moins qu'un temple pour leur déesse face au Temple de Jérusalem  qu'il avait lui-même fait bâtir. C'est dire que l'adversaire en question est imparable. Balak est défait, il envoie sa fille ; son peuple est vaincu, il envoie ses femmes. Aujourd'hui même, s'agissant d’un conflit tel que celui du Proche-Orient, j'ai entendu de la bouche de responsables palestiniens que c’est par la natalité qu'ils comptent emporter le morceau ; par l'action massive et concentrée de la Femme génitrice. Je leur ai dit qu’à mon sens, il y a quelque chose dans l'histoire humaine qui s'oppose à ce que l'argument biologique (ou pulsionnel) ait le dernier mot.

         Ce qui vient ensuite, dans ce texte bien composé, c'est le dénombrement du peuple ; acte de transmission étonnant, car c'est tout simplement le saut d'une génération à l'autre : le peuple est dénombré , du moins sa partie masculine, comme si les femmes ne comptaient pas ou comme si leur présence était une permanence d'une génération à l'autre puisque c'est elles qui produisent le passage. En tout cas, le peuple est dénombré, et on nous dit que, à l'exception de deux hommes, Josué et Caleb, aucun d'entre eux ne faisait partie du peuple dénombré par Moïse 40 ans auparavant. C'est là une sacrée transmission : c'est le même peuple et il est entièrement différent.
    Le fait que les femmes ne soient pas comptées va resurgir sous la forme des filles de Tsélofhad, dont le père n'a eu aucun fils, et qui demandent une part à la terre, lors de son partage, pour que le nom de leur père reste vivant. Cela leur est accordé, par la parole de l'être même, Moïse ne sachant quoi dire. Ce cas qui semble singulier est en fait universel : les filles comptent au nom de leur père. Cela confirme que si elles ne figurent pas dans le dénombrement du peuple, c’est qu’elles en sont pour ainsi dire le fondement permanent et continu. L'histoire des filles de Tsélofhad va donc moduler et même transformer cette réduction des femmes du peuple à la conception des enfants du peuple. Les filles comptent dès lors qu'on prend (et qu'elles prennent) en compte leur père. (Rappelons que les filles de Job héritent au même titre que ses fils). Donc, les filles et les femmes deviennent l'indicateur de la manière dont le père compte, notamment pour elles ; leur emplacement dans l'héritage et la lignée reflète l'état du symbolique au niveau de la transmission. C'est donc la un joli retournement : si les filles ou les femmes se réclament de leur père, elles comptent en tant que filles et que femmes. Sinon, elles fusionnent avec une sorte de Mère globale, de Génitrice géante, de force archaïque multiforme, certes essentielle qui conditionne  biologiquement la transmission, mais qui n'y est pas à part entière, ou qui n'y serait qu’à moitié.
    Or invoquer le père, pour une femme, c'est le premier pas pour reconnaître l'autre sexe, la différence sexuelle fondatrice de la transmission.  C'est aussi considérer que l'enfant qu'elle mettra au monde ne peut pas être programmé comme sans père.  Ce sont là des choses qui méritent d'être rappelées à une époque où l'hétéro-phobie fait rage, et où ceux qui pourraient lui objecter, notamment lui rappeler qu'elle ne peut pas faire loi, sont menacés d'être pointés homophobes.

         Puis c’est l'ordre donné à Moïse de… rejoindre les siens, c'est-à-dire de mourir, tout comme son frère Aaron ; mais après avoir contemplé, du haut de la montagne, la terre qu'il va partager pour le peuple, la terre qu'il va transmettre sans y entrer.
    D'où la nécessité qu'il transmette son pouvoir à Josué. Ce qu'il fait, sur l'ordre de YHVH, qu'il invoque à cette occasion en des termes précis : souverain des souffles de toute chair ; une bonne approche du divin, comme le lieu d'être où tous les souffles qui animent toute chair se rejoignent, et reprennent leur souffle ou le renouvellent périodiquement ; souffle humain ou animal, peu  importe, souffle de vie de toute chair vivante.
    Et YHVH désigne Josué à Moïse, il le désigne comme successeur en disant qu'il y a en lui un souffle, sous-entendu : divin, originel (n'oublions pas que son nom signifie : c’est l’être qui sauve ; et ce n'est pas un hasard si dans le montage chrétien le nom du sauveur est identique à celui de Josué). Moïse pose ses mains sur Josué et lui transmet une part de sa majesté (hod), c'est-à-dire de son souffle.

         Puis vient le long rappel des offrandes et des sacrifices qui ponctuent les fêtes du peuple hébreu, en commençant par le shabbat, le renouvellement du mois, et en suivant toute la série des fêtes commémoratives depuis la Paque jusqu'à Souccot en passant par la Pentecôte le nouvel an et Kipour. En quoi les sacrifices sont-ils un acte de transmission ?
    Voyons d'abord par quoi ils sont remplacés, depuis la ruine du second Temple. Ils le sont par des foules  qui donnent en offrande leur présence parlante, leurs corps rassemblés pour dire où pour chanter des textes qui parlent de la transmission, celle de leurs fêtes, celle des temps forts de leur histoire ; des textes  qui évoquent, invoquent et commémorent ; qui sont comme tels une transmission du peuple à lui-même et aux générations suivantes.
    Mais revenons au sacrifice comme tel: il est conçu pour transférer à l'animal, pour lui transmettre, souvent par imposition des mains, l'excès qui nous atteint, l'irruption d'altérité qui nous submerge, en mal comme en bien. On transfère le passif vers le feu de l’être et vers les prêtres intercesseurs, et l'on reçoit en retour un symbole d'évidemment, de libération, d'acquittement. On faisait ces sacrifices pour se transmettre un rapprochement avec le lieu du divin, le lieu où le divin fait habiter son nom. Donc un rapprochement avec le lieu des appels d'être que l'on espère bénéfiques, une fois évacué l'excès, d'angoisse, de suffisance, de déficience ou de sottise. Le sacrifice, et ce qui le remplace, est un acte pour se transmettre une proximité à l’être, supposé bénéfique par l'acte même qui recherche ce rapprochement, au moyen d'une perte consentie, celle de l'animal. Aujourd'hui, dans nos mentalités fonctionnelles, on ne mesure pas à quel point l'absence de ce tiers, de cet « objet » concret vivant qu’est l'animal, et la mise à mort qu'il subit à la place des effets de mort qui visaient le sujet, à quel point cette absence menace de vanité les prières qui prétendent remplacer le sacrifice. Mais que faire d'autre, sachant que de toute façon, le sacrifice est prélevé sur la chair vive des sujets et sur le souffle qui l’anime.

Parasha de Balaq (Nombres 22,2 à 25,9)

    « Voici, les Hébreux, en plein désert, viennent de subir plusieurs fléaux et massacres pour avoir trahi YHVH, et ils arrivent devant la terre de Moab – dont le roi, pris de panique, fait appeler le prophète Bilam pour qu’il vienne les maudire (au nom de Dieu)[1]. Bilam "consulte" Dieu, qui lui répond: "Tu n’iras pas les maudire, ils sont bénis". Bilam dit aux envoyés: "Je n’irai pas". Le roi insiste. Bilam re-consulte, et Dieu répond: "Vas-y". Bilam enfourche son ânesse, et en route un messager divin, l’épée à la main, se met en travers du chemin. Pourtant, Dieu était d’accord… L’ânesse est seule à voir l’«ange», elle ne peut pas avancer; Bilam la frappe, alors elle parle: «Pourquoi me frappes-tu?». Et le messager se montre à lui: «Pourquoi la frappes-tu?». Bilam: «Je ne savais pas que tu te tenais sur le chemin à ma rencontre et maintenant, si c'est mauvais à tes yeux [que j'y aille], je m’en retourne! –Non, va, et tu diras ce que je mettrai dans ta bouche»[2]. Il y va. Sur les lieux : sacrifices, inspiration… Puis il parle («il lève sa métaphore et il profère»[3]), et voilà qu’il bénit les Hébreux. Par trois fois, car Moab, après chaque bénédiction, cherche un autre lieu, un autre «point de vue» d’où il pourrait les maudire"[4].
    Dans son poème, Bilam dit entre autres: «Dieu est-il un homme pour changer d’avis?» Or maints passages du Livre – et celui-ci justement – montrent YHVH changeant d’avis, y compris sur son peuple. Quelques lignes après ce passage, ce même Dieu, qui empêche qu’on les maudisse, se déchaîne contre eux parce qu’ils se sont laissés séduire par les femmes moabites, qui les ont attirés vers leurs idoles; et aussitôt après le massacre (comme ailleurs, après la décision les effacer), il leur donne des lois pour la suite, quand ils seront en terre promise… Ainsi, c'est la transmission qui l'emporte toujours.

    On pourrait chercher là une ligne causale, en vain. Pourtant, c’est la «logique» même de la vie: éclatée mais non absurde; cohérente par endroits mais cassée dans l'ensemble, impossible à globaliser. Les failles qui cassent le jeu ouvrent d'autres jeux. Et lorsqu'on donne une totale cohérence à la faille de l'être, cela produit beaucoup de bêtises.
    Donc, Balaam veut bien maudire Israël (du moins il essaie: à trois reprises, il fait dresser sept autels et sacrifier bœufs et béliers), mais YHVH ne lui inspire que des paroles bonnes. Alors que, peu avant cet épisode et peu après, YHVH fulmine contre son peuple pour telle ou telle turpitude. En somme, avis aux grand naïfs: l'être-YHVH malmène les Juifs mais il les aime; inutile d'espérer le fixer dans sa colère; il y aura toujours en lui (il y aura toujours dans l'être) une parole bonne en leur faveur, "parce que" le point singulier qu'ils incarnent (tant bien que mal) est essentiel. Or comme on sait, dans certaines religions qui réadaptent la Torah à leur profit, l'idée maîtresse est que Dieu a maudit les Juifs pour toujours, à cause de leurs péchés; notamment du péché de ne pas entrer dans ces nouvelles religions. Lesquelles ont une façon de "fixer" le désir divin (alors que son désir est changeant comme la vie, modulé sur la vie) – qui leur fait méconnaître l'esprit de ce désir.
    YHVH menace souvent d'exterminer son peuple : c'est la façon qu'a eue ce peuple de dire son angoisse, sa peur d'être exterminé par des forces supérieures. Cette angoisse est restée actuelle, nourrie par la mémoire et par le refus de la mémoire; par la religion et par l'irréligion. Dans la Torah, la menace d'anéantissement est clairement dite par YHVH à Moïse, plus d'une fois. Plus tard, elle est dite – et nuancée – par des prophètes (Isaïe, Jérémie, etc.). A d'autres moments, comme dans l'épisode d'Esther, ou en plein XXème siècle, ou de nos jours, elle n'a même pas à être dite – par YHVH ou un prophète -, elle est là, clamée par la réalité, avec une force assourdissante, comme si l'être-parlant avait concentré toute sa force pour qu'elle soit dite et dévoyée. »[5]

    Tout cela signifie que la Torah a prévu que la singularité féconde du peuple juif induirait chez des nations le besoin de le maudire, ou d'en médire; qu’elle induirait la fameuse vindicte antijuive qui court le long des générations, et qui prend sa source bien avant les deux autres monothéismes. La Torah l'a prévu, et a mis en scène dans cet épisode, l’envie jalouse de  maudire ce peuple et la vanité de  cette envie ; non pas, encore  une fois, parce que ce peuple est parfait, mais parce qu'il transporte avec lui, dans son existence même, le travail d'une transmission d'être, d'un rapport à l'être qui intègre la faille, ce qui le rend indestructible puisqu’il intègre les catastrophes ; de cela témoigne parfaitement sa survie.

    Ajoutons quelques précisions.
    Lorsque Bilam part avec les gens de Moab (qui sont venus le voir avec des objets divinatoires), il a déjà deviné, à travers toutes les réticences de la parole divine qu’il a perçue et l'épisode de l’ânesse, qu’il ne part pas pour obéir simplement aux ordres de Balaq et pour maudire les Hébreux. Sans recours divinatoire, il a eu largement le temps de méditer sa mise en scène solennelle, et il connaît le résultat : bénir Israël. Sa divination est plutôt facile. Même si, avec l'épisode de l’ânesse, il témoigne d'un fantasme narcissique énorme : il pense maîtriser l'inconscient ; puisqu'il dit à l'ange divin qui soudain apparaît et lui reproche d'avoir frappé l’ânesse : mais je ne savais pas que tu étais la. Autrement dit, le fait que l’ânesse se soit coincée par trois fois ne l'amène pas à se questionner, alors qu'il l’a connue depuis toujours comme obéissante. Du coup, sa réponse est assez pataude : excusez-moi je ne savais pas que vous étiez là… Pour un homme inspiré, c'est un peu court.
    On peut dire qu’en fait Bilam poétise. Son premier poème est le simple constat que YHVH a béni Israël et que ce peuple ne se confond pas avec les autres, qu'il est en somme distingué, et nombreux ; c’est facile à voir.
    Il comprend d'avance (et cela aussi n'est pas difficile) que les deux prochaines tentatives de maudire ce peuple vont connaître le même sort : être  des  paroles positives. Donc il va clamer que YHVH ne change pas d'avis (par rapport à la première bénédiction, symbole de la bénédiction première faite au peuple hébreu, sur laquelle YHVH ne revient pas, et qui porte toute la transmission). Son second oracle est beau poétiquement, mais le message en est très simple : YHVH protège son peuple, et celui-ci « se lève comme un léopard, se dresse comme un lion, il ne se reposera qu'assouvi de carnage… Ce n'est pas une prévision audacieuse, quand on voit que la guerre est imminente, que ce peuple nombreux est déployé, impatient de conquérir sa terre promise..
    C'est dans le troisième oracle qu'il se lâche un peu pour conclure : qui te bénira sera béni, qui te maudira sera maudit (il s'agit du peuple hébreu)
    Et à la fin, après la rupture avec le roi de Moab ulcéré de n'avoir pas eu ce qu'il voulait, Bilam se libère et exhale poétiquement quelques prévisions : Israël écrasera les sommités de Moab, il vaincra Edom ; Amaléq est voué à la perdition, Canaan aussi… Bref, il a compris (ce dont Moab n’avait aucune idée) qu'il y a une alliance, qu'elle se transmet, que sa transmission est fondatrice de l'existence et de la survie de ce peuple ; que les autres peuples alentour n'ont pas cette transmission, qu'ils sont donc voués comme tels à disparaître.

    Puis c'est la réalité pulsionnelle qui reprend ses droits : les fils d'Israël vont avec les filles de Moab, qui les attirent dans leurs fêtes idolâtres, c'est la corruption ; le fléau s'abat sur le peuple hébreu, 24 000 morts. Ce que les hommes de Moab n'obtiennent pas, les femmes de Moab l'obtiennent. Ce que la guerre n'obtient pas, l'assimilation et la corruption y arrivent. D'où le fléau, ravageur – et purificateur, comme souvent dans ce texte.
    Et le fléau s'arrête quand le petit fils d'Aaron, Pinhas, transperce de son javelot un couple emblématique qui venait copuler jusque près de la tente sainte : un hébreu et une midianite. Auparavant, YHVH avait lancé à Moïse cet ordre fou et salvateur : prends tous les chefs du peuple et fais-les pendre au nom de YHVH à la face du soleil, pour que la colère divine se détourne d'Israël. Moïse se contente de demander qu'on tue tous ceux qui se sont livrés au culte idolâtre avec les filles de Moab et de Midiane. YHVH ne se rebiffe pas devant cet ajustement.


[1] . Nombres 22.

[2] . Nombres 22, 34. L'ange lui avait dit (v. 32): "N'as-tu pas vu que je suis sorti en Satan [pour déranger]".

[3] . Nombres 23, 7.

[4] . De l'ânesse qui parle (comme du Serpent qui parle à Eve, ou des collines qui dansent), de grands ratiocineurs se sont moqués. Ici, cette parole animale est une bonne métaphore de la lutte intérieure de Bilam entre son intérêt et les contraintes du symbolique. Lutte pathétique entre la soumission à Dieu et la haine du peuple "élu". Cette sorte d'amour haineux rend le Dieu même de Bilam ambivalent et tortueux.

[5] Extrait de nos Lectures bibliques (Odile Jacob, 2007), pp 207-209