Archives mensuelles : août 2014

Huitième lettre sur la guerre de Gaza/Paradoxes de la phobie

    
    Un ami m'a transmis des images montrant une petite « manif » pro-Hamas à New York[1] ; un cortège organisé, avec des jeunes très décidés et le slogan : « Palestine will be free ! » Soudain, des passants pro-Israël, rejoints par des marchands juifs sortant de leurs boutiques, marchent ensemble, et leur foule, d'abord réduite, ne cesse de grossir, et pousse ce cri : « Israël ! Israël ! » Elle déborde la première « manif », qui se dissout très vite, et où celui qui replie les banderoles crie, avant de s'en aller : « Allahou akbar ! » Ce qui m'a frappé, c'est l’aspect radical des mots d'ordre, dans leur grande simplicité. Libérer la Palestine semble évident : un peuple opprimé doit se libérer. Mais le sens profond du mot apparaît : il faut libérer la Palestine de la présence d'Israël ; il faut donc supprimer celui-ci. Et comme cela semble impossible, on a un premier paradoxe : ce projet radical de libération sacrifie les Palestiniens, ne leur donnant aucune chance d'avoir un jour leur État. Ce qui se présente comme « soutien aux Palestiniens », et qui se réclame d'une évidence, revient à se réclamer d’eux en vue d’une guerre interminable, qui a pour but la suppression de l'État juif, et non la restitution des territoires ; puisque, Gaza restitué, si l'on suppose que la West Bank l’est aussi, cela ne fait pas une Palestine libérée, tant qu’il reste Israël. La seconde « manif », elle, se contente de nommer Israël, de l'appeler à persister dans l'existence. Tout cela semble assez clair. Mais avec cette ponctuation : les premiers rattachaient leur slogan à l'islam, dont le mot d'ordre signifie, non pas comme certains le croient, Allah est grand, mais Allah est le plus grand : la version islamique du divin est plus grande que celles qui la précèdent (juive et chrétienne). C’est conforme au projet coranique d'englober ceux qui le précèdent, s’ils sont de bonne foi. Et comme ils ne le sont pas, visiblement, puisqu'ils persistent dans leur être, ladite formule, qui se veut universelle, reste une formule islamique, célébrée par tous les djihads.

        De même, la formule « Palestine will be free », qui se veut universelle, via la « libération des peuples », reste une formule islamique qui dit la primauté de l'islam sur cette terre singulière, face à l’autre transmission, celle des Hébreux, par laquelle cette terre est « possédée », depuis des siècles auparavant jusqu'à nos jours.

        J'ai précisé tout cela dans deux de mes livres[2], mais il semble qu’il faille du temps pour comprendre que ce problème n'a pas de solution finale, qu’il y aura souvent la paix, et que l’objectif des combattants palestiniens n'est pas de récupérer les fameux Territoires – si ce n'est comme base élargie de leur effort (c’est le sens du mot djihad) pour supprimer l'État hébreu, efforts qui se contente aujourd'hui de piétiner sa souveraineté.

        Là-dessus, un lecteur me rapporte son dialogue avec un collègue musulman, qui éclaire bien l'impasse de l'identité inclusive :
    Le collègue : « Je vous trouve, vous les Occidentaux, un peu tordus ; on vous a fait une religion, l'islam, où il y a tout, on y a mis Moïse, Jésus, les prophètes hébreux, le christianisme, que voulez-vous de plus ? Pourquoi refusez-vous de reconnaître que vous êtes musulmans ? »
    Mon lecteur : « Mais je ne veux pas me convertir à l'islam, moi ! »
    Le collègue : « Et qui vous le demande ? Vous n'avez pas à le faire, vous avez juste à reconnaître que vous êtes musulman puisque cette religion intègre tout le monde. Après tout, muslim, musulman signifie soumis à Dieu, libre à vous de l'appeler autrement, il faut juste reconnaître qu'on est dans la même soumission. »

        Et le lecteur s'est plaint à moi : « Je n'ai pas réussi à lui faire comprendre que son truc était du forçage pur et simple, que chaque courant humain a son identité, qu'il la pluralise comme il veut ou comme il peut, mais qu'il n’y a pas à entrer tous dans un même sac identitaire. » – Et vous lui avez dit cela ? demandai-je ; – « Non, j'étais un peu sidéré. Mais après coup, on en a reparlé, j'ai même pu lui dire que son Allah déteste trop les Juifs pour que je puisse y adhérer. À quoi il répondait : « Justement, si vous adhérez, il n'y a plus d'autre à détester !  Bref, si on disparaît comme tels, on ne sera plus détestés. En fait, il avait beaucoup de mal à comprendre qu'on refuse de s’inclure dans l'arrangement identitaire que l'islam a composé il y a 13 siècles. Il en oubliait que même chez les musulmans, cela ne règle rien, puisque beaucoup d'entre eux se combattent et se détestent, s'accusant de n'être pas de vrais musulmans… »
    Comme quoi, être tous dans le même sac, n’assure pas que dans ce sac règne la paix. Mais c'est un fait que rejoindre une identité englobante, (plutôt que disséminée, indéfinie ou éclatée), peut attirer bien des jeunes sans repère ou sans « père ». J’ai des exemples où, dans des classes de banlieue, un jeune qui veut rejoindre un groupe actif et chaleureux de copains se convertit à l’islam ; et sans devenir un activiste, il épouse la cause identitaire.

        Il importe de mieux voir ce que révèle ce conflit en Europe ou en Occident.

        L'Occidental semble avoir perdu le sens de la passion agressive, de la haine ou de l'amour sans borne au niveau collectif. L'a-t-il perdu depuis qu'il l’a payé de deux Guerres mondiales délabrantes, y compris psychiquement ? En tout cas, ce qu'il veut, c’est que le collectif ne gêne pas sa tranquillité, sa sphère d’individu, sa jouissance narcissique (fût-elle souffrante) ; il veut que le collectif soit pris en charge par la passion gestionnaire. C'est même au nom de cette passion que l'Europe  veut s'agrandir, doubler l'Amérique, devenir la plus grande puissance mondiale, à côté de la future Chine ou devant elle. Il est vrai que plus elle s'agrandit, plus elle devient impuissante à agir ; et cela lui convient bien : elle n'a pas envie d'agir, elle-même et ses membres ont trop peur de l'affrontement, de l’ameutement qui lui revient de l’intérieur. L’Europe a peur de l'autre et l'autre le sait, et il est décidé à en profiter. Face à ce qu’exprime la violence qui se réclame de l'islam (et de son besoin de pénétrer la société où il se trouve), l'Europe a peur, tout simplement. Elle a peur comme un homme poli en cravate qui a éludé dans sa vie tout conflit, voire toute forte expérience, transpire de peur devant un homme passionné ou violent, qui joue son identité sur un seul geste, qui est prêt à passer à l’acte si on le contrarie un peu. En Europe, y compris en Angleterre, on peut critiquer les chrétiens, les juifs ou les laïcs, on ne peut pas critiquer l'islam.

        Une amie m'a envoyé des citations sur l'islam, provenant d'auteurs connus, aussi différents que Malraux, Bossuet, Tocqueville, Condorcet, Schopenhauer, toutes très critiques ; ponctuant son envoi par ce petit cri du cœur : « À l'époque, ce n'était pas de l’islamophobie ! (de dire cela) ». Et pour cause : ces auteurs n’avaient pas des voisins musulmans pour les culpabiliser : « Tiens ? On ne vous savait pas islamophobe ! On croyait que vous étiez des amis … » Certes, les auteurs se seraient écrié : « On vise une idéologie, qui est en plus une religion, l’islam ; et vous n’êtes pas l’islam, vous êtes un être pensant, autonomme, capable de critique, etc… » En outre, à leur époque, il n’y aurait pas eu un cortège de jeunes islamistes qui leur auraient jeté des pierres pour protester contre leurs propos[3]. Aujourd'hui, les choses ont changé, l'Européen a été mis au pas par l'activisme islamique ; il a peur de l'islam, ses institutions aussi ; la plupart expliquent leur peur en ces termes : « Bien sûr, on peut être strict et appliquer la loi, mais si un excité vient jeter une bombe dans le métro parisien ou madrilène comme cela s'est vu ? » Les responsables européens s’appliquent eux-mêmes la menace terroriste ; celle-ci n’a même plus à se montrer, et c’est sa meilleure tactique (du reste, si elle se montre, elle s’expose). L'opinion, elle, ne sait pas que ses gouvernants ont intégré à ce point la leçon des attentats : on fait profil bas, on censure toute critique du rapport de l'islam à la violence qui s’en réclame. Il s’ensuit ce paradoxe : le plus fort a peur ; le plus fort en Europe, à savoir l’instance étatique, européenne ou nationale, est islamophobe, au sens simple du terme, il a peur de l’islam. Et cette peur se justifie par… la peur. L’ironie de l’histoire, c'est que les musulmans d’Europe dénoncent l'islamophobie. Veulent-ils dire au pouvoir (français, allemand, européen) : N'ayez pas peur de nous ? Pour que ce soit crédible, il faudrait qu’ils dénoncent en masse leurs activistes, et c'est loin d'être le cas, car comme dans les pays arabes, la foule musulmane se réjouit de leurs prouesses au Proche-Orient ; tout en déplorant curieusement leurs excès ailleurs, (mais sans qu'on ait vu de manif contre le Califat contre Boko Haram).

         Le pouvoir, dans chaque pays d'Europe, est donc coincé entre une pression islamique qui à la fois lui fait peur et le dénonce parce qu'il a peur. Ce coinçage arrange bien les responsables, il les conforte dans leur posture phobique, où le plus fort feint d'oublier qu'il est fort, et se conduit comme s'il était faible, sauf en paroles. Par exemple, envers les Juifs, on ne peut pas dire que l'État français ne fait pas d’efforts pour les protéger (il y a des policiers devant chaque synagogue, ou presque, c'est beaucoup), et en même temps, il ne peut pas laisser dire que l'islam est antijuif, (« antisémite », selon le mot consacré). Les islamistes lui crieraient dessus, les modérés aussi, parce qu’après la Shoah, l'étiquette « antijuif » n'est pas très valorisante. On a donc des antijuifs décidés à le rester, mais encore plus décidés à empêcher qu'on le dise car ce serait insultant. C'est une variante assez rare du double-discours : des gens décidés à mériter une étiquette et à dénoncer comme injuste le seul fait de la nommer.   

        Autre effet secondaire de cette censure : elle fixe les musulmans à l’aspect antijuif de l’islam dont ils aimeraient se dégager, quand ils le voient comme désuet et trop fondamentaliste. Beaucoup d’entre eux ne se voient pas criant « mort aux Juifs ». Mais ils savent que le Qatar subventionne ceux qui le crient, et ceux qui, comme le Hamas, s’efforcent de le mettre en acte ; il les paie pour un rituel qui risque de se perdre, qu’il faut maintenir vivant ; tout comme les riches d’une religion paient pour un acte de grande ferveur, pas vraiment obligatoire, mais témoignant d’une piété plus radicale.

        On est devant un vrai drame clinique : 5 % de l'islam mondial est venu en Occident comme pour demander qu'on l'adopte, qu'on l’intègre à une pensée moderne où chaque sujet est responsable de lui-même et de son désir ; qu'on l’éduque à une pensée critique. Et voilà que « l'éducateur » a peur de mettre des limites ; est-ce comme un parent  séducteur qui a peur de dire la loi ; peur de perdre l'amour ? Il a peur tout court, parce qu'il a oublié cette violence primaire de l’ameutement menaçant. L'Occidental a perdu depuis longtemps l'habitude de se voir opposer la foule autre et agressive. La foule des siens ne lui fait pas problème, elle est déjà dévitalisée. Mais la foule autre amène le spectre de l'émeute, qui entre en scène et terrorise ceux qui ne connaissent que les dialogues, les commissions, les négociations, les représentants, etc. , les scènes tranquilles où il n'y a pas plus d'un qui parle.

        Combien de temps l’Europe mettra-t-elle à surmonter cette peur ? Les musulmans, qui dénoncent cette phobie, ne savent pas jusqu’à quel point ils ont raison, ni à quel point beaucoup d’entre eux l’entretiennent. En fait, elle imprègne surtout les responsables, donc toutes les peurs se résument à une seule : peur de perdre sa place. Le bon peuple, lui, ne la ressent pas, il assume ce qu'il pense, mais comme il voit qu'on l'empêche de l'exprimer, il le rumine et cela donne un rejet profond, qui chez certains confine au dégoût. C'est que l’islam devient pour lui le symbole, non seulement d'une idéologie qu'on rejette, mais aussi de l'impuissance où l'on est à le signifier, à dire clairement qu'on n'en veut pas.


[1] Au coin de 5th ave et 47th st., un quartier de diamantaires, d’où le titre du clip sur You Tube « Don’t mess with the diamond district. »
 

[2] Les trois monothéismes, Seuil, 1992, 1997 et Proche-Orient psychanalyse d'un conflit, Seuil, 2003.
 

[3] Propos dont le point faible est qu’ils ne laissent aucune chance aux musulmans réels de transformer leur relation avec l’islam qu’ils ont reçu. On regrette d’autant plus qu’aujourd’hui, la parole soit étouffée par crainte de l’islamophobie, donc par peur de la peur. La critique aurait des effets plus féconds que celle d’un Renan, pour qui « l’islam (…) a fait des pays qu’il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l’esprit », ou celle d’un Tocqueville qui y voit « la plus triste et la plus pauvre forme du théisme », et qui n’a « pu y découvrir une seule idée un peu profonde. » D’autres propos sont plus précis ; par exemple,  Churchill : « L’influence de cette religion paralyse le développement social de ses fidèles. Il n’existe pas de plus puissante force rétrograde dans le monde. Si la chrétienté n’était protégée par les bras puissants de la science, la civilisation de l’Europe moderne pourrait tomber, comme tomba celle de la Rome antique. » Et Malraux : « La violence de la poussée islamique (…) est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. (…) Nous avons d'eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution. » On peut aussi rappeler des points de vue a contrario ; Himmler, (Reichführer SS) : « Je n’ai rien contre l’islam, parce que cette religion se charge elle-même d’instruire les hommes, en leur promettant le ciel s’ils combattent avec courage et se font tuer sur le champ de bataille ; bref, c’est une religion très pratique et séduisante pour un soldat. »
 Et le fameux grand Mufti de Jérusalem (en 1943) : « Les nazis sont les meilleurs amis de l’islam. »
 

Parasha de Shoftim (Deutéronome 16,18 à 21,9)

    
    Shoftim, ce sont les juges.

    Qu'il faille des juges, cela va de soi ; tout groupe socialisé en a, même s’ils n’ont pas ce titre. Ce qui est demandé ici, c'est que les juges soient justes, qu’ils aient des verdicts de justice. Et c’est tout le défi. Bien sûr, il y a des jugements injustes, non conformes à l'esprit de justice, mais c’est cet esprit, cette justice (tsédéq) que l’on tente de cerner, et qui semble au départ assez claire : que chacun, riche ou pauvre, puissant ou démuni, ait sa part, la part qui lui revient . Le conflit implique un partage, et si la part de chacun, positive ou négative, doit lui revenir, c'est qu’il l’a perdue ; et cette part, où il y va de sa part d’être, doit lui venir d'ailleurs, d'un autre lieu, aussi proche que possible de la voix divine, de la voie de l’être, telle que l’indique le travail de la lettre, toujours à interpréter.

        Les précautions à prendre sont précises : 1) ne pas infléchir le jugement, ne pas le biaiser (et on le biaise en y mêlant sa personne, ses problèmes, ses idées ou ses idéaux, ses intérêts); 2) ne pas « reconnaître » celui qu'on juge, ne pas avoir de complicité antérieure, de connaissances communes ; 3) ne pas se laisser acheter par des cadeaux. C'est tout simple, le juge en tant qu’être jouissant doit se mettre en retrait. Mais ce ne sont là que des précautions négatives, pour libérer la voie à l'idée essentielle : justice justice tu poursuivras. « Poursuivre » la justice ; c'est le même mot que poursuivre des fuyards. Comme si la justice, même rendue, pouvait se mettre à fuir ; elle peut aussi avoir des fuites, et se vider de son sens ; il faut donc une justice seconde, qui juge l'acte même de rendre justice tel qu'il s'est déroulé.

        Juger implique donc de faire retour sur son jugement pour le juger, le recharger de justice s'il s’en est déchargé. Et un critère est proposé : vérifier si cela va dans le sens de la vie, de la vie qui a lieu sur la terre où l'on est appelé à vivre ; la terre qui nous est « promise ». Il faut juger pour que la vie ait lieu, pour fortifier la vie dans sa quête d'un lieu d’être. C'est dit en toutes lettres : afin que tu vives sur la terre dont tu hérites. La vie est donc une transmission de vie ; (nulle référence ici à un quelconque vitalisme). De même pour la terre : elle est l'objet d'une transmission ; après la première transmission, violente voire traumatique, celle de la conquête, la terre est transmise par la parole. On peut donc lire : jugez votre justice, afin que vous viviez et que vous puissiez avoir lieu dans une terre transmise, une terre marquée de transmission ; que vous puissiez vivre dans une transmission concrète.

        Cela dit, l'idée de poursuivre suggère un mouvement en avant ; la justice il faut aller la chercher, au-delà du verdict qui prétend la représenter. C'est que tout verdict, même celui qui inclut le retour, est limité (encore faut-il savoir par quoi), il est marqué de finitude ; la justice n'est pas en lui, il faut la ramener d'ailleurs. En somme, juger ce n'est pas seulement appliquer la loi, c'est reproduire symboliquement l'acte par lequel elle se donne venant d'ailleurs. L'acte de rendre justice, plus que d’appliquer la loi, doit la transmettre ; sachant que la loi, personne ne l'incarne, elle est la parole de l’être, que certains  recueillent et transmettent. C’est aussi le sens de ce redoublement : justice justice. Il y a la justice dont on dispose, qu'on élabore, mais il faut prendre en compte la justice de l’Autre, la dimension d'inconscient et de grâce. En tout cas, l'acte de justice est marqué d'une brisure intérieure, comme l'indique le redoublement. Cette brisure reflète la faille essentielle du rapport à l'être, mais il exprime aussi le partage nécessaire, celui où chacun doit recueillir une part vivable de l'événement.

        D'aucuns diraient que cet appel à la justice justice, est un devoir moral ; d'après notre approche, c'est plutôt une exigence ontologique : si vous n'êtes que juste, si vous oubliez de poursuivre l'autre justice et d'en ramener une parcelle, votre acte s’en ressentira. Le manque de justice qu'il comporte fera son effet, voire ses ravages. Et l'autre justice, que vous aurez négligée, reviendra en force, et s'inscrira de toute façon, fût-ce dans la souffrance. C'est du reste ce qui arrive le plus souvent : on rend une justice assez tordue, les deux parties s'en vont, chacune plus ou moins mortifiée, et plus tard, un acte se produit qui fait dire : « il y a donc une justice… » ; et on l'avait oubliée.

 

        Comment l'acte de justice peut-il faire vivre ? D’abord il donne de l'espoir aux deux parties ; à celle qui a été lésée, qui se retrouve avec l'idée de réparation ; et à celle qui doit réparer, qui se retrouve rattachée à l'idée de loi, de transmission d'une parole qui interprète la violence, et qui ne laisse pas sans recours.

        La plupart des violences, peut-être toutes, procèdent d'un sentiment d'injustice ; presque toutes veulent réparer ce qui est perçu comme injuste. Si le jugement ne relie pas les deux parties en les mettant face à l’être de façon à ce que chacun reçoive sa part d'être, qui lui est ainsi redonnée, avec la marque d'une justice redoublée, si l'une des parts se ressent comme maudite, mal dite, mal reconnue, c'est la voie libre à la violence et à la mortification ; donc à des forces hostiles à la vie et à sa transmission. Ici le mot justice est redoublé comme pour appeler à franchir la limite du jugement : il faut juger, reconnaître les limites de ce jugement et tenter de réparer. Cela conduit à reconnaître que la justice elle-même est divisée, et qu'il faut penser l'abîme qui la traverse.

Juger, c'est explorer les bords du jugement qu'on a rendu. Du reste, le mot crucial tsédéq, justice, comporte trois lettres : ts-d-q ; les deux premières composent le mot « coté » : tsad ; les deux dernières, daq, signifient l'acuité, de l’ordre d’une arête effilée. L'acte de justice, ou de jugement qui applique la loi, doit se porter vers son arête la plus aiguë, qui sans doute le dépasse, et qui doit le mener vers un peu plus de justesse dans le rapport à l’être. Étant admis que ce rapport, dans sa justesse, ne peut que vouloir la vie.

        Autres exigences pour la justice : pour toute accusation il faut qu'il y ait deux témoins ; un seul témoin ne peut pas accuser. On a vu récemment des procès où le témoin accusateur, le seul, était la victime elle-même. Sa parole fut prise en compte, non parce qu'elle donnait une preuve irréfutable, mais parce qu’elle comportait une « présomption de véracité ». C'est la différence entre une justice des bons sentiments et une justice de justice, qui inclut les sentiments, la compassion, mais les intègre à la justice. Et cela nous ramène à l'essentiel : éviter à tout prix la justice narcissique, le narcissisme en question fût-il celui des juges, du social ou de l'institution. Cas particulier : une justice purement conforme à la loi serait une justice narcissique du législateur. Elle négligerait le retour sur soi venant d'ailleurs ; retour où il faut juger l'énonciation du jugement. Ce retour est différent de l'acte de faire appel. On peut toujours faire appel d'une instance à une autre, hiérarchiquement supérieure ; on peut même le faire trois ou quatre fois, si l'on ajoute la Cour européenne de justice. Mais si, à chacun des niveaux, il n'y a pas le retour sur le jugement pour l'expurger de son injustice éventuelle, et le recharger en justice, au sens qu'on a énoncé, alors multiplier les appels serait vain. Il s’agit de se méfier de la justice qu'on rend plutôt que de penser avant tout à la satisfaire. La loi n'a pas à être satisfaite, elle peut même être contrariée, si la justice l'exige. N'oublions pas cette idée d'un talmudiste : Parfois, l'annulation de la loi c'est sa fondation même (Traité de Sanhédrine)[1]

    On a aussi, en (20,1-9), une loi de la guerre qui est assez originale. Avant la bataille, le prêtre s'avance et rappelle au peuple qu'il n'a pas à avoir peur, que YHVH marchera devant les hommes pour combattre leurs ennemis, pour les sauver. Ensuite, les officiers proclament : que celui qui a bâti une maison et ne l'a pas inaugurée s'en retourne chez lui, de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre ne l'inaugure. Et l'homme qui a planté une vigne et ne l'a pas encore goûtée, qu'il s’en retourne, sinon un autre la goûtera. Et l'homme qui s'est fiancé à une femme et ne l'a pas prise, qu'il s’en retourne de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre la prenne. Puis c'est un appel à ceux qui manquent de courage : qu'ils retournent chez eux, et ne transmettent pas leur peur aux autres. Après quoi, on peut compter les hommes et aller au combat.

        Une remarque sur l'écriture de ce texte. Il comporte des indications pour le cas où le peuple se donne un roi. Or dans le livre de Samuel, quand les Hébreux demandent un roi, le prophète Samuel est révolté, comme devant une transgression ; il leur reproche de vouloir faire comme les autres peuples alors qu'ils ont le Roi divin. Le rédacteur de Samuel devait bien savoir que se donner un roi était prévu dans la Torah ; à moins que ce texte-ci de la Torah ne lui soit postérieur. En outre, les exigences précises envers le roi sont très concrètes : « qu'il ne multiplie pas les chevaux, qu’il n’aille pas en chercher en Égypte, qu'il n’ait pas trop de femmes, et surtout qu'il écrive la Torah et l’étudie au même titre que les autres pour ne pas se croire au-dessus d’eux ». Tout cela semble indiquer que l'écriture du Deutéronome s'est faite dans la période royale comme beaucoup le supposent.

        De même, lorsque le texte redit l’importance des villes refuges (pour ceux qui ont tué par inadvertance, pour qu’ils puissent s’y réfugier) ; il dit qu’on pourra même doubler leur nombre parce qu'il ne faut pas qu'elle soient trop loin : le vengeur de la victime pourrait rattraper en chemin le tueur et lui régler son compte. Cela aussi semble exprimer des soucis concrets, vécus par expérience.




[1] Je l'ai commentée dans La juive Une transmission d'inconscient, Éditions Grasset, 1983.

Septième lettre sur Gaza

    Une observation évidente : quand des milliers de musulmans meurent, tués par des musulmans, il n'y a pas de réaction, ni de cortèges, comme si ces morts ne comptaient pas ; comme si ce n'étaient pas des hommes qui mouraient. Et quand un musulman est tué par un juif lors d’un combat, sa mort est un événement, répercuté sur la plupart des télés arabes et européennes, sa mort compte, c'est un homme qui est mort. En ce sens, les musulmans sont humanisés par les juifs. C'est ce que ne comprennent pas les orateurs qui s'indignent : Ceux qui protestent contre Israël, où étaient-ils lors des massacres de civils en Syrie ou en Irak ? Pourquoi n'ont-ils pas manifesté ? La raison est simple : pour eux, ces morts ne comptent pas, ne s’inscrivent pas. Mais comment se fait-il que ce soit les juifs, haïs par les arabes combattants, qui humanisent ces mêmes arabes ? Autre exemple, les Territoires palestiniens ; quand ils étaient sous la houlette de l'Égypte et de la Jordanie,  il n'était pas question de les « rendre », ce n'étaient pas des territoires palestiniens. Mais quand ils sont tombés aux mains des Israéliens, en 67, la question de les restituer est devenue essentielle ; littéralement, ces territoires sont devenus palestiniens ; et il a fallu supposer un peuple palestinien qui les revendique, ce qu’il n’avait pas fait avant. Autrement dit, avant, ils ne comptaient pas comme territoires palestiniens, mais quand les juifs y ont touché, ils comptent,  ils acquièrent une dignité, une identité arabe. (Ajoutons ce détail curieux: quand on négocie des échanges, lors d’un cessez-le-feu, la dépouille d’un soldat juif compte pour des centaines de combattants arabes.)

    Tout cela mérite réflexion, et voici mon hypothèse : si les juifs sont capables de « donner » à un arabe qu’ils ont tué toute sa dignité d'homme, et de « donner » à un territoire qu’ils conquièrent son statut de territoire palestinien, c'est que les juifs sont à ce point objet de vindicte pour les combattants arabes, que ça les met à l'endroit psychique essentiel où « ça compte », à un lieu originaire où l’on commence à exister par l’opposition à l’autre ; opposition fondatrice, dans le fil de la vindicte antijuive coranique, dont les hommes du djihad se veulent les dignes représentants pour le compte des masses arabes  C'est à la fois la force et la faiblesse du monde arabe. Sa force initiale fut de partir en guerre, avec la rage contre l'autre qu'il fallait vaincre et soumettre. Sa faiblesse ultérieure fut de n’avoir,  pour se distinguer de l’autre, que le fait de lui en vouloir, de lui être opposé ; l’autre étant symbolisé par « les juifs et les chrétiens ». Et quand on n’a, pour se démarquer de l’autre, que la vindicte envers lui, on est assez mortifié, on ne peut pas l’emporter sur lui. Cela le ferait disparaître du champ psychique, et l’on perdrait le repère qu’il constitue, repère grâce auquel, précisément, on peut compter.
    On comprend après-coup que les civils arabes qui meurent, suite aux actions israéliennes, comptent encore plus, puisque leur mort est destinée à réactiver la vindicte ; et comme en outre, cette mort est voulue par les djihadistes, la boucle se referme.  En attendant de se sortir de ce piège, « la rue » arabe, suivie par ses élites, vibre derrière ses avant-gardes terroristes, qui peuvent seulement faire peur à l’autre, au risque de se faire haïr par lui, alors qu'il n'est pas dans la haine, trop occupé qu’il est à vouloir vivre.
    Quant à la source de cette vindicte, analysée dans Les trois Monothéismes (1992), elle tourne autour de cette idée : si vous empruntez votre message à certains, en l’occurrence aux juifs et aux chrétiens, vous leur en voulez, d’autant plus s’ils refusent de vous rejoindre, et persistent à rester « autres ».On comprend que le Coran n’aime pas les juifs ; au-delà de leur refus de le suivre, c'est à eux, à leur texte qu’il emprunte le plus. 
    Aujourd'hui, le djihad contre Israël est à penser dans ces termes. Et cela  rejoint une idée simple : dans le djihad, les morts qu'on a dans ses rangs ne comptent pas ; ce qui compte c'est de soumettre l'ennemi. Mais ici, il y a une nouveauté : les civils de Gaza, – qui comptent assez peu pour les djihadistes, puisqu'ils les utilisent comme objets -, prennent soudain toute leur valeur d'êtres humains quand ils sont tués par des juifs ; car cette valeur est monnayable sur les marchés occidentaux pour prouver que les juifs sont inhumains ; et l’on sait que l'Europe, naguère, sous le pouvoir nazi, s’est alignée sur des lois qui interdisaient aux juifs d'être des humains. 

    L'enjeu du combat d'Israël devient plus clair, plus précis. Ce n'est pas un combat pour l'existence, car celle-ci n'est pas menacée, mais pour la qualité de l'existence : si Israël faiblit, ou s’il reste passif, sa population retrouve la condition juive millénaire : harcelée, humiliée, suppliant en vain  qu'on la laisse en paix, etc. Bref, l'horreur, dont on sait qu'elle est allée loin, au delà du concevable ; et dont le refus a été le vrai moteur de la renaissance d’un Etat juif.
    Beaucoup d’Européens ne savent que très peu de choses de cette condition millénaire, et ils ont bien intérêt à l’ignorer, car le savoir questionnerait la turpitude de leurs aïeux, justement sur des millénaires.

    Ajoutons que ce combat d’Israël, contrairement à tant d'autres, ne comporte pas d'exultation victorieuse, il ne vise qu’à dissuader l'ennemi ; en s'imposant d’énormes contraintes pour limiter les pertes collatérales inévitables ; et ensuite en affrontant des bureaucrates de l’ONU qui viennent examiner les ruines, juger jusqu’à quel point chacune était nécessaire, etc. De fait, Israël n’a pas trouvé d’autre moyen de dissuader le Hamas, et de le séparer un peu de la masse qu'il terrorise, que de détruire les maisons dont il se sert ; car la maison, surtout dans cette culture, est un repère essentiel. Le calcul de l'État hébreu vaut ce qu’il vaut, mais il est clair : vous voulez nous tuer, vous tirez sur des zones habitées, on ne peut pas vous atteindre, mais on peut détruire vos maisons qui abritent des roquettes ou des plates-formes de tirs ; peut-être vos habitants vont-ils comprendre que vous les menez à la ruine.

    Au-delà de ces complexités, ou peut-être à travers elles, cette lutte pourrait intéresser tous ceux pour qui la haine des juifs est synonyme d'impasse mentale, et de coinçage identitaire ; ceux qui pensent que combattre les forces animées par cette haine, quand elles deviennent trop agressives, est nécessaire.

    Les détails de cette lutte révèlent des choses intéressantes. Par exemple, les Israéliens ont bien perçu que leur ennemi, local ou global, est animé par cette haine, et comme ils sont pragmatiques, ils se disent qu'ils n'y peuvent rien et qu'il faut d'abord vivre. D'où un clivage étonnant entre d'un côté Le problème (auquel on ne peut rien) et la vie concrète qu'on peut toujours améliorer. Et on  y va à fond, on améliore, en oubliant ou en déniant l'interaction entre Le problème et le quotidien. Ce type de clivage est courant quand on veut échapper à des données qui seraient traumatiques (ou dont on pense qu'elles le seraient) si on les prenait en compte. Il est vrai qu'en l'occurrence, prendre la mesure du problème peut  vraiment angoisser des Israéliens : savoir qu'un Livre distillant la haine des juifs est récité annoné par des centaines de millions d'hommes, ce n'est pas rassurant.  (Mein Kampf n'était pas lu et récité avec autant de soin et par autant de monde.) C'est d'autant plus angoissant que les Israéliens ont l'idée ferme qu'en Israël ils sont en sécurité, pas comme dans la diaspora, notamment autrefois  en Europe ou en terre d'islam. Ils ont intégré l'idée que leur armée, dite de protection d'Israël, est totalement efficace. (Ce cliché en a pris un coup, ce qui devrait amener l’Etat-major israélien à de profonds remaniements, y compris dans le discours, vu que certains militaires annonçaient péremptoirement : si on entre dans Gaza, qu'on peut contrôler entièrement, on résout le problème, mais faut-il entrer dans Gaza ? N'est-ce pas trop coûteux ? La réalité fut toute autre : même en entrant dans Gaza, qui se révèle incontrôlable, on ne résout pas le problème tout en ayant des pertes. Bref, quiconque est corseté dans son image doit déchirer périodiquement le corset et affronter l’existence.) Donc, pour l'Israélien moyen, avoir à retoucher cette image est angoissant ; au sens de l'angoisse telle que je  définis comme une perte des repères. 
    Et pourtant, en se coupant totalement du problème (sauf quand on n'y plonge pour le service militaire, en tant que jeune ou réserviste), on se coupe de ressources intérieures, de forces psychiques qu'il pourrait mobiliser, et qui peuvent améliorer le quotidien d'une tout autre façon que les recettes en vogue.
    Un symptôme de ce clivage : la panique des enfants dans le sud du pays, où il y a beaucoup d'alertes. Si les enfants paniquent, c'est qu'ils sentent chez leurs parents une peur refoulée, et  dans ce cas, les paroles rassurantes ne les rassurent pas puisque cette peur est là, car les parents l'ont enveloppée dans leur déni, pour mettre Le problème à distance. Que des enfants, comme j'en ai vu, puissent questionner leurs parents en ces termes : Pourquoi veulent-ils nous tuer ? – prouve que les parents n'ont pas transmis en profondeur les données du problème, par peur d’y toucher eux-mêmes ; par peur d'avoir peur. Ils sont donc pris dans un discours de thérapie extérieure sur l’art de baisser la tension, l’art de se détendre. Je viens de lire une double page de Yédiot, un journal très populaire, qui donne les conseils adéquats: faire du sport régulièrement (ça détend l'esprit, ça donne un sentiment de maîtrise, de valorisation intérieure…), bien manger et cuisiner (il y a même une thérapie par la cuisine), penser à s'étreindre (une étreinte de 20 secondes libère la même hormone que celle qui pousse la mère à serrer contre elle son bébé; et ce n'est pas loin de la sérotonine qui donne une sensation de sécurité et de maîtrise ; se faire de la suggestion imaginaire contrôlée : s'imaginer dans un paysage verdoyant et tranquille… ; faire du shopping (il y a même une shopping-thérapie, c'est un peu coûteux, mais rentrer souvent chez soi avec ses achats, surtout en soldes, est une aide précieuse) ; jouer avec l’eau, cet élément originaire, ( ventre de la mère, sécurité) ; soigner le sommeil aussi (une bonne douche avant d'aller au lit, ne pas regarder les infos, leur préférer un film romantique, à la télé ou sur l’ordi) ; ne pas oublier de rire, les psychologues consultés, tous gestaltistes, en soulignent l'importance, pour ce qui est d'abaisser la tension. (Ce n'est pas faux, d’ailleurs : je pense que si l'humour juif et les blagues ont une telle importance dans ce peuple, c'est qu'il fallait au quotidien retrouver le goût de vivre, après avoir reçu bon coup d'humiliation ; mais justement, les juifs des ghettos qui résistaient avec ça, avaient un autre support symbolique de résistance : la force de la transmission qui les maintenait comme peuple. Et il se trouve qu'en Israël, cette transmission reste encore pour l'essentiel l'apanage de la religion, et n'a pas encore trouvé l'expression existentielle adéquate qui puisse la porter et l'enrichir. 

    Maintenant que le taux d’insécurité pour les juifs, entre diaspora et Israël, tend à s'égaliser, puisque la sécurité n’est garantie ni dans l'une ni dans l'autre, on peut s'offrir, dans les deux espaces, une bonne remise en question du clivage, entre d'un côté la haine des juifs à laquelle on ne peut rien et de l'autre le quotidien qu'on peut toujours améliorer en vivant à l'écart du problème, pour protéger la vie. Je l’ai dit, l'interaction avec Le problème peut révéler des ressources qui restent enfouies, coupées de la vie à cause de ce clivage. L'idée même de la vindicte antijuive devrait amener à réfléchir avec plus de profondeur sur l'existence du peuple juif, et des êtres qui le composent, existence qui n'a pas à se définir comme simple réplique à cette vindicte : elle a ses richesses propres qu'il faut transmettre et développer, et qui ne sont pas réductibles à la religion.

 

Parasha de Réé (Deutéronome 11,26 à 16,17)

    
    Réé
signifie « vois » ; et le texte ne cesse de montrer, de faire voir à quel point il serait meilleur d'écouter la parole de l’être (de la HaVaYaH, ou de YHVH). Il insiste, il répète la même exhortation, mais avec des nuances. Par exemple, dès (11,27), la nuance est de taille : je mets devant vous aujourd'hui la bénédiction d'entendre les ordonnances de YHVH… et la malédiction si vous ne les entendez pas. Autrement dit, le fait même de les entendre est une bénédiction ; le fait d'entendre la parole essentielle qui émane de l’être, et dont témoigne la Torah ; alors que la malédiction résulte du refus d’entendre. Ce n'est donc pas tout à fait, comment le croirait : si vous entendez, vous serez  bien, et si vous refusez d'entendre vous serez mal. Non, le fait d'entendre sera bon, en soi, même s'il s'ensuit de dures épreuves, car l'essentiel, c'est-à-dire le lien à l’être, sera maintenu par cette écoute, dans cette écoute. Tandis que le refus d'entendre, le refus de circoncire son cœur par exemple, le fait d'être idolâtre, sera suivi, peut-être au bout d'un certain temps, par des effets désastreux.
    L'idée que la bénédiction c'est d'entendre la parole essentielle, et donc présente à même le texte, dans sa façon de s'exprimer. Ce n'est pas une interprétation, l'idée est là, elle est dite. Et curieusement, ses reprises religieuses ou morales l'ont un peu affadie. Par exemple, on trouve dans la tradition l'idée que « le salaire d'une mitsva c’est une mitsva(une demande divine à accomplir), et le salaire d'une transgression (‘avéra) est une transgression ». Ce n'est pas tout à fait ce qui est dit ici, où l'on parle expressément de la bénédiction d'écouter (la parole de lettres). De même, dire que l'écoute procure la joie d'être ouvert et que le refus de l'écoute c'est la malédiction d'être borné, est un peu court. Car c'est l'écoute elle-même, en tant qu'elle vous met en rapport avec l'être, avec l'essentiel, qui est une bénédiction, car  cette écoute constitue le don d'une grâce, elle témoigne de ce don. Et si cette écoute fait que vous êtes marqué par la grâce, vous avez donc, en retour, à rendre grâce (plutôt qu’à sermonner). Ce n’est pas rien, la grâce ; et ce que dit le texte, c’est que l’écoute de ces paroles vous la donne, à charge pour vous, quand vous êtes habité par ces paroles inspirées, d’en faire quelque chose, de les inscrire comme vous pouvez dans l’existence, de les transmettre, etc. (D’autres courants, par exemple le christianisme, n’ont pu trouver la grâce que dans le sacrifice d’un homme-dieu appelé Sauveur ; c’est beaucoup, et le problème reste entier : que faire de cette grâce supposée ? Bien sûr, la « rendre », rendre grâce ; mais elle a souvent poussé à  faire payer ceux qui ne l’ont pas. ) Donc, écouter ces paroles – et ce qui s’ensuit – donne la grâce d’être habité par elles, et impose le défi d’en faire quelque chose de vivant.
    Quant à ceux qui refusent cette écoute de l’être, ils peuvent être non bornés, intelligents et même avoir du succès, mais ils n'ont pas cette grâce, qui en principe donne accès à la profusion de l’être. Et si, parmi ceux qui écoutent, il n’y a pas cette grâce, c’est qu’ils ont mal entendu…

    En revanche, cela rejoint l'appel à entendre (donc à transmettre) la Torah pour elle-même, et non comme instrument pour accéder au bonheur, à l'extase mystique, ou à quelque souverain bien. Le bonheur et la joie ne sont pas négligés ; d'ailleurs, parmi ces « ordonnances » qui sont rappelées, il y a l'exigence d'apporter ses offrandes  et ses sacrifices au temple, d'y manger, et de se réjouir. C'est répété quatre fois (12-7,12,19 et en 16,11) : vous vous réjouirez en tout ce que vos mains toucheront ; en tout ce que vous entreprenez (car c'est avec les mains, avec le corps qu'on entreprend, lorsqu'on est habité par la parole essentielle ; en français aussi, on dit « prendre en main », pour dire s'impliquer à fond).
    Remarquons qu’il est dit : vois, je mets devant vous aujourd'hui la bénédiction et la malédiction ; le singulier et le pluriel sont intriqués : il s'adresse à tous et à chacun, l'appel à chacun n'ayant de valeur que par l'appel à tous, et réciproquement. Mais il n'est pas dit : choisissez la bénédiction (alors qu'il sera dit plus tard : je mets devant toi le bien et le mal,  la vie et la mort, choisis la vie etc.) Pourquoi le texte s'abstient-t-il de parler de choix, ou d'inviter au bon choix ? Certes, le choix est évident, mais l'homme qui parle, Moïse, sait que les Hébreux feront le bon choix puis feront le mauvais, puis reviendront plus ou moins au choix meilleur, avant de déchoir à nouveau, etc. Il sait que le choix, quel qu'il soit, ne sera pas constant ni très soutenu. Et il n’y peut rien, c'est pourquoi il adjure, il exhorte, il insiste, en précisant les deux options. Cette idée que les choix, bons ou mauvais, ne sont pas très constants et qu'il faut les revoir souvent, puisqu'en outre, le choix du bien peut tourner mal et inversement, cette idée perturbe un peu le thème bateau et solennel de savoir si l'homme a le choix ou non ; s'il est libre ou déterminé. Question qui selon nous ne doit pas être tranchée en cochant la bonne case. Car si l'homme est libre, sa liberté n'a d'intérêt que s'il l’engage, auquel cas il la perd, à charge pour lui de la retrouver, de l'arracher aux contraintes qui l’ont cernée et avalée. Et s'il est déterminé,  il n'a de cesse de se débattre, d'essayer de se dégager comme une bête prise au piège, car il a en lui toutes sortes d'élans et d'impulsions qui le mettent hors de lui donc aussi hors du cadre où il est enfermé, où il s’est fait déterminer. (Sauf s'il est masochiste, c'est-à-dire pervers, et s'il jouit d'être effacé comme sujet ; auquel cas il rejoint aussi le débile, qui s'adonne à cette jouissance ; ce sont des postures plus fréquentes qu'on ne pense ; elles sont à la fois voulues et déterminées ; cela existe, de vouloir être libéré de sa liberté, et de jouir immensément de cette contrainte). 
    Nous reviendrons là-dessus à propos de « choisis la vie… »

    Le texte répète ensuite la demande très insistante de ne faire les sacrifices que dans le lieu qui sera choisi par YHVH, et pas dans n'importe quel lieu (comme c'était la coutume idolâtre, qui choisissait des lieux naturels). Ici, c'est le lieu où l'être divin choisira de faire habiter son nom. Faire habiter (sha-kén), est une mise en acte de la présence (shékhina) ; c'est la même racine, dont le noyau est kén : oui ; ou kane : ici. (Kane signifie aussi le fondement). Il y aura donc un lieu posé comme repère de la présence divine, un lieu supposé habité par elle, ou plutôt par le Nom de l'être divin. Or le nom, c'est ce qui permet d'appeler. Il y aura donc un lieu d’appel du divin, un lieu d'où le divin appelle, un lieu où les humains apportent leurs appels. En somme, un lieu de partage de l'appel, et du rappel ; rappel récurrent, au rythme des fêtes durant lesquelles il importe d'aller dans ce lieu (qui se précisera plus tard : Jérusalem), de le fréquenter (sic), d’y apporter ses sacrifices, et de s'y réjouir. Marquons déjà que c'est un lieu où l'humain et le divin sont responsables l'un pour l'autre, puisque, par la présence réelle(de l’homme) ou supposée (de Dieu), ils échangent leurs appels.

    Et si le lieu se révèle trop loin de là ou l'on est, on peut convertir les offrandes et sacrifices en argent, et l'apporter au Temple. Non seulement cela évite un grand mouvement de troupeaux, mais cela rappelle qu'il y a un équivalent monétaire, un équivalent général pour compter les sacrifices. Bref, c'est un lieu pour lequel il faut payer, ce qui est bien le moins, puisque c'est un lieu où les dettes et les manquements sont expiés. Il faut payer pour que la supposition de présence ait une certaine valeur.

    Un autre rappel insistant est l'interdit de consommer du sang ; certes, parce qu’il est déjà dit que le sang c’est l’âme-corps (néfésh), mais ici c'est précisé : il ne faut pas manger l’âme-corps avec la chair (12,23) ; il ne faut pas manger la vie avec la matière. La vie n'est pas une matière et ne doit pas se confondre avec elle. La vie est matérielle, l’âme et le corps sont indissociables, mais la vie ne se réduit pas à la matière ; du moins la vie habitée par la présence de l’être. On peut, par des techniques, obtenir des êtres mobiles, intelligents, apparemment vivants, mais cette vie n'est autre que l'ensemble des techniques qui définissent ces êtres. Et l'animal n’est pas un ensemble de techniques ; pas plus que l'humain.

    Puis vient une forte mise en garde (12, 28-31) : ne pas se laisser piéger par les divinités des peuples qu'il faudra vaincre ; ou par leurs idéaux. Le verbe employé (naqash) c'est à la fois être heurter ou se piéger. En somme, ne te laisse pas atteindre par ces dieux. Mise en garde archiconnue, mais ici, elle s'exprime curieusement : ne fais se pas à ton Dieu YHVH comme ils ont fait à leurs dieux. Et qu'ont-ils fait ? Des choses abjectes, comme par exemple leur sacrifier leurs enfants par le feu. Le sacrifice de l'enfant est une des pires horreurs que dénonce la Bible. (C'est bien pourquoi cet acte fut souvent imputé aux Juifs par ceux qui se sont fait un  devoir de les calomnier.) C’est l'idée de faire du mal à Dieu qui attire l’attention. Comment peut-on nuire à Dieu alors qu'il est inaccessible et tout-puissant ? du moins dans la conception standard. Il faut croire que celle-ci est récusée, par cette simple expression : ne faites pas ça à Dieu. Cela veut dire que le divin, tout en étant inaccessible à l'homme, qui ne peut pas le saisir globalement, le divin est sensible aux actions humaines ; à croire que les humains font partie de Dieu, qu'ils en sont des éléments, même s'il ne s'ensuit pas, comme l'ont prétendu certains, que ce sont les hommes qui créent Dieu ; ce serait admettre que ce sont les étangs qui produisent l’être ; ce qui est absurde. Mais les hommes sont responsables de Dieu, puisqu'ils en sont des éléments ; ils ont à en répondre, et pour cela, ils doivent avoir du répondant. S'ils se dérobent , le divin, de ce fait même, se dérobera ; n'exprimera plus sa présence ; et l'appel de son nom n'aura pas de réponse. Les hommes sont ainsi responsables de quelque chose qui les dépasse mais auquel ils ont accès par leur rapport à lettre. Et en même temps, l’être n'est pas épuisé ou enveloppé par la réponse des hommes, par leur responsabilité. Il y a du répondant divin qui leur échappe, et c'est en quoi le rapport humain- divin n'est pas symétrique. Le rapport à l'être excède la réciprocité.

    Il excède aussi l'épreuve de réalité : si un prophète se lève parmi vous et donne des signes, et que ces signes adviennent, ce n'est pas pour autant qu’il faut le suivre s'il vous emmène vers d'autres dieux, s'il vous détourne de l’être YHVH. Autrement dit, si un homme inspiré se prévaut de son rapport au divin, et que ce soit confirmé par la réalité, il faut le rejeter (« le tuer »). Non que la réalité n'ait pas de valeur au regard du rapport à l'être, mais rien ne dit que cet homme maîtrise la réalité du seul fait qu’il en prévoit des éléments. Sa prévision peut n’être, et n’est sûrement qu'un moyen de séduire et de fasciner, qui annule l'esprit critique, le questionnement, et qui invite à se livrer à ce démiurge ou ce gourou. Nul ne maîtrise toute la réalité et nul ne peut donc s'en prévaloir pour l'opposer à l'être divin.

    Autre rappel : l'exigence d'aider ceux qui sont pauvres, de les aider à rester dans le jeu de la vie, et selon leurs besoins, autrement dit sans les faire déchoir vers un niveau minimal. Cette générosité ne doit pas te coûter, c'est un acte de confiance dans l’être. Si de donner te mortifie, ne donne pas, mais si tu donnes sans calcul retors, il te sera donné, par l’être, par la vie. Et cette épreuve n'aura pas lieu qu'une fois, elle est fréquente, car il y aura toujours des pauvres sur la terre (sic). Voilà de quoi faire déchanter ceux qui rêvent d’une égalité  point par point. Pourquoi diable tous les hommes d'une société exprimeraient-il les mêmes dons, les mêmes positions par rapport au possible, et auraient donc les mêmes revenus ? Les moindres différences, et il y en a toujours, s'accentuent, et deviennent de grands écarts ; il y en aura donc toujours qui s'appauvrissent ; pas forcément les mêmes. Il serait pervers de vouloir prévenir l'existence de ces écarts, de vouloir les combler d'avance, en brisant la dynamique des différences. Il est plus indiqué de les réparer périodiquement, fréquemment, quitte à les voir se reproduire. Vouloir prévenir les dérèglements de la vie c'est organiser exprès – ou bêtement – une vie déréglée, et une société tyrannique. 

Parasha de éqév (Deutéronome 7,12 à 11,26)


    ‘Eqév
signifie « à la suite » ; à la suite de votre écoute, si vraiment vous écoutez…

         Les répétitions se poursuivent, Moïse adjure, met en garde, rappelle qu'il ne faut pas oublier le rapport avec avec YHVH, que tout vient de là, que tout passe par là, par cette Alliance ; qu'oublier celle-ci ce n'est pas seulement déchoir, c'est courir de graves dangers, risquer l'anéantissement, ou presque. Tout cela se comprend du point de vue ontologique : si l’étant humain se coupe de son ancrage dans l’être, il est voué à disparaître. Or cet ancrage ne peut vivre que de sa propre transmission. (C'est ce que les philosophes de l’être n'ont pas pensé, ils n'avaient pas l'idée que le point de vue de l’être implique sa propre transmission, donc implique un peuple qui s'en charge, qui veille sur cette transmission, à ses risques et périls, notamment  en assumant cette singularité, et en affrontant la réaction des autres peuples. (Dont on sait qu’elle n’est pas tendre ; elle l’est d'autant moins quand ces peuples entrevoient l'importance de l'enjeu.)
    De ce point de vue, la nécessité du peuple juif, de son existence, se révèle avoir un caractère ontologique : un peuple décide de se définir par sa transmission du rapport à l'être, rapport que ses ancêtres ont découvert ou inventé. Il décide, ou plutôt, il EST décidé à exister (l’être a décidé pour lui qu’il doit exister) à travers cette transmission, forcément bancale, imparfaite, problématique ; avec beaucoup de ratages. On ne peut pas être tout le temps dans l’être, on peut pas se tenir face à l'être, de manière toujours authentique. L'oubli de l'être est impliqué, mais le rappel l’est aussi. Et ce texte ne cesse de rappeler, de répéter.
    Sa force est de rappeler qu'il y a l'oubli et qu'il faut le combattre, y résister, en ayant toujours en tête, aussi souvent que possible, les paroles premières attribuées à l’être, l'idée d'une parole de l’être, ou de l’être comme  parlant, vivant, et faisant vivre.

         J'ai montré ailleurs (voir De l'identité à l'existence) que ce qu'on pourrait appeler l'Hypothèse du peuple juif, son hypothèse fondatrice, serait celle-ci :  puisque nous a été transmis un amour de l’être et du possible, alors, il y a pour nous de l'amour dans l’être, on aura des ennuis pour ça, et notre seul recours est de travailler  ce rapport à l’être, de l'étudier à la lettre, à la force de la parole entre écrit et parole, dans une dynamique intensive de parlécrit. (J'introduis ce néologisme pour pointer le rapport d'interaction unique entre les textes et la parole au niveau de cette transmission.)
     Les peuples et les sujets qui ne sont pas déjà fermés sur leur identité, qui ont une idée sur l'ouverture de l’identité à l'existence, donc une idée du rapport à l'être, ne peuvent qu'être sensibles au fait qu'un peuple en ait fait son objet, sa passion, voire sa « spécialité » (ou ce qui le spécifie), sachant qu'il n'est jamais à la hauteur de cette tâche mais qu'il s'y accroche de toutes ses forces.
    Cette ouverture, le peuple juif doit, lui aussi, chaque fois la conquérir, la construire. Et ce texte l'évoque dans une phrase lapidaire de six mots (en hébreu) : vous circoncirez le prépuce de vos cœurs, et votre nuque, vous cesserez de la raidir. Pensons-y un instant. Circoncire le prépuce du cœur, cela veut dire inciser le cœur, l'ouvrir, l'entamer, le cœur étant le symbole de l'amour mais aussi du courage et de la pensée. L'entamer, se laisser entamer le cœur, c'est ne pas se refermer sur sa clôture identitaire, sa complétude narcissique ; c'est accéder à sa propre insuffisance, et par là-même, accéder à l'insuffisance du monde, son insuffisance à lui-même,  qui le rend accessible à la création, qui le rend objet-sujet de création. Mais ce n'est pas simple de s'arracher un bout du cœur, pour rester ouvert à travers cette blessure. Un verset des Psaumes dit : le sacrifice au divin est une âme brisée, pour l'opposer à l'idée du sacrifice comme prélèvement sur un avoir. Or cette blessure du cœur, cette incision, cette circoncision qui doit le mettre à nu et en valeur, comme la circoncision du sexe met à nu le gland, cette ouverture relève d'un acquiescement à la faille essentielle, ontologique, entre l’être et l’étant ; la faille qui traverse l’un et l’autre.
    On voit que lorsque Paul, le fondateur juif du christianisme écarte la circoncision charnelle pour promouvoir celle du cœur, il ne fait pas une interprétation de la Torah, comme le croient des ignorants, il la cite sans la nommer, en paraissant être lui-même l'auteur de cette innovation : circoncision du cœur.
     Et ce n'est pas un hasard si le même verset comporte : cessez d'avoir la nuque raide ; c'est-à-dire cessez de vous obstiner, de vouloir à tout prix avoir raison, de nier la faute que vous faites, qui consiste déjà dans ce raidissement ; acceptez la chute et vous pourrez vous redresser, acceptez la perte et vous pourrez gagner.

         Le verset (7, 12) énonce que si vous écoutez ses paroles, l’être-YHVH gardera pour vous l'alliance et la grâce (héséd). Si vous les écoutez, vous aurez la grâce, vous y aurez accès. Concrètement, les durs événements qui vous arrivent signifieront que vous êtes mis à l'épreuve, que l'être vous met à l'épreuve dans l'existence, et que l’issue sera favorable : l’être vous fera grâce, quand les autres voudront vous exterminer. La grâce est une position dans l’être, qui dépasse le faisable, qui excède le raisonnable. Il ne s'agit pas de La grâce définitive dont rêvent certains, qui les laverait de tout défaut, et les présenterait tout prêts pour l'Autre-monde. (Beaucoup de théologiens ont pensé la grâce mais sans le point de vue du rapport à l’être  et de sa transmission.)  La grâce dont il s'agit, ce sont toutes les faveurs que la vie peut vous faire, grâce auxquelles elle n'est pas laborieuse ; mais c'est aussi, là est le point plus mystérieux, la capacité de cette grâce à se transmettre. Déjà celui qui la reçoit doit pouvoir… rendre grâce, c'est-à-dire la reconnaître, marquer que l’être a été gracieux pour lui. « Bénir » l'être divin, c'est justement lui rendre grâce, en donnant acte du fait qu’il est gracieux.
    Là surgit une difficulté, d'autant plus grande que le texte mentionne la faveur qui sera faite à celui qui écoute : il pourra manger, être rassasié et bénir l’être divin sur la terre (ou pour la terre) qui lui est donnée. Etre rassasié, ce qui n'est pas évident : on peut manger et rester agressif, dévorant ; c’est donc déjà une grâce que de n’avoir pas besoin de « bouffer » l’autre. Les rabbins (et les prêtres) ont transformé cet acte de grâce en une prière spéciale ; en hébreu, c’est le Birqat, qui se dit après le repas, prière qui est  elle-même une longue répétition d'autres prières. C'est que leur point de vue était de cadrer chaque moment de la vie pour le rendre conforme à la Torah telle qu’ils la lisent. Mais il y a tant d'autres façons de rendre grâce à l’être pour la grâce qu'il vous fait, celle de vous faire exister, dans l'exil ou sur ladite terre promise.
    Le Birqat, et presque toutes les prières, sont longuement répétitives, comme si leurs rédacteurs y avaient projeté leurs fantasmes de tout dire, de dire encore un mot et un autre et entre un au messager qui porte leur lettre jusqu’à Dieu. Le fait est qu'ils étaient dans une vraie détresse, ils savaient qu'on en prenait pour des siècles d'exils et de persécutions ; leur détresse était sans doute plus grande que la nôtre. L'étonnant est que la plupart des prières juives – qui rendent grâce – ont été écrites dans un état de détresse, et que malgré cela, ou peut-être à cause de cela, elles suivent d'assez près les lignes de la condition humaine. (Beaucoup d'humains sont dans le désespoir et ne le savent pas ; dans ce même désespoir.) Mais on comprend aussi que des Juifs et des non-juifs veuillent rendre grâce autrement que par ces textes répétitifs. Perçoivent-ils qu'en un sens, la répétition c'est le degré zéro de la transmission ? Et que la répétition à l'identique est le degré zéro du rappel ?
    Autre difficulté : quand ces textes ont pris place dans la mémoire, on les récite sans penser qu'ils sont, à ce point, répétitifs ; qu'on les récite sans y penser ; et le geste de rendre grâce n'est plus vraiment vécu dans la grâce. D'autant qu'on est tellement distrait, qu'on en oublie la grâce qui nous est faite, celle d'exister.

         Bénir, c’est supposer que ce qu’on bénit comporte une grâce ; c'est donc du même coup, appeler cette grâce qu'on suppose ; la rappeler à soi, à elle-même, rappeler qu'elle peut exister. Certains pensent la faire exister dans cet appel. On voit au quel sens l'acte de bénir frôle le performatif : il convoque la grâce de l'Autre puisqu'il veut lui en rendre grâce ; il est cet appel-rappel.
    La recherche est donc ouverte sur les manières possibles de fréquenter la grâce, de la recevoir et de la rendre, qui ne seraient pas réductibles à cette incantation. Il est vrai qu'on peut finir par aimer ce « bénissement » pour sa densité musicale ; auquel cas il prend la place d'un fétiche sonore. Et l'amour de l’être finit alors par glisser vers la croyance en ce fétiche.

         Revenons au texte ; en (8,3) on lit que la manne, cette nourriture céleste, a été donnée afin que tu saches que ce n'est pas seulement de pain que l'homme vit, mais qu’il vit de  tout ce qui sort de la bouche de l’être-YHVH. L'image est saisissante : ce qui sort de la bouche de l’être, c'est-à-dire la parole de l’être, ce n'est pas seulement du sens, parfois même c'est insensé ; du sens on en a partout, et quand on en manque, ce n'est pas difficile d'en mettre. En revanche la parole radicale de l’être, c'est-à-dire de l'infini des possibles qui vous porte qui vous fait exister, a quelque chose de nourrissant. On en fait l'expérience dans toute parole, forte ou faible, qui vous redonne de l'énergie, et vous tire de votre mortification. Autant dire que la parole de l’être c'est le potentiel des paroles et des actes symboliques dont l'homme a  besoin de se nourrir ; en même temps que de pain, c'est-à-dire de toutes les nourritures terrestres, sachant que la terre elle-même en tant qu'elle se donne, est porteuse d'une parole de l’être. (Signalons que dans l'Évangile cette phrase est citée, et honnêtement, car elle est précédée de « il est écrit : l'homme ne vit pas seulement de pain, etc. )
    Il serait trop long ici d'interpréter la manne, trace fictionnelle donc véridique de la nourriture. Mais quand on pense à ces Hébreux dans le désert qui ont marché 40 ans, avec leurs vêtements qui ne s’usent pas et leurs pieds qui ne s’empâtent pas, on mesure le caractère étrangement familier et surréel de cette histoire. Une tradition pieuse dit qu'ils étudiaient la Torah dans le désert ; je dirais plutôt que la Torah les a étudié, sous toutes les coutures, sous tous les angles, et nous en a restitué l'essentiel : des Hébreux qui symbolisent un par un l'humaine condition, et leur peuple qui symbolise, par sa nécessité, celle d'une certaine transmission symbolique.
    On comprend qu'au passage le texte énonce : tu aimeras l'étranger car tu as été étranger en Égypte. Autrement dit, tu aimeras l'étrangeté de ton origine, l'étranger qui est en toi de par tes origines ; tu aimeras être à l'étranger en toi ; et bien sûr, tu aimeras les étrangers en tant qu'ils peuvent porter cette étrangeté familière dans le sens de la vie.

Sixième lettre sur Gaza et Israël

    
    Beaucoup d'Occidentaux cherchent  à comprendre ces deux conduites, celle du Hamas et d'Israël ; c’est ce qu'un ami journaliste m'a ainsi formulé : D'un côté le Hamas organise le martyr de son peuple pour gagner cyniquement en crédit diplomatique, de l'autre Israël assume des opérations indéfendables qui lui font perdre ce même crédit. Une denrée pourtant précaire et périssable, mais tout de même : pourquoi semble-t-il se moquer des opinions occidentales, y compris américaine?
    La réponse à cette question est simple, et si beaucoup ne la trouvent pas, c'est qu'ils ont peur de la trouver ; la peur de comprendre, ça existe ; la peur d'aller aux racines, aux causes premières, aux origines. C'est grâce à cette peur qu'on peut se fabriquer des bulles de néo-réalité, où l'on peut vivre tranquille avec un discours  formaté, à base de déni, quand une réalité plus vraie fait irruption.
    La réponse est donc simple : Israël et le Hamas travaillent dans le temps long, très long, au point qu'il frôle le temps immobile de l'éternité. Plus concrètement, le Hamas met en acte un principe radical de l'islam (ou un principe de l'islam radical) : pas de souveraineté pour les Juifs,  à aucun prix. Donc, s’il a de bons projectiles à leur jeter pour perturber cette souveraineté, il y va ; ne faisant ainsi que prolonger une longue tradition où, en terre d'islam, les Juifs étaient tolérés (moyennant impôt spécial très lourd), mais avec, de temps à autre, un jet de violence contre eux, avec des pierres, des coups de sabre ou des balles. Ce fut le cas jusqu'à l'arrivée des Occidentaux, qui ont d'abord laissé faire, puis ont rendu plus ou moins désuète ces coutumes. (Cela aussi, on a peur de le comprendre : les colonialistes, en même temps que leur injustice, auraient élevé la dignité dans ces pays ? Impossible ; cela remet en cause trop d'idées ; notamment la culpabilité occidentale de façade bien sûr envers l'islam ; et cela oblige à admettre que la vindicte antijuive y est un des fondamentaux ; ça va donc chercher loin, trop loin .) Or le Hamas ne fait que mettre en acte cette vindicte, et cela fait vibrer un des instincts les plus profonds des masses arabes, instinct  légèrement perturbé par leurs révolutions récentes où la vie voudrait prendre le dessus. On comprend donc qu'il tire ces projectiles, peu importe qu'ils fassent mouche ou non : les tirs eux-mêmes expriment l'essentiel.
    Côté Israël, c'est aussi du temps long : celui de l'existence, avec souveraineté et dignité. Cet Etat, semble-t-il, ne peut pas se permettre d'offrir aux siens la même chose que leur condition en terre d'islam : encaisser des coups sans pouvoir répliquer. Donc il réplique, sans prendre en compte les opinions occidentales dont il sait par expérience, ou par l'histoire séculaire, que calomnier les Juifs n'est pas pour elles une nouveauté. Les Juifs tueurs d'enfants, c'est une très vieille accusation. Du point de vue occidental implicite, Israël aurait dû encaisser les coups sans répondre et supplier les chancelleries d'Europe et d'Amérique d'intervenir, de « nous protéger, parce que les méchants islamistes nous veulent du mal ». Mais cela lui est impossible : pour lui, vingt siècles d'histoire (où le monde chrétien et laïc n'a pas beaucoup intercédé) rendent absurde cette hypothèse.
    L'embargo est compliqué. Exemple ressassé, le béton : comment ne pas le laisser entrer pour rebâtir ? Et en même temps, il servira à rebâtir les tunnels. Pour Israël, c'est un symbole de la stratégie du Hamas: frapper « les Juifs » d'une façon telle qu'ils ne puissent pas répliquer sans s'aliéner l'anthipathie occidentale. Si l’embargo est levé,  Gaza lancera mieux des fusées pour célébrer, de temps à autre, le credo basique. Il y aura donc la paix le jour où ce credo sera déclaré obsolète ; ce qui mettrait fin aussi aux attaques antijuives en Europe, en France par exemple, où elles sont un camouflet pour le pouvoir, un démenti à ses beaux discours sur « les Juifs ».
    Maintenant, quelques questions : imaginez-vous des instances islamiques, même modérées, dénoncer ce credo ?  Ce serait déjà le reconnaître ; or en Europe, le seul fait de l'évoquer passe pour un acte « islamophobe ». Imaginez-vous un État juif vivant sa souveraineté sous des gifles récurrentes ? Imaginez-vous le Hamas négociant avec cet Etat la paix ? Ce serait déjà le reconnaître, ce qui contredit le credo et le rituel de sa mise en acte. Il lui faudrait une audace folle.
     Vous avez donc le temps de réfléchir, et de remanier votre approche des Juifs et des musulmans, au risque de dures remises en question. (J'en ai donné récemment un aperçu, dans Islam, phobie, culpabilité.)

       Dans nos mentalités, ce n'est pas facile de comprendre que les tirs du Hamas sur Israël sont un rituel pieux, pour marquer et  célébrer la vindicte antijuive très commune chez les intégristes, inscrite dans les fondamentaux, dans le Coran, du moins pour ceux qui en font une lecture littérale. Or cette lecture existe, elle est massive et quotidienne. (Le Coran en terre d’islam est infiniment plus prégnant que la Bible en Occident ; prégnance identitaire, et pas seulement dévote.) Si on suppose que 20 % des adeptes du Coran  font cette lecture, cela fait deux cent millions de personnes chez qui ladite vindicte est vive ; chez beaucoup d’autres elle est dormante et ravivée à la première inconduite de l’Etat hébreu ; or la stratégie intégriste c’est de  rendre inévitable cette inconduite.
    Les soi-disant modérés, ceux qui voudraient se libérer d'une tradition trop rigoureuse, auraient pu contribuer à rendre un peu désuète cette vindicte ; mais pourquoi renoncer à un pivot aussi solide qui offre un si bon appui par temps de crise ? L'Occident aussi, notamment l'Europe aurait pu y contribuer, mais il préfère dénier l'existence de cette vindicte, c'est plus beau et plus généreux. Le « racisme » est blanc, voyons, ainsi que la haine de l'autre.
    Et cela crée des faux discours en Europe, décalés de la réalité. Par exemple, cela fait oublier que les musulmans qui vivent en Europe y sont  mieux que chez eux, qu’ils sont venus pour ça ; mais que certains d'entre eux tentent, et c'est normal, d'imposer un peu leurs coutumes, leur idéologie, qui justement comporte l’antisémitisme ; d’où ce beau paradoxe : si l’« autre » qu’il faut respecter, qu’il ne faut pas critiquer, apporte avec lui, dans son crédo identitaire, la haine de l’autre, de son autre à lui, il y a problème. Et si les plus vindicatifs ne trouvent rien en face pour stopper ça dans les faits, ou s’ils trouvent une attitude de contrition coupable, ils en imposent davantage, et suscitent l'agressivité. (Surtout grâce à l'amalgame organisé, où quiconque leur objecte est classé d'extrême droite. Là encore, ceux qui dénoncent l’amalgame le pratiquent ; ceux qui dénoncent le racisme en sont pétris ; il y a là un schéma projectif typique.)
    Tout cela explique que l'Europe et les États-Unis sont pratiquement hors-jeu s'agissant de résoudre des crises comme celle de Gaza.

       La cruauté d'Israël, ce n'est pas de tuer des civils : s'il voulait en tuer, il s'y prendrait autrement ; par exemple à la manière de certains gouvernants arabes ; ce qui est impensable. Non, sa cruauté, involontaire, c'est que sa seule existence oblige les arabes réalistes à paraître rejeter cette vindicte millénaire ; alors qu'elle est bien pratique : une forme de haine de l'autre sur lequel on peut projeter tout ce qui ne va pas ; quitte à se priver des bénéfices stimulants de « ce qui ne va pas », pour faire que ça aille mieux. Mais il est plus facile de s'enthousiasmer que des fusées islamiques aillent jusqu'à Tel-Aviv, en oubliant qu’elles foirent dans le ciel ; et de s'indigner que les ripostes de l'adversaire tuent des femmes et des enfants, en oubliant qu'ils sont maintenus sur place de force.

       D’aucuns peuvent objecter que « tout ça, c’est des archaïsmes », que le Hamas et ses soutiens  veulent un Etat palestinien, tout simplement. Or sa conduite même envers eux prouve que, jusque là, le Hamas « s’en fout » des Palestiniens ; que ce qu’il veut, c’est être le fer de lance actif célébrant cette vindicte, ce qui lui vaut, de fait, l’admiration des masses arabes. L'État palestinien est un prétexte, le jour où il relèvera du texte – de la chose à inscrire, à faire exister réellement, alors il faudra négocier, se parler, se reconnaître ; cela obligera le Hamas à reconnaître un État juif. C'est pourquoi, l'État palestinien n'est pas près de voir le jour, alors que les Israéliens, pragmatiques et commerçants, finiraient par y consentir. Remarquons que la plupart des Gazaouites  interviewés médisent assez peu d'Israël, comme s'ils avaient intégré l'idée de vivre avec, et d'y trouver des avantages. (Mais la restitution de Gaza, devenue base de fusées, a rendu problématique la restitution de la Cisjordanie, presque toute, avec des échanges de territoires.)

       De fait, c'est la réalité qui se charge d’être, non pas cynique, mais franche et brutale : elle nous montre déjà, via le nouveau Califat,  sous forme un peu exagérée, un certain mode de vie en terre d'islam avant l'arrivée des Occidentaux. Car pour beaucoup d’européens, l'intégrisme est une posture nouvelle de l'islam, produite par des cas sociaux de banlieue (dont Bin Laden n'est pas vraiment un prototype). Or l'intégrisme était le mode de vie ordinaire en terre d’islam, sauf quand le souverain était particulièrement heureux et ouvert, ce qui n'était pas la règle. La réalité nous montre aussi les chrétiens d'Irak racontant leur condition de minorité, pas si différente de celle qu'ont connue pendant des siècles, dans ces pays, les minorités  de dhimmis. Elle montre qu’ils sont harcelés, pas seulement par les intégristes, mais par le pouvoir officiel, supposé modéré. Elle nous montrera aussi les Américains bombardant des zones en Irak, avec des pertes collatérales si les djihadistes du coin s'y prennent comme leurs « frères » de Gaza. Gaza où la télé française nous assure que « personne ne remet en cause le Hamas », sans dire que si quelqu'un le remet en cause, il est mis hors d’état de nuire.  Enfin, les langues se délient en privé : des gens ordinaires parlant de « ce qui se passe », expriment plus de dégoût sur les boucliers humains que de fureur sur les répliques israéliennes. Comme s’ils percevaient d'instinct l'aspect « sacrifice humain » de ce bouclier. De fait, le sacrifice humain, organisé sur les corps  sans défense, inspire de la répulsion. En outre, ceux qui manient ce bouclier, disposeraient de l’arme absolue si l’on acceptait leur chantage. Les gens se gardent de le dire tout haut, la peur de passer pour « raciste » est devenue un réflexe, mais ils n'en pensent pas moins.
    Il ne fait sans doute pas bon être dans la peau d'un faiseur d'opinion, en France par exemple. Il faut retenir son vomi sur l'islamisme, et bien se retenir : gare à l'amalgame avec l'islam religion d'amour. Puis il faut en mettre une couche anti-Israël, en faisant attention aux dérapages antijuifs, encore que l’ameutement contre l’État juif laisse une bonne marge. Et surtout pas de rapprochements entre là-bas et ici ; il faut paraître prendre au sérieux les propos de M. Valls: la loi républicaine est la même pour tous ; et oublier que s’il le dit si fortement, c'est que ça ne l’est pas ; que les policiers dans bien des cas sont obligés de fermer les yeux – on dit « se voiler la face" – s'ils ne veulent pas d’ameutements, notamment s’ils vérifient une silhouette à face voilée. Outre toutes ces contraintes, il faut se faire croire que l'opinion qu'on diffuse, la réalité qu’on fabrique est bien celle qui prévaut. Cela fait beaucoup.

       Une leçon de cette crise, c’est que l'issue ne viendra pas de l'Europe ou de l'Amérique, mais à court terme de dirigeants arabes lucides, peut-être aussi d’un coup de folie palestinien, de la bonne « folie » qui soudain renverse « tout » ; et peut-être à plus long terme de pays comme l'Inde et la Chine, qui contrairement à l'Europe, n’ont pas à afficher de culpabilité perverse envers qui que ce soit.

L’Europe unie ? L’Europe punie de lâcheté

    Ce matin, en écoutant les demandes suppliantes des Peshmérgas d’Irak pour que la France et l'Amérique leur donnent des armes à la hauteur de celles des djihadistes, j'ai aussi entendu que le ministre français des affaires étrangères tentait, pour cela, de « mobiliser l'Europe ». Et je me suis dit qu'il allait avoir du mal : 28 Etats à mobiliser, c’est lourd. Et cela rappelle ce besoin compulsif de l'Europe : s'adjoindre de nouveaux Etats, s'agrandir, en partant du principe que si à 13 ou 15 on a du mal à décider, à 28 ou 30 cela devrait aller mieux. De fait, l'Europe se retrouve expansionniste, au mauvais sens du terme. Certes, elle n'en est pas à conquérir militairement des territoires, mais elle en est à se les adjoindre contre toute logique gestionnaire, froissant  parfois  d'énormes susceptibilités, comme celle des Turcs par exemple, (la fameuse entrée de la Turquie en Europe), ou des Russes (l'affaire d'Ukraine est un chef-d'œuvre de mauvaise foi : l'Europe a voulu se l'intégrer, comptant sur un petit coup d'état, mais sans compter avec les Russes et les pro-russes qui ne vont pas se laisser faire.)
    Mais du coup, il y a une sorte de justice : l'Europe s'agrandit pour être puissante, et son agrandissement même la rend lourde et impuissante. Il n'y a pas de grand problème extérieur où elle ait pu intervenir avec succès. Même naguère, en Bosnie et au Kosovo, à mille km à peine de Bruxelles, en plein massacre, c'est l'OTAN qui est intervenue, c'est-à-dire l'Amérique. Les instances européennes finissent par se mobiliser, et quand elles sont enfin prêtes, c'est trop tard ; elles interviennent pour consoler ; oubliant qu'il y a des pertes dont on ne se console jamais. L'Europe veut être grosse et grande pour pouvoir dire aux USA (son double obsédant): vous avez tant d'habitants, vous produisez tant d'acier, de voitures, etc., mais  nous avons une fois et demie voire deux fois plus, nous produisons tant d'acier, tant de voitures, et tant de, etc. Mais une fois que c’est dit, quel pouvoir cela donne-t-il ? Mis à part de se rengorger dans l'idée de puissance, sachant que dans les faits on est vraiment impuissant. Même à l'intérieur, c'est-à-dire chez soi : si ça demande beaucoup d'efforts pour mobiliser l'Europe afin  qu’elle aide, en Irak, à stopper l'islamisme, cela en demande aussi de mobiliser la France contre les agressions islamistes sur son sol. Par exemple contre les attaques de Juifs et de synagogues. Il vaut mieux alors tenir des discours fermes, très fermes, comme le fait le premier ministre, cela demande moins de courage que d’envoyer des flics en force pour arrêter les agresseurs, ou pour faire fi des menaces d’ameutement dans certains quartiers où l'on préfère la charia à la loi républicaine.

 

Parasha de Va-éthannane (Deutéronome 3,23 à 6,11)

    C'est là que la mise en garde du peuple contre l’oubli est pathétique, car Moïse sait très bien que l’oubli et  le délaissement de l’alliance sont  plus que probables. Mais il y va quand même, sans déni de la réalité ; il y va d’une nouvelle recharge de culpabilité, pour prévenir l les fautes qu’il sait inévitables. C’est son acte de foi à lui, foi en l’alliance entre YHVH et ce peuple, qu’il aime et à qui il en veut de n’être pas un peu meilleur. 
    Ce texte, comme tout le Deutéronome, répète des choses connues dans les quatre livres de la Torah. Moïse les répète et se répète. Or si il y a tant de répétition (y compris au sens théâtral où l’on répète avant la représentation), la moindre des choses est d'observer ce qui ne répète pas, ou ce qui se répète avec certaines différences. On sait que Freud demandait parfois a ses patients de répéter le récit d'un rêve,  comptant sur les différences entre les deux versions pour trouver des points d'accrochage.
    Ici, la répétition produit de nouveaux textes comme le Shéma Israël, qui ont leur force et leur beauté propres. Mais d’abord Moïse répète ce reproche : Dieu s'est mis en colère contre moi à cause de vous, et m’a interdit la terre promise. Reproche étrange, car ou bien cette colère est justifiée, quelle qu'en soit l'occasion, ou bien ce Dieu peut être injuste  Admettons qu'il puisse l’être au sens où l'on dirait : « c'est trop injuste que je n’entre pas dans après vous avoir conduits depuis l'Égypte jusqu'ici » ; ou bien : « c'est trop injuste que je meure maintenant alors que tout est possible, pas seulement le fait de survivre », etc.
    À moins que ce ne soit une surcharge de culpabilité qu’il leur met sur le dos, qui ne serait pas très convaincante : on n’imagine pas des Hébreux se retenant de fauter  en se rappelant que c'est de leur faute si Moïse n'est pas entré en terre promise.
    La véritable insistance de ce texte est plus globale, jusqu'à la saturation,  sur le thème :  prenez garde, si vous n'écoutez pas la parole de YHVH, vous serez défaits, dispersés parmi les nations. C'est un thème déjà traité dans la Parasha de Béhouqotaï, avec la fameuse alternance de bénédictions en cas d’écoute  et de malédiction sen cas de rejet de la parole divine.
    Ici, le Moïse que ce texte fait parler, cherche à être plus convaincant. Il dit d'abord : "étudiez et assumez cette parole, c'est cela même qui distinguera ce peuple parmi les nations ; parce que les lois de cette parole sont pleines d'intelligence". (Il n'envisage pas le cas où d'autres peuples, jaloux de cette intelligence, la dénonceraient comme de la ruse, de la perversion).  Il pense vraiment que des peuples (v. 46) diront : c'est un fait que ce peuple est plein de de sagesse et de grandeur ; qu’ilsn’entreront pas dans les méandres du déni, où la reconnaissance s'inverse en méconnaissance volontaire, organisée, transmise en calomnie au fil des générations. Ce que veut d’abord Moïse, c’est que les Hébreux eux-mêmes soient convaincus de cette sagesse et de la valeur incomparable de leur héritage.
Et c'est là qu'il évoque un fait connu mais sur lequel il insiste : YHVH vous a parlé de l'intérieur d'un feu ardent, il vous a fait entendre sa voix, sans que vous ayez vu d’image. Le feu parlant, c'est le mont Sinaï, et c'est aussi pour Moïse le Buisson ardent. D'ailleurs, il dira : car YHVH ton Dieu est un feu dévorant (v. 24).  Si il n'y avait pas d’image, il ne faut donc pas en faire  pour les adorer, imitant ainsi d'autres peuples. (De là provient l’interdit de faire des images tout court ; interdit qu’ont promu des rabbins zélés, trop prévenus de la dimension narcissique collective : si vous faites des images à glorifier, vous risquez de les trouver adorables et vous les adorerez.)
    Mais Moïse apporte une nouvelle idée : il y a une première fois ; la parole de feu s'est fait entendre une première fois, unique, qui s’est perdue mais qu'il faut transmettre à travers les générations. La tradition, plus tard, n’admettre plus de « voix celeste », ou ne l’évoquera que par métaphore, dans les Midrashs et récits édifiants. Elle posera que la parole divine est sur terre, pas dans le ciel. Mais ici, on pose qu'il était une fois où la parole de l’être s'est fait entendre dans le feu, sur les hauteurs de la montagne. Et comme cette hypothèse est complexe, elle risque de devenir une pure croyance, avec ce paradoxe: C'est une croyance qui servirait de preuve pour maintenir la transmission. Alors Moïse affine son discours: Il y a eu la voix, dans le feu, mais vous avez eu peur de l'entendre, peur d'entendre Dieu et de mourir ; alors vous m'avez demandé de m'interposer, et Y lui-même a accepté que je n'interpose et que je vous transmette les paroles de sa voix. 
    Donc même cette première voix, cette première fois était scindée, entre une part divine insoutenable et une part humaine plus audible (pas forcément plus facile à accepter). Cette scission originelle, ou cette double dimension, a dû contribuer à ce que les Juifs qui ont fait le christianisme aient tenu à faire du Sauveur un être double, partie homme et partie Dieu. (Dans la foulée ils ont choisi d'incarner en lui le peuple hébreu comme tel, pour rendre celui-ci inutile, ou plutôt pour « accomplir », pour mettre fin à son histoire trop éprouvante, pour y trouver une solution, en somme.)

    Avec l’interdit d’ « adorer » ce qu’adorent les autres peuples, il y a ici le principe d'une singularité collective, celle d'un peuple ; c’est non pas un particularisme, mais ce que j'appelle une singularité universelle, celle dont les effets peuvent être reconnus par des gens et des peuples honnêtes. (Cette reconnaissance elle-même, en tant qu’épreuve, peut aussi bien les rapprocher de leur niveau d’honnêteté ; où ils n'auraient pas besoin de projeter leur jalousie en inversant la reconnaissance en calomnie.) Il y a ici une position philosophique, culturelle, ontologique : totalement différente de l'universel direct donc les philosophes des Lumières ont rêvé, qu'ils ont imposé en surface puisque leur principe ne peut être qu'en surface: il dicte l’effacement de l'individu au profit du bien commun qui est plus universel. (Le résultat aujourd'hui, dans les pays qui s’en réclament, n’y ressemble pas vraiment). La singularité universelle dont il s'agit ici est supposée ancrée dans l’être, dans le feu de la parole de l’être, et à se transmettre à travers les épreuves existentielles.
    On a donc une mise en garde émouvante contre tout ce qui aurait d'emblée valeur universelle – comme les éléments naturels ou cosmiques dont YHVH a fait « la part » des nations ; c'est leur part, mais toi, (peuple hébreu), il t'a pris, il t’a  ta sorti d’une fournaise de métal pour faire de toi son héritage. Il y a ici presque un jeu de mots sur LQH  (il t’a pris) et HLQ (il a donné ces éléments en partage aux nations). Ta part à toi, c'est le fait que tu es pris par l’être pour te transmettre dans sa parole.
    Les mises en garde de Moïse sont de plus en plus pathétiques, presque désespérées : n'oubliez pas. Il veut travailler contre l'oubli. Or si il n'y a pas d'oubli, on est dans le pur présent, dans le foyer originel. C'est donc un appel non à ne pas oublier mais à combattre l’oubli, à le doubler de rappel. Il aura une dynamique d'oublis-rappels, qui portera la transmission.
    Le rappel c'est aussi l'idée de retour. Et ici Moïse fait une ouverture nouvelle: Quand tu fauteras, que tu seras vainsu, malheureux, dispersé, si tu retournes jusqu'à YHVH pour entendre sa voix, alors sache que c'est un Dieu de miséricorde, qu’il ne te rejettera pas, et ne te détruira pas. Donc, pas de culte immodéré de la culpabilité. Celle-ci doit tout juste prévenir la faute et impulser le retour, le rappel. Pas de désespoir où l'on s'installe, ce serait de l'idolâtrie.
    Et déjà le discours de Moïse est un rappel, en termes très concrets: un peuple a-t-il jamais entendu cette voix divine tout en restant vivante ? Et surtout  (4,34) : Dieu a-t-il jamais tenté de se prendre un peuple dans les entrailles d'un autre peuple comme YHVH l’a fait pour toi en Égypte ?
    
Autre élément du retour auquel Moïse incite (4,39) : et quand tu ramèneras ton cœur (vers YHVH), que tu écouteras ses paroles, ce sera bon pour toi et tes enfants après toi, tu prolongeras tes jours sur la terre qu’il te donne pour toujours (v.40). Autrement dit,  le don de cette terre ne suit pas les fluctuations des trahisons et des retours, des oublis et des repentirs. Même si tu ne fais pas retour, cette terre te revient ; elle peut même  t’aider à faire retour ; car le don, lui, le don de ce gage matériel de l’alliance est  fait pour toujours. 
    Autre nouveauté dans la répétition : marquer le shabbat c’est rappeler – et faire rupture avec – l'esclavage en Égypte ; ce n’est pas seulement sous le signe de la création du monde qui trouve là son point d'arrêt ou de suspens.
    Le texte des Dix Paroles est donc repris ; comme je l'ai commenté ailleurs, je n'y reviens pas. Notons seulement, dans la dernière Parole, celle qui interdit d'envier son prochain, une différence : la première version mentionne l’interdit de lui envier sa femme sa maison ses biens, etc. Ici, la femme est oubliée, on n'en parle pas : interdit d'envier la maison de ton prochain, son champ, son serviteur, sa servante, etc. Un petit coup de réalisme ne fait pas de mal : si l'on entend parler des juifs, surtout français, sur la plage de Tel-Aviv, ils ne comparent pas leurs femmes, mais leurs dernières acquisitions immobilières, certes pour rivaliser, mais au risque de s'envier.
    Ajoutons que le texte du Shéma, qu'on trouve pour la première fois, a une certaine force éthique qui l’a fait  insérer dans la tradition. Seul l’être YHVH peut être divinisé, il est unique, et il faut l’aime. Aimer l’être c'est aimer  être toujours en contact avec l'infini du possible. C'est le minimum de l'amour de l’être. Ensuite, la seule chose qui est demandée, c'est de transmettre au fil des générations cet amour de l’être, et les paroles qui s’y rattachent. Cet amour est forcément réciproque : si tu aimes la vie, elle t'aime en retour, par à-coups, à des moments possibles qu'il te revient de repérer. Comme quoi l’origine aussi est scindée, elle comporte l’esclavage et la liberté ; les deux aspects sont à rappeler ; en marquant davantage le rappel de la liberté, donc aussi de la loi.

Cinquième lettre sur Gaza/Perversion de l’humanitaire

    Je lis une interview (Corriere della sera 1er août) d'une militante de la « théorie du genre », Naomi Wolf, juive américaine comme il se doit, et très hostile à Israël. Elle dit qu’on n'a aucune preuve que le Hamas utilise les civils comme boucliers humains. Pourtant des témoignages existent, et des images, montrant que le sous-sol de Gaza c'est toute une ville de tunnels remplis de missiles ou d'explosifs. Ceux qui ont fait ces tunnels, n’ont sans doute pas fait d’efforts pour éviter de passer sous des maisons habitées, des hôpitaux, des pharmacies, des mosquées, etc. D'ailleurs Mme Wolf ajoute elle-même   que Gaza étant très peuplée, où que se trouve le Hamas, il est entouré de civils. Cela  doit donc le rendre intouchable. Mais n’est-ce pas cela même qu'on peut appeler usage des civils comme bouclier, dès lors que le Hamas mise sur la veine humanitaire qui est très vive comme chacun sait ? Du reste, à la question : Qui, dans cette guerre, a raison d'après vous ?, la dame ne répond pas et ramène à l’essentiel : il y a là-bas une catastrophe humanitaire. Les causes ne la concernent pas.
    Une militante de la théorie du genre, capable de nier la réalité de la différence sexuelle par laquelle l'humanité se reproduit, est donc capable d'autres dénis de réalité ; par exemple, nier que les tirs de fusées sur des zones peuplées, sont strictement conformes à la définition admise d'un acte terroriste : lancer des explosifs sur une foule en vue de la terroriser. Bien sûr, le Hamas qui fait cela pour exalter la plénitude de son islam, peut rétorquer que cette foule n'est pas faite de civils ordinaires, c'est une foule de juifs donc d’ennemis. De sorte qu'en lançant des missiles et roquettes sur les villes d'Israël, il ne fait que mener une guerre, qui en outre est « sainte ». Pour admettre son argument, il faut admettre que tout juif comme tel est un homme à abattre. Ceux pour qui le Hamas mène une guerre légitime et juste admettent cela sans le dire. Espérons que beaucoup d’autres rejettent cette idée (que les Juifs comme tels sont à combattre).
    On peut aussi objecter que la population d'Israël qui reçoit ces missiles s'en protège du mieux qu'elle peut, et plutôt bien, qu'elle n'est donc pas vraiment terrorisée. Mais alors,  faut-il admettre que la fermeté la discipline et le courage d'une population changent la nature de l’attaque qui la vise ? En somme, quelqu'un vous agresse violemment, et si vous esquivez le coup, c'est que ce n'est pas une agression. On prend alors des photos de vous et des vôtres, on voit que vous menez une vie presque normale ; on en déduit que l'agresseur n'en est pas un, encore moins est-ce un terroriste. En revanche, on filme ce qui lui arrive, à lui et aux siens, suite à vos efforts pour le désarmer, on voit des morts des blessés ; on en oublie la cause, et l'on retient le résultat : c'est vous l’agresseur et c’est vous le terroriste.
    Cette logique incite à réfléchir sur les montages pervers. Je les ai étudiés naguère (dans mon livre Perversions), mais ici les exemples sont nombreux et immédiats. Tout juste hier, le Hamas a demandé et obtenu une trêve humanitaire ; et il faut être bien inhumain pour la lui refuser. Mais au cours de cette trêve, un soldat israélien qui y a cru et a pu être moins vigilant, s'est fait enlever. Le Hamas a donc manqué à sa parole ? Qu’à cela ne tienne : ce n’est pas lui, c’est sa branche armée qui …lui « échappe ». Puis, devant le tollé, il ne confirme ni ne dément ; enfin il impute l’enlèvement à… l’armée israélienne, qu’il accuse de le cacher, puis de l’avoir tué…avec ses bombardements. En fait, à travers ces paroles chaotiques, le Hamas peut toujours objecter : face à des Juifs, il n'y a pas à tenir parole. (Du coup, les Israéliens doivent intégrer qu'ils n'ont pas d'interlocuteur. Les dirigeants doivent déjà le faire admettre à leurs citoyens, car une partie d'entre eux leur dit : si on en est là, c'est que vous n'avez pas voulu discuter avec le Hamas.)
    La position perverse consiste à dénier la réalité où l'autre existe ; à nier cette existence et à faire admettre ce déni comme étant la vraie réalité. Que l'autre – juif – soit l'objet d'un déni radical de la part de l'islam radical, dont le Hamas est un exemple, est assez clair. Son effort pour le négativer devant le monde-téléspectateur est sa seule stratégie : montrer qu’Israël ne cherche qu'à tuer des civils, surtout des femmes et des enfants. L'argument est absurde, car si l'État hébreu voulait tuer des civils, il pourrait le faire directement, et non au prix d'opérations coûteuses et de tirs compliquées. Pourtant cet argument, qui relève d'un montage pervers,  est largement répercuté. C’est qu’il y a un lien profond entre perversion et débilité : les deux consistent à ignorer la réalité qui les gêne. Le pervers l'ignore par « science », et le débile par inconscience. Le Hamas exhibe les pertes civiles qu'il réussit à obtenir, en cachant qu'il a forcé ces pauvres gens à rester sur place, quand  les Israéliens les ont prévenus, souvent par téléphone, que l’immeuble serait détruit par l'explosion du tunnel ou du stock de roquettes qui est en dessous. (Un reportage de la télé allemande, peu diffusé, montre la scène où les hommes du Hamas à coups de bâtons ramènent chez eux ces habitants qu’ils dénoncent comme des « perdants »).
    L’acte pervers typique est de mettre un obstacle devant l'aveugle ; ou  de l'ombre devant ceux qui voient. Mettre de l'ombre c’est cacher une part de la réalité pour l'ajuster à ses fins. C'est par exemple dire qu'Israël rompt la trêve humanitaire, sans dire que le Hamas, plus porté sur la haine des juifs que sur l’amour des humains, en profite pour agir.
    Le Coran, lui, fait maudire les juifs (et les chrétiens) part Allah, Dieu supposé du monde, en attendant que ses fidèles activistes les fassent maudire par le monde, en misant sur la scène perverse : des gens qui souffrent, qui meurent, ou qui pleurent des proches tués, sans qu'on sache le pourquoi du comment. Le non-débile quant à lui, en conclurait tout autre chose : voilà ce qu'il en coûte d'agresser un État souverain quand on n'a pas les moyens de le vaincre ; il en déduirait qu'il ne faut plus agresser cet Etat. Mais ce serait là une logique non perverse ; et le Hamas, à qui ces morts ne coûtent rien (au contraire, il lui rapportent), peut toujours rétorquer : nous ne pouvons pas vivre heureux tant qu'il existe un État juif.
    Du coup, c'est le Tiers (ni juif ni musulman) qui est interpellé. Pourquoi n'impose-t-il pas un cessez-le-feu ? Ce serait parfaitement faisable. Ainsi, d'ordinaire, le tiers dans les rapports humains, c'est l'argent ; les Etats qui financent le Hamas, par exemple le Qatar, l'Arabie, ou l'Europe, peuvent bloquer les fonds si les tirs de roquettes et missiles ne cessent pas. Or ils ne le font pas. Il y a  sans doute, là aussi, un ressort pervers à l’œuvre : des Etats hostiles à Israël ne sont pas fâchés de le voir s'empêtrer dans une guerre longue et difficile ; dont ils espèrent également qu'elle affaiblira le Ha
mas. Ils laissent donc  se prolonger une guerre qu'ils déplorent. Et comme l’effet banal de la perversion, c'est d’inverser l'ordre « normal », verra-t-on des Casques bleus débarquer en Israël pour l’empêcher de riposter, plutôt qu'à Gaza pour stopper les tirs de missiles? On a déjà vu la responsable onusienne des Droits de l'homme blâmer Israël parce qu’il ne partage pas son Dôme de fer avec le Hamas.
    La perversion, une fois qu'elle introduit un déni, une occultation, dans un système plutôt rationnel, peut produire du chaos, physique ou psychique. Il se peut même qu'un discours pervers (et l'action qui s'ensuit) consiste simplement à retirer ou occulter, dans un discours logique, telle relation causale, telle articulation, pour mettre de l'ombre là où il y a un peu de lumière ; de l'ombre qui doit cacher une chose très simple : la détestation de l'autre, la rage de voir que son existence introduit en vous l'altérité insupportable. C'est le cas de l'existence d'Israël comme État juif (là encore, beaucoup occultent le fait que  « juif » ne veut pas dire religieux, qu'il s'agit d'une identité fondée sur une transmission millénaire de symboles dont bien d'autres ont bénéficié, y compris les musulmans.) Cette existence se révèle être, surtout chez ceux qui la détestent, synonyme d’altérité insupportable, au point que le problème, au Proche-Orient, semble être une variante du problème existentiel par excellence : comment exister alors qu'on a près de soi, et même en soi, de l’autre qu’on ne peut pas ramener à soi ?
    Là-dessus, les critères que voudrait imposer la morale mondialisée ne valent pas cher : tout le monde doit aimer tout le monde, car il n'y a pas de différence, les peuples et les gens s’équivalent ; des identités peuvent être irréductibles, avec une bonne gestion, elles doivent pouvoir s'entendre et vivre ensemble. C'est mettre la barre si haut, qu'on se retrouve très bas. La vérité est qu'on n'a pas besoin de s’aimer et de se comprendre pour feindre de remplacer le fait qu'on est incompatibles, mais qu'on peut vivre côte à côte, avec de temps à autre, des signes témoignant de la manière dont chacun est branché sur l'ailleurs. Pour cela, il faut  que les honnêtes gens prennent leurs responsabilités (mais oui, cela arrive dans une vie), et s'engagent à empêcher que des fanatiques fassent  la loi aux autres, la loi de leur force, ou pire, la loi de leur faiblesse. Si le Hamas produit un tel chaos chez les siens, c'est qu’il est faible, trop faible au regard de l'hégémonie que promet son credo.
    Certaines sont impressionnés par le fait qu’une posture pro-Hamas et antijuive semble fréquente, voire évidente sous la pression des images et des médias. Il ne faut pas s'en inquiéter, (sauf si l'on fait partie de ces juifs qui veulent être aimés par tout le monde faute de sentir en eux l'amour de ce qui les fait exister). Ces mêmes masses changeront de bord quand elles verront que « les chrétiens » (les Occidentaux) sont eux aussi « maudits » par l'islam radical, et quand elles verront celui-ci tenter de leur imposer sa loi. Il est vrai qu’en attendant, il faudra supporter cette perversion de l’humanitaire (où l’on réclame pitié pour des gens qu’on expose et qu’on empêche de se protéger). C’est curieusement le seul point d’accord entre Occidentaux et instances islamiques ; mais cette sorte  d’effusion ne tiendra pas  longtemps devant l’épreuve de réalité.

    P.S L'exemple que j'ai pris, du soldat israélien, se révèle plus complexe. Il y a eu enlèvement, ou tentative, ou annonce (que le Hamas n'a pas infirmée) ;  les Israéliens l'apprennent, rompent la trêve, (ce qu'ils ne font pas sans raison majeure); et  déclenchent des tirs aériens pour  empêcher que le soldat soit exfiltré. Il est mort dans ce combat; peut-être  même de ces tirs. Enlever un soldat, ou faire croire qu'on l'enlève, pour provoquer un combat où il est tué, peut-être par les siens, comme montage pervers, c'est presque parfait. Mais là encore, le Hamas a sa raison: dans la guerre sainte contre les juifs, il n'y a pas de limite ou de parole  qui tienne. (Quant au soldat, les Israéliens ne peuvent qu'annoncer : il est mort au combat ; et la télé française peut compléter :"ce qui exclut toute idée d'enlèvement". Le tour est joué.)
    Mais on oublie que l'essentiel du montage pervers est dans ce qui le reproduit, dans le système éducatif qui, à Gaza, sature les enfants de haine antijuive. C'est du même ordre que mettre un obstacle devant des "aveugles" – devant des êtres qui ne savent pas – et enlever de la lumière à ceux qui pourraient voir.