Archives mensuelles : octobre 2014

Vérité et transmission

    Le fils crie leur vérité à ses parents, il hurle contre le père qui se laisse humilier au travail, qui admire les gens friqués alors qu'il est un gagne petit, et se laisse écraser par sa femme ; il hurle aussi contre elle parce qu’elle est insupportable, qu'elle ne pense qu'à être économe, et qu'elle lui chante pour finir la complainte de l’ingratitude, du on s'est sacrifié pour toi, etc. Le fils les rejette, il veut être artiste, et il le devient. C’est un artiste moyen, mais qui s’en tire parce qu'il a pris la précaution d'épouser une neurologue, il a de quoi subsister. 

    Sa diatribe contre ses parents a des accents de vérité, au point qu'il la prend pour la vérité, et qu’il tient à lui donner une portée plus vaste, plus sociale, qui la caricature certes, mais qui lui donne de l'élan, et il se sent avoir un point de vue très large : la masse des mères économes de classe moyenne, voyez-vous, c'est la cause de la crise économique, parce que ces femmes ne dépensent pas, ne s'éclatent pas, ne créent pas du mouvement. Et ces hommes, comme le père, qui méprisent les vrais travailleurs, et qui se couchent devant les cadres supérieurs, sont des nuls qui empêchent aussi que ça change.

    Et voilà que plus tard, sa fille lui hurle son mépris, pour ses chansons et ses textes qui ennuient tout le monde, pour sa vanité, sa prétention, son mépris de ses parents qui, eux, avaient des repères sûrs, des valeurs saines, qu'ils ont su transmettre à leur petite fille ; elle en est fière, et dans sa joie surexcitée, elle rejette son père  « narcissique ».

    Cette jolie parabole, extraite d'un texte d’Éric Reinhardt et mise en scène au théâtre par S. Cléau, (et bien jouée par M. Amalric), donne à penser. D’abord, elle nous rassure contre la tyrannie de la vérité : si chacun posait la sienne et l’érigeait comme un mur infranchissable, ce serait un tel encombrement, on serait tous emmurés dans un labyrinthe inextricable qui ne serait fait que de vérités,  chacune étant aussi totale que celle de ce fils bouillonant. Heureusement, il y a l'épreuve de la transmission : il avait totalement gagné contre ses parents, il les a emmurés dans sa vérité, et voilà que sa fille casse le mur, redonne la parole aux parents, et prend dans leur façon d'être quelque chose de précieux pour elle, qui lui sert à se construire, à proclamer sa vérité. Certes, elle risque aussi d’en faire un mur, pour enfermer son père, le temps que son fils à elle, qu'elle aura sans doute un jour, grandisse et réhabilite le grand-père.

    Une vérité qui oublie l'épreuve de sa transmission, n'est qu'un cri passionnel, qui peut toujours s'enivrer de sa vérité, la faire briller dans toute sa force, son évidence aveuglante, elle ne tient à la route, la route des générations,  de la vie qui s’engendre. Elle ne passe même pas la frontière vers la génération suivante. Celle-ci, non seulement la refuse, mais la répète dans sa prétention à être totale ; c’est dans la rupture même, que la génération suivante répète l'impasse de la précédente.
    
Bien sûr, on peut dire que le souffle de ce fils est tellement chargé de violence, que son énonciation, quoi qu'il énonce, est si fermée, qu’elle se transmet à l'identique chez sa fille, dont le souffle est aussi toxique. On peut même dire qu'il est puni par ce en quoi il a failli : il a méprisé ses parents, à son tour d’être méprisé. Les eût-il respectés, c'est-à-dire reconnus dans leur vie propre, leur histoire, leur destin, se fût-il dispensé de les juger, les évaluer à l'aune de la vérité qu'il fondait, il aurait témoigné d'une richesse, d'une densité humaine qui eût inspiré le respect à sa fille, même si elle avait décidé de suivre une  autre voie. On peut aussi dire… tant de choses, mais le fait est là : toute vérité semble devoir être coupée par sa transmission, ou recoupée. Si elle est prête à subir cette coupe, si elle intègre la coupure comme possible, c’est qu’elle est conçue pour se transmettre, que déjà elle prend déjà en compte sa transmission ; c'est qu'elle n'est pas d'un seul tenant, qu'elle accepte d’être partielle, et de laisser de la place à d'autres. Les suivants n’ont pas besoin de la briser pour l’imiter. A moins que la brisure ne soit inévitable ? tout  comme l’imitation involontaire, qui fait que plus on a peur de ressembler à son  ou sa mère, plus on leur ressemble ?  

    Certaines transmissions culturelles semblent soumises à cette logique. Essayons même d’appliquer cette parabole à l'impasse actuelle  entre l'islam et l'Occident. Le Coran a dit tellement de mal des juifs et des chrétiens, auxquels il doit sa naissance, que cette vindicte, qui ressemble à celle du fils contre ses parents, s'est transmise jusqu'à nos jours ; soit de façon directe par les intégristes, soit de façon indirecte grâce aux déni des modérés, qui nient jusqu'à son existence, ce qui se révèle une autre façon de la conserver, donc de la transmettre. Cela veut dire que ce Livre, fût-il inspiré, était si convaincu de sa vérité totale, qu’il n'a pas intégré l'épreuve de sa transmission, excepté une transmission à l’identique ; dans laquelle très peu osent mettre une coupure sans se sentir trop coupables.

« Islamophobie »

    Un drôle de mot, car il contient tant de confusion qu’il en  devient presque un symbole de la confusion générale.
    Au départ, il signifie peur de l'islam. Cette peur, on la trouve au moins chez ceux qui sont agressés par des « jeunes », des musulmans ; ce sont des choses qui arrivent, au niveau local et aussi planétaire (où ce sont des moins jeunes : Al Qaïda, Boko Haram, le Califat…). Mais les gens ne sont pas idiots, la peur qu'ils ressentent concerne non pas l'islam, mais des appels que l'on trouve dans l'islam, à moins que ces appels, ces impulsions qui mobilisent les agresseurs ne leur tombent du ciel, directement, et cela, personne n'y croit. Ou que ça leur vienne de leur folie intérieure, mais quand cette folie constitue un collectif, quand celle d'un petit « fou » de banlieue rejoint celle d'un autre « fou » londonien ou syrien ou iranien, l'idée que ça relève d'une même source n'est pas folle. Cette idée est vivement censurée, déconseillée. Dans une ambiance de déni, il est de bon ton de la nier, et d'affirmer que l'islam n'a rien à voir avec cette violence. C'est tellement admis, non pas comme vrai mais comme ce qu'il faut répéter, qu'on accède à un autre niveau de sens du terme islamophobie : c’est devenu la peur de dire quelque chose de critique envers l'islam ; c’est la phobie de passer pour islamophobe, de passer pour un de ceux qui ont peur de la violence islamique et qui demandent qu’on s’en protège. Le mot a donc franchi une première barre de sens: car cette peur au second degré, bien plus courante, n'est pas une peur des musulmans ou de l'islam, mais une peur d'être pointé dans la Doxa française comme xénophobe ; et d'être basculé dans le camp de l'extrême droite, par exemple. C'est donc une peur artificielle, entretenue par l’establishment, médiatique ou politique, une peur du qu'en-dira-t-on, une peur pour sa propre image, ou pour sa place, etc. 
    Après une de mes conférences, un homme a dit que tout à l'heure, dans le métro, il a vu une jeune femme en foulard presque intégral, ne découvrant que les yeux. Il s'est approché d’elle, et lui a dit que cette tenue violait la loi, elle l'a envoyé « paître », la discussion s’est animée, aucun autre voyageur n'a bronché ; et quand il est descendu, deux autres personnes qui descendaient lui ont dit « vous êtes courageux, Monsieur » ; et: « c'est très bien, ce que vous avez fait ». Or cet homme n'a bravé aucun danger et les passagers qui n'ont pas bronché ont agi comme s'il y avait un danger réel. Ils ont donc bien intégré la censure qui leur dit : surtout pas de critique envers l'islam, ou envers l'un de ses adeptes
    Donc, sans qu’il y ait de danger réel à faire cette critique, et à faire respecter la loi, on a créé un vrai risque : celui de passer pour xénophobe. Il est probable que tous ces gens qui subissent cette censure, jusqu’à se l’imposer, au nom de cette peur induite, en voudront à l'islam d'en être la cause. En somme, beaucoup de Français ne pardonneront pas à l'islam leur lâcheté envers lui. 
    Cette lâcheté, endossée par les instances officielles, induite par ceux qui, en principe, appliquent la loi, montre que loi qui devrait servir de tiers se dégonfle. Du reste, ces responsables lancent des tirades magnifiques contre « ce type de violence », mais ne peuvent pas faire arrêter les « types » qui agressent, ou les punir quand ils les arrêtent. Du coup, la masse des agresseurs potentiels, qui n'est pas négligeable, commence à le savoir. Ça commence à se savoir que la loi, si elle pose des limites, ne peut pas les appliquer (« il faut des couilles pour ça », me dit un fonctionnaire, « et on n’en n’a plus »). Cela peut éclairer une certaine déprime, maquillée en indifférence, où le chacun pour soi masque le fait que chacun va « râler » dans son coin. 
    Quant à savoir pourquoi l'establishment a peur de l'islam, et c'est, aujourd'hui, le vrai sens de l'islamopobie, cela exige de réfléchir sur une notion nouvelle que j'appelle la culpabilité perverse et que j'ai proposée pour comprendre le phénomène : quand on se pose comme coupable du problème des autres, en l'occurrence de l'islam, on compte bien se poser comme seul capable de les résoudre ; c’est une prise de pouvoir sur ceux qui ont le problème, et aussi sur les autres, sur les braves citoyens qui auraient des choses à en dire, mais qui se taisent sous la pression du politiquement correct, devenu une sorte de menace : c'est ça ou le chaos. Si vous ne voulez pas le chaos, vous vous taisez. 
    Et c'est ainsi qu'on enfonce les uns et les autres dans un problème qui, au départ, n'était pas insurmontable ; et que j'avais autrefois résumé ainsi : il faut aider l'islam à conquérir son imperfection, car sa perfection se révèle dangereuse.

 

La gestation pour autrui

    
    Naguère, sans être contre, je n'étais pas pour ; je ne suis pas pour qu’une personne loue son ventre pendant neuf mois et balaye d'un revers de la main les liens affectifs, tissés à même le corps, avec l'enfant à naître. Certes, d'autres femmes louent leur corps, leur sexe, leur présence érotique pour une durée limitée (prostitution) ; et la plupart des gens, hommes et femmes, louent leur présence physique et mentale à l’employeur qui les met au travail ; cela s'appelle gagner sa vie. C'est l'argument majeur qu'on utilise pour promouvoir ce mode de procréation : si ça permet à des femmes de mieux gagner leur vie,  tout en faisant le bonheur d'un couple sans enfant, de quoi vous mêlez vous ?

         J'en étais là jusqu'au jour où, parlant du repos lors d'un Colloque sur ce thème, je me suis rendu compte qu'une mère porteuse effectue un travail continu sans aucun repos, pendant 270 jours, à peu près. Ce travail, elle est payée pour, soit en argent soit en jouissance de dévouement, mais le fait qu'il ne comporte aucune pause, aucun temps d'arrêt, fait problème. Sur une telle durée, un travail sans repos est de l'esclavage. C’est par ce biais que je suis contre, même si l'esclave est consentante. 
Curieusement, dans la Bible, il y a deux histoires de mère porteuse. La première est entre Sarah, épouse d'Abraham, et son esclave Hagar. C’est une histoire qui finit mal et bien : Hagar est loin de donner son enfant, Sarah blessée surmonte l'épreuve et se retrouve mère ; les deux fils – Ismaël, celui de Hagar, et Isaac, celui de Sarah – sont les ancêtres de deux peuples, arabe et juif, qui ne sont pas vraiment en parfaite harmonie. Dans la deuxième histoire, en revanche, les deux mères porteuses bibliques avec qui la GPA fonctionne, sont l’esclave de Léa et l'esclave de Rachel, les deux femmes de Jacob, fils d’Isaac et petit-fils d'Abraham. Chacune enfante pour le compte de sa maîtresse, et puisqu'elles sont vraiment esclaves, cela ne pose pas de problème.

         Sur ce, lors d’une soirée, je rencontre un homme qui défend la GPA. Je comprends vite qu'un des siens y a recouru, mais son propos ne manque pas d'intérêt : « On peut dire tout ce qu'on veut, une mère porteuse donne la vie. Certes, une vie qu'elle n'assume pas, mais puisqu'une autre femme l'assume, qu'est-ce que ça change ? Certes, il y a rupture du lien entre elle et l'enfant, mais puisqu'aussitôt le lien se crée  avec une autre ? Puisque c'est aussitôt réparé ?  » Je le voyais donc brandir une valeur – donner la vie – qui surplombe toute autre valeur et balaie toute objection provenant des circonstances ou des rapports en jeu. Jusqu'ici, on croyait que donner la vie, chez les humains, n'avait de valeur (cette valeur pouvant être  absolue) que dans certaines relations ; et cet homme expliquait qu’au contraire, toute relation est soumise à l'acte suprême du don de vie.  Du coup, cet acte devient suprême isolément. Or s'il l'était, les femmes qui avortent seraient des tueuses de vie ; et même celles qui pratiquent la contraception. On croyait aussi que l'enfant à naître n’était pas qu’une matière vivante qui prenait forme, mais un complexe où l'âme et la matière, la parole et la chair, le désir et l'objet tissaient un univers de relations que l'enfant incarnait. C'est dans ce tissu que la GPA vient opérer une chirurgie : une coupure et une greffe. Et cet homme voulait dire : si on ne peut pas faire autrement, si tel couple est malade de ne pas pouvoir donner la vie, pourquoi ne pas la prélever là où elle peut se donner, pour l'implanter là où elle peut prospérer… Reste à savoir si un couple de deux hommes est malade de ne pas pouvoir enfanter ; ce serait en tout cas une maladie intéressante. Et reste à savoir si la loi, fût-elle purement gestionnaire, doit programmer des enfants qui soient coupés de leur gestation. De tels enfants existent, puisqu'il y en a qui sont nés à l'étranger, notamment en Amérique. Ils ont la nationalité du pays où ils sont nés et, bizarrement, on les présente ici comme de pauvres êtres sans statut, (des bébés apatrides !), s'ils ne sont pas reconnus français comme les parents qui les élèvent. C'est un détour parmi d'autres pour forcer la loi à reconnaître la GPA, « puisqu'elle existe ailleurs ». Là encore, on prend le cas d'une infime minorité pour reformater la filiation humaine; pour la redéfinir à partir de ce que permet la technique. (En l'occurrence, ce n'est pas de la haute technique, cela peut même s'apparenter au don d'organes voire au trafic du même nom.)
    L'argument technique est souvent invoqué en procréation assistée, à partir de cette « évidence » : puisque c'est possible, pourquoi s'en priver ? Or le possible ne le devient que dans certaines limites ; le possible lui-même impose ou requiert les limites où il s'effectue. Si faire un enfant devient possible, cela ne peut être dans le cadre où l'enfant n'est qu’un paquet biologique ; car l'enfant, même comme fœtus, a fortiori quand il grandit, est un complexe où s'articulent le biologique et le psychique, la chair et le verbe, l'objet et le sujet, portés par le flux de la transmission humaine qui n'est pas à redéfinir, et qui d'ailleurs résiste aux simples définitions.  Le possible biologique est porté par cette transmission, et si elle comporte un manque trop violent, par exemple l'absence radicale d'un père ou d'une mère, absence programmée dès le départ, alors c'est une transmission handicapée. On dira que toutes le sont plus ou moins, mais elles ne le sont pas dans le cadre d'un projet.

Parasha de Vézot Habérakha (Deutéronome 33,1 à 34,12)

 

    Le titre signifie «Voici la bénédiction» ; celle de Moïse, avant sa mort, pour les enfants d’Israël.
    Et c’est encore un poème où, après avoir glorifié l’être divin, Moïse dit à chaque tribu sa vérité, celle de son destin, de ce à quoi elle est appelée, et il le dit sur un mode bienveillant, soutenant, qui reprend, de façon subtile et positive, les paroles de Jacob à ses fils avant sa mort. Sur un mode encourageant ; encourager, appeler le courage, la force du cœur sur ceux qu’on encourage, est une façon de bénir, quand cet appeler est un appel ancré dans l’être, dans la partie sainte de l’être ; comme c’est le cas. 

      Dans l’ouverture du poème, YHVH est appelé par ses provenances multiples, par les lieux d’où il s’est annoncé ; et le poète ajoute : « à sa droite (à sa partie forte) il y a une loi-feu pour eux (pour les Hébreux) (33,2) ».  Et c’est à eux de se redresser avec ces paroles de l’être (33,3) qu’il leur adresse. Autrement dit, les paroles de l’être sont faites pour être portées, et aussi pour aider l’homme à se porter plus loin que lui-même, à supporter l’existence, non pas dans la résignation, mais dans l’idée qu’il y a toujours un support dans l’être et qu’il s’agit de le trouver.
    Commence la série des paroles pour chaque tribu. L’aîné Réouben n’a droit qu’à un appel, mais très aigu : «qu’il vive, qu’il ne meure pas et qu’il soit nombreux». On se souvient que Jacob avait écarté son aîné, car il avait commis l’inceste ; ici, il est maintenu en vie, toujours. Ce serait une chose étrange que ses descendants soient condamnés pour la faute de leur ancêtre. Donc, que vive la descendance malgré la faute de l’ancêtre.
    Puis c’est Judah, l'aîné spirituel qui est appelé en ces termes : Voici pour Judah ; que YHVH entende la voix de Judah et l’amène vers son peuple ; donc vers son destin, vers son devenir peuple. On tressaille en écoutant cette parole avec ses accents actuels ; d’autant qu’elle se ponctue : et sois (YHVH) une aide contre ses ennemis. Dire que Judah, c’est-à-dire le peuple juif, sera aidé par l’être, c’est dire qu’il sera aidé, qu’il trouvera l’aide essentielle, face à tout ennemi.
    Ensuite, Moïse gâte la tribu de Lévi, c’est la sienne, celle des prêtres, des gardiens de la Parole et de l’alliance. C’est à eux d’enseigner et de porter les sacrifices ; ils donnent le sens et offrent l’encens. Ils intercèdent, il faut donc qu’ils soient  bénis; que soient brisés les ennemis de Lévi, ceux qui se dressent contre lui (33,12). Subtile économie de l’hébreu : cette longue expression se dit d’un mot : qamav, de la même racine que maqom, le lieu. Ceux qui prétendent avoir lieu contre lui se briseront les reins.
    Benjamin aussi, aimé de Dieu, demeurera en paix.
    Mais c’est à Joseph (donc à Ephraim) que va la plus forte bénédiction : que sa terre soit bénie par le désir des cieux, de la rosée, de l’abîme ; le désir des récoltes solaires des fruits précieux éclairés par la Lune… Les désirs sont les profondes aspirations – des montagnes d’Orient, des collines éternelles, de la Terre avec ses richesses ; c’est le désir de l’être divin qui brûle dans le buisson (Buisson ardent, rencontre première avec Moïse). Jacob avait dit que Joseph, assailli par les archers, a tenu bon ; harcelé par leurs flèches, son arc est resté ferme ; par la force de Celui qui inspire Israël. Ici, sa force est comparée aux cornes du Réem, avec lesquelles il disperse ses ennemis. Ces cornes, arborescences qui relient l’animal au divin présent dans l’arbre (de la vie, de la connaissance…).
    À chacune des autres tribus, comme à celles-ci, Moïse assigne une forte prise sur le possible, une accroche singulière et fructueuse ; puis il conclut : il n’y a rien comme le Dieu de Yéshouroum (d’Israël) qui chevauche les cieux en étant un recours.

    Arrêtons-nous sur ce verset (33,27) : Le divin éternel est un lieu d’être, une résidence. Cela signifie que l’être reste, l’être demeure. Et c’est de cet être-demeure que surgit le projet d’une terre où demeure le premier peuple de l’être, appelé à y bâtir une demeure de l’être. Vaste projet : comment être là, et résider dans ce lieu aussi branché sur le divin et d’où s’énonce l’impératif : chasser des peuples et prendre leur terre pour en faire la terre où s’accomplit la promesse divine ? Il est écrit que c’est ce Dieu qui les chasse devant son peuple et qui dit : achève-les. Voilà qui ne convient guère aux tenants de la non-différence, pour qui des peuples vivant sur une terre doivent toujours la posséder. Et ici pourtant, une différence brutale s’affirme : une rupture avec le lien naturel à la terre ; ces petits peuples idolâtres doivent être vaincus pour qu’un lieu d’être de l’alliance puisse s’inscrire. Du reste, les hommes n'ont jamais procédé autrement pour conquérir ce qui deviendra leur terre. Quand on parle de la conquête pacifique, c’est que le rapport des forces est tel qu’il n’y a pas lieu de le mettre en acte dans la violence. Ici, c'est la conquête d'une terre portée par la parole de l’être. Bien sûr, tant de conquérants ultérieurs ont imité cette démarche en brandissant les emblèmes de leur Dieu. Mais outre que les Dieux ne sont pas équivalents, on a ici un cas étrange : le peuple a peur de conquérir, et c’est le Dieu qui le punit de cette peur, de cette résistance à conquérir un lieu d’être où l’être puisse se donner lieu ; l’être divin. En outre, c’est le seul cas où la possession d’une terre par son peuple est conditionnée par sa conduite, par sa façon de tenir aux appels d'être.

      Aujourd’hui, les occupants dits naturels de cette terre, les Arabes, sont venus eux aussi dans une conquête militaire, brandissant le Livre et le sabre, Livre prélevé dans la Torah qu’il simplifie. Ils sont aussi peu naturels que les Hébreux qu’ils veulent soumettre. Mais ce n’est pas d’eux qu’il est question : il s’agit des peuples archaïques, originaires, – jébuséens, émorites, hivites, etc., – qui furent vaincus par Josué ; pas complètement, ils ont laissé des restes hostiles (on n’efface jamais tout de la première origine). Le texte se réjouit de revendiquer leur défaite : « Heureux sois-tu, Israël, qui est comme toi ? peuple sauvé par YHVH, bouclier de soutien, toi qui t’enorgueillis de l’épée ; que tes ennemis tombent devant toi et que tu foules leurs hauts lieux » (33,29).
    Aujourd'hui, où l’on brandit l’universel direct, total, abstrait, auquel personne ne se tient puisqu’il n'y a que des singularités irréductibles, de tels versets sont inaudibles. Pourtant, ils ont leur vérité, et elle traverse les couches épaisses d'hypocrisie où le vainqueur prend des airs contrits, où le plus fort doit feindre la faiblesse, et risque de laisser les plus faibles lui faire la loi. Et si le fort se laisse ainsi châtrer, c'est que dans sa toute-puissance, il n'a pas le sens de la castration, c'est-à-dire de l'incision intérieure par laquelle il peut intégrer la limite et l'altérité. En un sens, il mérite de se faire posséder voire écraser par les plus faibles.

      Le dernier chapitre (34) dit quelques mots de Moïse et de sa mort : il est monté et il a vu le pays où il n’ira pas. 
      Il fut enterré sans que l’on sache par qui, peut-être par personne, et nul ne connaît sa tombe. Il avait 120 ans à sa mort, son œil n’a pas faibli et son menton n’a pas fui (34,10). Il n’y eut plus en Israël de prophète comme Moïse, que YHVH connaissait face à face. Le texte le glorifie pour sa main forte et pour la terreur qu’il a produite aux yeux des enfants d’Israël (avec ses miracles en Égypte et ailleurs). Sa main forte, c’est ce qu’un midrache commente en ces termes : Quand Dieu a vu du Sinaï l’orgie idolâtre du Veau d’or, il a voulu retenir la Loi, pour lui, jugeant que ce peuple en était trop indigne ; et Moïse a dû lui arracher les Tables. C’est dire qu’il a dû se battre avec ce Dieu qui se mortifiait; il a dû vaincre la mortification de l’Autre pour sauver la Loi, quitte à briser ces Tables très vite après, en voyant lui-même le Veau d’or ; et à les faire réécrire ; il n’y a là rien à « regretter » : cette brisure et ce qui s’ensuit ouvre la voie au parlécrit, à l’incroyable obstination de parler, écrire, réécrire, dire autrement, interpréter ; créer la transmission où tout un peuple prend sa mesure et puise ses appels à l’infini.

    Fin du commentaire de "parashah". Non qu'il soit fini, il est réellement  infini, mais nous en avons bouclé le cycle annuel.
    En effet:  la Torah se compose de cinq livres (Genèse, Exode, Lévitique,  Nombres, Deutéronome), dits « de Moïse ». Elle est lue par fragments hebdomadaires, appelés parashah, (en latin péricope), qui comportent plusieurs chapitres.
    Les trois premières parashahs sont : Béréshit, Noah, Lékh Lékha. Celle  de Béréshit  est déjà commentée dans Lectures Bibliques (40 pages lui sont consacrées). Celle de Noah également (deux chapitres lui sont consacrés); ainsi que celle  de Lékh Lékha, (« pars pour toi », parole dite par YHVH à Abram, le futur Abraham);  les trois sont commentées dans Lectures Bibliques. Ce qui nous amène à la Parasha de Vayéra, par laquelle nos commentaires ont commencé l’an dernier et se sont poursuivis jusqu’à la fin de la Torah.
     Notre "lecture de la Torah" fera partie de Lectures bibliques II, à paraître.