Archives mensuelles : novembre 2014

Lettre aux députés sur la reconnaissance d’un État palestinien

    Certains croient, de bonne foi, que cela fera exister l'interlocuteur d'Israël, afin de mieux négocier. (Qu'auraient-ils dit si, avant de négocier la fin de la guerre d'Algérie, on avait d'abord proclamé un État algérien?) Certes, l'interlocuteur existe, mais ne reconnaît pas l'État juif ; ou, dans le cas du Fatah, il le reconnaît comme état de fait, mais exige le retour des réfugiés pour changer cet état de fait. (Alors qu’autant de réfugiés juifs ont quitté les pays arabes en y laissant tous leurs biens.)          

    Restent, pour ce vote, les raisons d'opportunité: rallier l'électorat musulman des quartiers, paraître à la pointe de la libération des peuples, complaire aux États arabes. Mais comme souvent, l’opportunisme ne voit pas loin. La France ne sera pas mieux considérée dans le monde arabo-musulman, ni moins méprisée dans les quartiers et les banlieues, surtout par ceux dont elle devance les souhaits sans contrepartie.
    Et elle ne contribuera pas à ladite libération. En effet, la cause palestinienne est à double face, une face nationaliste et une face intégriste, ancrée dans l'islam radical, qui s’exprime par le djihad. Aujourd'hui, la face intégriste a pris le dessus (financée  par des États très intégristes); elle promeut les fondamentaux les plus agressifs envers les « gens du Livre », terme coranique pour les juifs et les chrétiens. C'est pour cela que cette cause  est devenue le fer de lance du refus islamiste de toute souveraineté juive. Apporter sur un plateau à cette face djihadiste la reconnaissance d'un État, certes à moitié fantôme, est une prime à l'extrémisme.
    Ce même type de djihad, (inspiré, non par le désespoir, mais par l’espoir d’un monde meilleur, avec la même foi, une bonne foi pour tous, et sans autre qui gêne), ce djihad a réglé son compte à la présence chrétienne au Moyen-Orient, qui est passée, ces dernières années, de 20 % à 4 % de la population. Les versets pieux contre les « associateurs » (c’est-à-dire les chrétiens, qui associent Jésus à Dieu) y sont pour quelque chose. La lâcheté de gouvernants occidentaux a fait le reste. Mais l'ancrage chrétien dans cette région, et même en Palestine, est moins marqué que l'ancrage juif sur la terre des Hébreux. L'existence d'Israël semble inexpugnable. Or c'est sur elle que bute la cause palestinienne. Si le Hamas reconnaissait l'existence de l'État juif, ainsi que le Fatah, la paix serait accessible, l'aménagement des frontières serait possible. Mais on ne prend pas ce chemin, et de tels votes renforceront ceux qui refusent de le prendre et qui radicalisent le conflit.
    Quelques faits ; c'est l'évacuation de Gaza qui a rendu problématique celle de la Cisjordanie, puisque Gaza, sitôt libérée, est devenue une base de tirs permanents contre des populations. Qui d'entre vous peut garantir que l'évacuation totale de la Cisjordanie ne transformerait pas cette région en une base djihad virulent, vu que le Hamas y dispose, d'après les sondages, de 65 % des voix ? Cela indique que cette majorité s'impatiente de faire comme ses frères de Gaza dès que possible; et que la Cisjordanie serait un foyer de djihad sans la présence israélienne ; c'est triste, mais c'est ainsi.

            En outre, ces deux territoires, quand ils étaient sous un pouvoir arabe, égyptien pour Gaza, jordanien pour l'autre, personne ne parlait d'en faire un État palestinien ; c'est en passant par les mains des Israéliens que ces territoires sont « à restituer » d’urgence. Israël est prêt à le faire, pour presque toute la Cisjordanie, s’il a en face de lui un djihad qui le reconnaît.
    Ce n’est pas le cas, car la question identitaire est cruciale dans ce conflit,  elle a des racines millénaires ; et vous risquez de reconnaître comme État, une force qui, dans son état actuel, non seulement ne reconnaît pas l'État juif mais voudrait sa disparition.          
    Le cliché selon lequel l'État français est prêt à sacrifier les Juifs pour complaire au monde arabe serait-il, à ce point, actuel ? Cela concorde en tout cas avec l'attitude officielle qui, d'une part voue presque un culte aux morts de la Shoah et d’autre part n'arrête ceux qui   attaquent les synagogues ; par peur de l’ameutement fanatique. L’État français a peur de l’islam, c’est devenu une évidence, et un tel vote semble inspiré par cette même islamophobie, que le double discours consensuel ne cesse pourtant de dénoncer. Cette peur, on la cache derrière le fait que nombre d’États ont eu ce même vote ; mais ces États n’ont pas une présence juive de six cent mille âmes, dont la plupart seront écoeurés par ce vote « communautaire », qui ne tient pas vraiment  compte des conditions de possibilité concrète d’un État palestinien ; pas plus que les djihadistes, qui pensent surtout à leur projet plutôt qu’aux Palestiniens.         
    Cela dit, il n’y a pas de quoi s’affoler : ce que certains croient avoir fait, avec leurs voix plutôt précaires, l’histoire le défait, avec violence ou en douceur.

    On lira avec profit le discours de l’ambassadeur arabe d’Israël à Oslo.

La transmission de la bêtise. Giscard, Obama, et le regroupement familial.

       C'est Giscard d'Estaing, quand il était Président, qui a fait la loi autorisant les familles de travailleurs immigrés à venir les rejoindre en France. Il ne se doutait pas qu'il préparait le grand problème d’intégrer – ou plutôt d’accepter – l'Islam en France sous les formes variables que l'on sait, allant du déni massif sur sa violence fondatrice envers l'autre aux fameux « territoires perdus de la République », en passant par des agressions quotidiennes venant des jeunes de la seconde génération, quand ils expriment la vindicte que leurs pères refoulaient donc aussi conservaient, plutôt que de s’en libérer.

       Quand des présidents ou députés prennent une mesure, ils ignorent bien souvent la démesure qu'ils rendent possible. En l'occurrence, s'il n'avait pas pris cette mesure, cela n'aurait pas été « raciste », cela aurait permis un roulement des travailleurs maghrébins, séjournant en France quelques années, puis retournant dans leur pays pour y amener d'autres valeurs, d'autres richesses, et de nouveaux travailleurs seraient venus puis repartis ; cela aurait tissé des liens assez intéressants. Au lieu de quoi, on a préféré installer ici des valeurs tout autres, en se chargeant de les camoufler, de mentir sur leur contenu, pour les rendre acceptables, d’empêcher toute critique qui les mettrait en question (elle est d’avance stigmatisée comme étant… « stigmatisante »). On a donc installé une petite guerre de tranchées, où chaque identité, retranchée dans ses positions, doit nourrir le discours sirupeux sur la joie que c'est de vivre ensemble; discours qui est une ferme  injonction à ceux qui trouvent à y redire. Tout cela, le temps que les traces de l’ « intégration » deviennent irréversibles.

       On sait aussi que l'Europe a du mal à se débrouiller de ce problème. Assez hypocritement, c'est-à-dire dans son style à elle, elle entreprend de fustiger les immigrés européens qui font du tourisme social ; elle s’en prend à ses pauvres, aux Roumains ou aux Bulgares qui viennent à l'ouest pour avoir des droits sans chercher de travail, etc. C'est sa façon bien à elle de s'approcher tout doucement du problème plus aigu, qui fait dire à une surveillante de maternité parisienne, de l'Assistance Publique : Pour être prise en charge complètement, c'est très simple : arriver à Roissy, prendre un taxi, et d’indiquer l'hôpital (elle nomme le sien). Après quoi c'est la prise en charge. En chambre à plus de 1000 € par jour pour la Sécu, puis en Foyer ou à l'hôtel le temps de faire les démarches qui peuvent prendre plusieurs mois.

       Donc, que les pouvoirs publics cherchent tout doucement comment aborder ça, puisqu'il est interdit d'en parler franchement, sous peine de risquer l'insulte majeure : xénophobie.

       Et voici qu’Obama, président au grand cœur, veut prendre des mesures pour que les familles de plus de 5 millions de personnes, travailleurs non réguliers aux Etats-Unis, non pas soient régularisés, mais soient rejoints par leurs familles.. Là encore, plutôt que de favoriser le mouvement, les échanges, le partage, cela risque d’enkyster certains problèmes. Ce ne seront pas les mêmes, puisque beaucoup de ces personnes viennent du Mexique, pays où l’identité n’est plus aussi intolérante qu’elle le fut il y a des siècles. Mais cela peut aussi crisper beaucoup d'Américains « de souche », plus anciennement installés, qui vont sans doute vite devenir une minorité. Les Blancs américains devenant minoritaires dans leur pays, c'est une belle vengeance contre la traite des noirs, et contre le racisme ; mais comme toute vengeance, elle risque d'être mortifère, en produisant un autre mal qui n'est pas moindre que le premier.

       Quand on prend une mesure, cela crée de la démesure lorsqu’on pense avoir devant soi le mal, (et qu'on est le bien, évidemment) ; alors on attaque. Et ce qui s’ensuit n'est pas très bon, ça exclut le partage de soi, de l’autre, et le partage entre l’un et l’autre. Disons plus crûment que ça fait ressortir tout le mal qu'on a refoulé et qui inspira cette vengeance ; un mal qu'on ne soupçonnait pas, car on croyait qu'on était bien, très bien, en toute simplicité.

       C'est ainsi que l'erreur des uns ne peut pas servir aux autres, quand ces derniers veulent d'abord faire jouir leur belle âme, plutôt que de rendre la vie plus vivable autour d’eux.

       Bien sûr, cette mesure d’Obama sera combattue par des forces conservatrices, voire réactionnaires. Et c'est ainsi, une idée fausse est souvent combattue par une autre idée fausse, à charge pour la vérité, et pour les forces de vie de se frayer un petit chemin très étroit. Après tout,  si la bêtise des précédents prévenait celle des suivants, l'humanité avancerait vers des cimes toujours plus hautes jusqu'à éclater dans le vide.

Les héros d’aujourd’hui

    Les héros se font rares. Certes, il y a tous ces jeunes qui se lancent dans le djihad pour tuer des mécréants ; est-ce héroïque, ou simplement dangereux ? C'est bête à dire, mais si la cause pour laquelle on prend des risques promeut des forces de mort, ou vise à opprimer des gens, il n'est pas héroïque de la défendre. Du coup, je repense au quatrième avion du 11 septembre 2001 : les trois précédents avaient atteint leur but, ils ont détruit les Twin Towers et le Pentagone. On imagine, dans chacun, les passagers, croyant d’abord à un détournement d'avion, espérant des négociations, puis soudain pétrifiés devant le crash, l’œuvre des « héros » djihadistes. Mais ceux du quatrième avion ont appris la nouvelle, et se sont révoltés ; leur appareil s'est écrasé dans la forêt, preuve qu'il y a eu un combat. Un passager a dû se lever, suivi par un ou deux autres, et sans doute par la masse des autres, à qui ce premier geste a donné du courage. Les premiers qui se sont levés ont été des héros, nullement préparés à l’être ; des héros d'un instant, mais l'héroïsme n’était requis et n’avait de sens qu'à cet instant. Après, la foule s’est libérée, et les tueurs débordés furent réduits à ce qu'ils étaient : une force infime qui ne doit son pouvoir qu’à la terreur, et au fait que les autres respectent les règles de la décence, qui demandent qu'on reste à sa place. (Les tueurs et  preneurs d'otages comptent beaucoup sur le sens de la loi et de la décence chez leurs victimes ; sur le fait qu’ils savent « se tenir », qu’ils ne sont pas dans l’ameutement, lequel serait pourtant salutaire.) Les premiers passagers qui ont brisé cette absurde convention – de la « bonne tenue » – ont été deux fois héroïques : ils ont risqué leur vie alors qu'ils la savaient perdue. Ils voyaient bien que l'avion allait à sa perte, qu'ils étaient morts, et du fond de cette mort, ils ont trouvé un sursaut de vie pour se donner une dignité en tant que «morts » mais vivants ; pour empêcher les fous d’Allah de les tuer une deuxième fois. Ils  se sont redonné une vie pour la risquer ; vivant ainsi jusqu’au bout le risque de la perdre. 

Proche-Orient et faciès

       Les attentats directs sont devenus plus visibles en Israël, où comme dans les clichés racistes, un Arabe fonce avec un couteau et poignarde qui il trouve … Presque toujours, ces tueurs sont membres du Hamas. Autrement dit, ce groupe djihadiste poursuit sa guerre sainte (dont beaucoup, ici, ne voit que l’aspect national ou « anti-colonial »). Il la poursuit, non plus avec des roquettes mais des hommes au couteau, à la voiture qui fonce, au tracteur qui défonce. Cela veut dire que le rituel anti-juif de ces braves gazaouites qui ont élu le Hamas, rituel dont ils peineront à se libérer, puisque leurs enfants l'apprennent à l'école et qu'eux-mêmes le ressassent, ce rituel continue ; avec l'idée de pousser Israël à des mesures discriminatoires : vérifications fréquentes d'Arabes…qu’on va donc repérer au faciès ; ce qui n’est pas simple, car Juifs et Arabes se ressemblent parfois. Là encore, l'universel direct va en prendre un coup ; chacun a le droit de se promener, de prendre le tram, de rouler tranquillement en voiture et en tracteur ; chacun, « quelle que soit son origine, son ethnie, sa religion », etc. Mais comme les tenants d'une identité ne supportent vraiment pas l'existence de l'autre identité, il faudra bien que celle-ci les vérifie et les surveille de plus près pour protéger les siens et veiller à la vie normale, tout simplement. Ce sera donc l’occasion pour certains de dénoncer la discrimination, voire l’apartheid…Et c’est le vrai but, bien plus « rentable » que de tuer quelques personnes.

       Les penseurs des Lumières, en énonçant ces principes universels, « quelle que soit son origine, etc. », ont donné rendez-vous à l'humanité à l'endroit et au moment où elle serait débarrassée de  ses différences identitaires, et à vrai dire, de toute différence gênante. Ils ont voulu la rencontrer et l'exalter là où elle est une, uniforme, sans différence, peut-être même indifférente. Pour eux, c'est là qu'elle serait heureuse ; pour nous, c'est là qu'elle serait déprimée, d'après ce que montre l'expérience. En tout cas, l'humanité semble réagir à cette déprime menaçante, en choisissant d'autres voies que celle de l'universel direct ; des voies violentes, passionnées, conflictuelles, mais vivantes, et plus vraies peut-être que certains discours insipides, d’idéologie light ou dure.

La peur de « passer pour », et l’incompétence

       Le silence, la censure, le déni propres au politiquement correct ne cessent de faire des performances. On se souvient de la grève d'Air France, qui a été chèrement payée par l'entreprise et la grande masse des travailleurs; une grève qu'on a pas cassée pour ne pas passer pour des briseurs de grèves. On se l’est joué Germinal : ces pauvres pilotes qui gagnent entre 15 et 25 000 euros par mois et qui faisaient grève pour défendre leurs « droits », se sont retrouvés à la place des mineurs du Nord et de Lorraine, dont il serait honteux de casser la grève en amenant des "jaunes". (En l'occurrence, en amenant des pilotes militaires ou étrangers qui auraient fait l'affaire). Mais on serait passé pour des « briseurs de grève ».

       Le cas des Portiques d'autoroutes, déjà installés et qu'il faut payer même si on ne les utilise pas – parce qu’on s’est dégonflé – a révélé l'incompétence étonnante d’agents de l'État négociant des contrats. Les agents de l'État devraient en principe éviter les abus, repérer les injustices, prévenir les escroqueries, etc., plutôt que de mettre des bâtons dans les roues à quiconque veut entreprendre quelque chose (impressionnant, le nombre de gens qui me témoignent que s'ils gagnaient plus, ils devraient payer plus de taxes, donc ils préfèrent gagner moins, entreprendre moins, rétrécir le champ d’action). Mais voilà que certains d’entre eux se retrouvent, non seulement acteurs d’une gestion rétrécissante, mais auteurs de grosses pertes faute d’attention. (Ils pensaient à autre chose, en négociant, mais à quoi ?) Je viens de voir une image sur "la folie des grands stades" : chaque grande ville veut son stade monumental, soit. Mais on apprend que celui de Marseille comporte 6 000 places avec peu de visibilité. Ceux qui « suivaient » le dossier ont dû regarder en l’air au lieu de vérifier. Dans le cas de Bordeaux, le contrat qui a quelques milliers de pages, a trouvé un expert pour le lire, et il a repéré que la ville s'était engagée à payer les impôts de la société Vinci, qui mène les travaux ; soit 80 millions par an sur toute la durée du contrat (des décennies). Interpellée, la ville a fait savoir que c'était une somme bien moindre : 30 millions. En effet, c’est beaucoup moins ; de quoi se plaint-on ?

La guerre de 14-18 et la victoire : une place pour l’autre

    
    J'écoutais de temps à autre des bouts de commémorations de cette Guerre, avec des images, des évocations. Ce jour-là, on parlait du Cessez-le-feu, et on a dit que le front allemand a été enfoncé par « les Alliés ». J'ai attendu en vain le mot américain. Cela se comprend : il ne faut pas trop perturber la mémoire nationale sur ce thème. Mémoire étrange, car très peu ici savent qu'entre 1917 et 1918, le front, après des millions de morts, se retrouvait à peu près dans les positions de départ, et c'était « reparti comme en 14 ». C'est sans doute de là que vient cette expression. Ce qui a fait rupture, c'est que les Américains ont envoyé à peu près 2 millions de personnes, pas tous des soldats bien sûr, mais l'ensemble a fait une masse qui a démoralisé l'ennemi, et qui l’a enfoncé. Il est rentré chez lui, déprimé et furieux: il ne s’est pas senti vaincu par ceux qu'il avait combattus. Ce n'est pas eux qui l'ont vaincu, c'est l'arrivée massive des autres, des Américains et Canadiens, précisément. Pour la Seconde guerre mondiale, difficile de passer sous silence le gigantesque débarquement en Normandie, et les multiples débarquements au Maghreb, dans le Midi, etc. Mais pour la guerre de 14-18, on n’en parle que très peu, ou pas du tout, comme si cela risquait d'éclipser le combat des poilus pendant quatre ans ; d'en révéler l'insuffisance : sans les américains et canadiens, c'était vraiment reparti comme en 14. C'est difficile à admettre lorsqu'on tient à avoir des idées entières sur une question, lorsque l'idée partielle devient angoissante et qu'on perçoit la partie qu'elle affirme comme une menace pour l'autre partie ; alors on se sent pris à partie, on oscille d'une part à l'autre au lieu d'admettre les deux : les Français ont parfaitement résisté, mais sans les hommes d'outre Atlantique, il n'y aurait pas eu de victoire.

       C’est important, car ceux qui ensuite ont fait le Traité de Versailles, et ont donné libre cours à leur passion comme si c'était eux seuls qui avaient gagné, ont négligé cette évidence : un ennemi mortifié et non battu devient enragé.

Encore le Proche-Orient et Israël

    
    Quelqu'un m'apprend qu’un grand expert en « stratégie » mondiale, a lancé une lourde prévision : dans 50 ans l'État d'Israël n'existera plus. Il n'a donc pris aucun risque : dans 50 ans, il ne sera pas là et n'aura pas à affronter le ridicule du démenti que la simple réalité formulera en silence. Je me souviens qu'il y a 25 ans, le même expert avait prévu que la zone cruciale du développement économique, au niveau planétaire bien sûr, (toujours), serait le golfe du Mexique (avec le pétrole, le Texas, le Mexique, la position géographique, etc.) Et qui, aujourd'hui, pense à cette fine prévision et à sa nullité ? Certes, quand la prévision est grave, pas moins que la disparition d'un État, elle semble revêtir des accents de vérité, selon le préjugé bien encrassé, qui veut que prévoir du vivable semble assez étriqué, mais que prévoir l'horreur suppose une vision très profonde. (D'où vient ce réflexe bizarre? À vous de chercher.)

         Toujours est-il que de telles prévisions, justes ou fausses, masquent le sublime foisonnement des réalités, qui toujours, comme la vie, nous surprend. Le monde arabe ne restera pas monolithique, et l'image d’une entité juive souveraine et créative, qui lui est a priori désagréable, voire insupportable, lui deviendra familière, acceptable, et pourrait même lui faire du bien, le stimuler. En outre, pour qui observe les choses sur le terrain, il est clair qu'il y a là, comme partout mais un peu plus, une lutte entre des forces de vie et des forces de mort ; des forces d'affirmation et des forces de déni. Et il semble qu'Israël, avec ou à travers tous ses manquements et toutes ses failles, mais n’ayant pas d'autre choix que de vivre et d'avancer, soit plutôt du côté des forces de vie. En revanche, les forces qui ne veulent pas de son existence, sont ancrées dans une vindicte archaïque, recuite pendant des siècles. Elles pourraient  un jour supprimer l'État hébreu si elles se coalisaient, mais c'est impossible, car la différence vivante qu'elles s'acharnent à nier les rattrape, les travaille, et produit leur dissension, ou la révèle. Il faut donc être un esprit bloqué pour voir ces forces comme un bloc énorme et, à la longue, fatal. Ces courants mortifères existent, on peut les percevoir lors de rituels antijuifs invoquant le djihad, mais on peut aussi les voir à de petits détails. Tenez, j’écris ces notes dans le tramway de Jérusalem. C'est un petit bijou qui traverse la ville d'un bout à l'autre et qui est fort utile à tout le monde, juifs, arabes ou autres. Soudain, je repense au fait que l'État suédois a annulé tous les contrats avec Veolia, l'entreprise qui a mis en place ce tramway, lui reprochant d'unifier ainsi la ville (de part en part), alors que la ville devrait être coupée en deux pour qu'une moitié soit donnée au futur Etat palestinien. Voilà qui s'appelle anticiper la paix. La même Suède, que ses Juifs commencent à fuir car la vie y devient pour eux pénible, vient de reconnaître la Palestine, comme État indépendant. Il suffisait d'y penser. Que cela puisse amener la paix, on peut en douter. La paix viendra de la paix, c'est-à-dire du constat que dans cette région, Juifs et Arabes vivent de fait sans aucun acte agressif, et cohabitent ainsi pendant quelques années. Quand ce constat sera évident, des aménagements s'imposeront. Le journaliste à qui j'ai dit cela m'objecte : Mais il y aura toujours quelqu'un pour faire un acte violent ou terroriste, qui brisera ce statu quo de paix ! À quoi j'ai répondu que s’il y a un traité de paix, en bonne et due forme, après des palabres infinies, il y aura toujours quelqu'un  ou quelques groupes pour faire un acte violent et briser la paix signée. – Mais alors, on est condamné à avoir toujours des problèmes, des troubles et de la violence ? – À peine plus qu'ailleurs. Comme si, dans ce coin de la planète, les frottements inéluctables entre deux identités, étaient plus lisibles qu'ailleurs ; et cela se comprend d’autant mieux que l'une des deux, l’islamique, n'avait pas du tout prévu que l'autre, la juive, aurait un jour une souveraineté. Un tel choc psychique met du temps à se digérer, et les gestes concrets de la vie peuvent faire bien plus pour aider à le faire passer que les palabres officielles.

         Une remarque encore : mon propos sur « Israël côté forces de vie » peut indigner ceux qui ne voient dans ce pays qu’une force coloniale ; une vue que je réfute ailleurs[1], mais que certains croient confirmer en pointant, par exemple, les constructions projetées à Jérusalem. Là encore, leur ignorance du terrain, au sens cadastral et foncier du terme, laisse libre cours à leur passion. Si les Palestiniens sont à plaindre, ce n'est pas d'être spoliés par Israël. (Eux-mêmes vendent des terres à des Arabes qui les revendent beaucoup plus cher à des Juifs avant de disparaître.) Ils seraient à plaindre d'être contrôlés (par check-points et blocus sélectif), mais la réalité montre qu’il y a de quoi. Ils sont plutôt à plaindre d'être à une place telle qu'ils agissent forcément contre leurs propres intérêts ; comme pour s'assurer que leur Cause reste vivante c’est-à-dire sans issue, puisque c'est elle qui les fait exister, et que sans elle, personne ne parlerait d’eux.

         Aujourd'hui, les militants du Hamas, en attaquant des passants au couteau, à la voiture ou au tracteur qui fonce sur eux,  cherchent à produire de la haine chez « les Juifs » ; mais ce sera une haine de circonstance, dont la cause est évidente, et qui cessera avec cette cause. Elle n'a rien à voir avec la haine millénaire qu'on rumine envers eux en terre arabe, et qui est le vrai moteur de ces attaques. Nos experts, ici, n'ont aucune idée d'une haine dont l'objet c’est l'existences même de l'autre, en l'occurrence, d'une souveraineté juive. Déjà les Juifs en terre arabe étaient difficilement tolérés, et ils l'ont payé pendant des siècles par des souffrances où ils ont pu, malgré tout, bâtir une existence et une culture, avant de partir massivement. Mais des Juifs dans un Etat juif souverain, c'est l'insupportable incarné. On comprend que la haine originaire des Arabes envers les Juifs atteigne là des paroxysmes : il faut être fou de haine pour foncer sur des gens avec un couteau ou une voiture. En Occident, on ne comprend pas la haine sans cause, sans autre cause que l'existence de son objet. Alors on lui invente une cause, le désespoir ; et cela inverse toute la scène : les Israéliens sont coupables de désespérer les Palestiniens. Ce ne sont pas les Palestiniens qui sont débordés par la haine première envers les Juifs, qui les empêche de reconnaître un Etat juif,  et qui ne peut que s'exaspérer devant cette double existence (ils sont là et ils sont souverains). Cette inversion est typique des montages pervers. Si des Occidentaux s'accrochent à cette causalité, c'est qu'ils ont besoin de la perversion qui s'ensuit. J’ai montré ailleurs pourquoi (Voir Islam, phobie, culpabilité.)

         Et comment guérir d'une perversion collective ? Seuls les coups venant du Tiers, c'est-à-dire de l'histoire, peuvent constituer un remède. (La perversion nazie a été cautérisée par les armes, non par la persuasion.)

         Je n'en trouve que plus étrange la réaction de Netanyahu, à ces meurtres : Nous ne quitterons pas ce pays ! Aurait-il intériorisé le voeu des islamistes, de vider ce pays de ses Juifs et de faire cesser l'existence d’Israël ? En principe, il n'a pas à répondre à ce niveau-là. Il y a des choses qu'on ne doit même pas nier, c'est déjà trop les affirmer.                                      


[1] Voir Proche-Orient, psychanalyse d’un Conflit (Seuil, 2003)

Pense à toi

       Pense à toi, est une bonne parole quand d’autres vous la disent ; elle suggère d'ailleurs que vous vous êtes oublié ; sans, pour autant, que vous ayez pensé à l'autre ; ce qui est, comme on sait, un refrain « sociétal » : penser à l'autre, ou plutôt, dire qu'il faut penser à l'autre, à l’autre d'abord, à vous ensuite. Il est clair que chacun pense d'abord à soi; même quand il pense à l'autre, c'est en fonction de soi, de son confort, de ce qu'il fera ou non avec son « souci de l'autre », etc. Certains laissent toujours la priorité à l'autre, sachant qu'ils repasseront après, pour remettre les choses dans  l’ordre qui convient. Penser à l'autre d’abord pourrait donc être un manque de respect pour lui : vous l’enfermez dans une vision de la vie qui n’est ni la sienne, ni même la vôtre puisque, par hypothèse, vous n’avez pas pensé à vous.

       En somme, penser d'abord à soi ou à l'autre est une fausse alternative. Ce qui importe, c'est le vaste espace entre deux, entre ces deux pôles ; c'est le tressage, le va-et-vient, le croisement de l'un par l'autre. Par exemple, penser à l'autre après avoir pensé à soi, ou sur  fond de présence à soi, risque d'être plus fécond et pour l'autre et pour soi. Chacun des deux pôles est conditionné par l'autre, sans qu'on sache vraiment lequel a servi de départ. Sans doute que dans l'enfance, on a d'abord pensé à l'autre en tant qu'il pense à nous, ou pas. Il se peut même que ce qu'on appelle la pensée commence par là : par le fait de se demander ce que l'autre pense de nous quand il nous voit ou quand il se détourne. On commence donc par penser à l'autre qui pense à nous. Et comme il fait pareil, ça tourne en rond et ça dépense de l'énergie, avant que, peut-être, une « pensée » se dégage de ce tourbillon, comme une fusée se dégage de la gravitation. Plus tard, ce tourbillon est récurrent (on dit : intersubjectivité) ; et c'est chaque fois en le dépassant, après l'avoir intégré, qu'on peut donner un sens un peu sérieux à des mots comme pense à toi ou pense à l'autre. Et l'on constate que beaucoup ne pensent jamais à eux, sans pour autant penser à l'autre.  On se demande à quoi ils pensent, justement, ils courent beaucoup pour ne pas penser, ils se dépensent. Et quand on leur dit pense à toi, cela semble être une révélation.