Archives mensuelles : février 2015

Questions de langage et ignorance


Ghetto.

   Le langage courant, surtout médiatique mais pas seulement, charrie des mots et impose leur évidence. Des mots comme ghetto, apartheid, discrimination, ségrégation etc. Ghetto est un mot qu'il faut respecter, car il désignait en Italie (avec son équivalent modulable en Europe centrale, et en terre d'islam) un lieu où les Juifs étaient littéralement enfermés, contrôlés. À Venise, la cloche sonnait à 7heures du soir et tous les Juifs devaient être rentrés dans le ghetto. Dans la journée, ils en sortaient pour aller vaquer à leurs affaires tout en essuyant les insultes ou les agressions du milieu ambiant selon son humeur et selon l'époque. Aujourd'hui on appelle ghetto, bizarrement, des quartiers ou cités de banlieues dans lesquels les habitants, venus du Maghreb ou d'Afrique, ont des appartements corrects, avec des ascenseurs, des espaces communs normaux, mais qui au fil des temps se dégradent par le vandalisme, la grossièreté et le fait que des parents sont débordés par des jeunes qui ne comprennent pas leur histoire ; qui éprouvent la rancœur des parents – que ceux-ci  ont pourtant bien refoulée -  et leur propre rancœur de ne pas mieux posséder les règles du jeu social, ce qui leur permettrait d'être gagnants ; c'est du moins ce qu'ils croient.  Toujours est-il que des non-musulmans dans ces cités prennent leurs distances et vont ailleurs, ce qui rend ces cités plus homogènes et fait penser à des ghettos comme si on les avait parqués. Les habitants, jeunes ou moins jeunes, ont donc une part active dans cette ghettoïsation ; elle exprime leur agressivité envers les autres qui n'auraient pas demandé mieux que de rester là. S'ils partent, c’est  sur le constat effectif que c'est difficile à vivre, et non pas sous l'effet de préjugés, comme Monsieur Rosanvallon, professeur au Collège de France, qui nous assure que lorsque des parents retirent leurs enfants d'une classe parce qu'il y a trop d'enfants musulmans, « c'est sous l'effet de préjugés ». On voit qu'il n'a jamais parlé à des parents juifs qui reçoivent quotidiennement leurs enfants victimes d'agressions, et qui à la fin en ont assez puisque l'école leur affirme en aparté qu'elle ne peut pas assurer la sécurité de leurs enfants. Ils les mettent donc ailleurs. Ce ne sont pas des pré-jugements mais des post-constats.

Apartheid.

  Que le gouvernement français s'accuse d'apartheid envers ses populations musulmanes, cela fait partie de sa toilette narcissique : on sait que la plus haute éthique en Europe est celle de l'auto-flagellation, supposée témoigner d'une certaine hauteur de vue. J'ai montré ce qu'il en était de cette culpabilité perverse. Si les gens acceptent officiellement la présence de musulmans agressifs, c'est que le politiquement correct leur  enjoint de le faire et qu'ils ne veulent pas d'histoires. Cela peut les amener à se protéger, à prendre des distances. L’apartheid, c'est autre chose, c’est écarter l’autre ou le fustiger, alors qu’ici on s’écarte soi-même parce que l’autre vous fustige.

Mixité.

   En revanche, on nous indique qu'il faut forcer la mixité, c'est-à-dire construire des logements sociaux là où le mètre carré vaut dix mille  euros, au cœur de Paris et des villes. Ce forçage, qui coûtera cher créera aussi des rancœurs, il sera moins productif que des mesures de réhabilitation de ces cités et quartiers, mesures surtout éducatives qui poussent leurs habitants à en prendre soin. Je peux dire, en tant qu'immigré en France en 55, que j'aurais trouvé superbe un appartement à Saint-Denis avec 3-4 pièces, cuisine, salle de bain et balcon, comparé à ce que nous habitions en médina, dans des rues poussiéreuses et souvent hostiles.
   J
e déjeune avec X qui est psychologue dans un grand hôpital parisien. Elle me parle des consultations, dont la surveillante dit qu'elles accueillent « le Maghreb et l'Afrique » principalement. Cette fois, elle me dit que le docteur B. a décidé de partir : "Il craque, il en a marre, il veut un peu de mixité". Elle ajoute "Moi aussi, j'en ai marre, je veux de la mixité. Je veux qu'il y ait un ou deux blancs de temps en temps. Là, il n'y en a plus, ou presque".
     
À la même table, il y a C., une autre psychologue qui elle aussi a eu des problèmes par manque de mixité. Ses deux garçons étaient les seuls blonds aux yeux bleus dans une classe où il n'y avait que des noirs et des maghrébins, à Paris. Si encore ils intégraient son petit garçon à leurs jeux dans la cour, mais non, "ils préfèrent jouer entre eux". Elle s'est d'abord désolée qu'il n'y ait pas plus de mélange. Puis, elle est intervenue à la mairie, où la conseillère socialiste a été intraitable : pas de changement de classe ou d'école. De la mixité, bon sang.  C'est bien ce que l'autre venait demander. C. a bien tenté de la fléchir, de la faire réfléchir sur la situation, sur l'écart entre son discours et la réalité. Mais justement, cet écart, l’élue y tenait, c’est ce qui donnait à son discours sa vibration d'idéal. Désespérée, C. a dû faire comme beaucoup d'autres : délocaliser ses enfants, leur donner une adresse fictive pour qu'ils soient dans une classe un peu plus mixte.

    On imagine des élus de la gauche caviar ou de la droite vertueuse qui décident de faire avaler à très haute dose de l’ « autre » à leur public, et s’il fait la grimace et si ce n’est pas à son goût, l’accusation  de racisme a beau être usée, elle procure à ses auteurs une jouissance intacte.
    Dans le cas de classes plus élevées, devant les agressions, beaucoup s'excluent d'eux-mêmes et vont vers des écoles privées. Parfois, certains d'entre eux se convertissent, ce qui facilite les choses et permet de rester sur place.

L’absence de limites et la mort

   
    Chaque fois qu'une pensée projette de supprimer la mort, elle se met à débloquer. Un auteur aurait même dit : « la suppression de la mort nous éviterait de procréer. Il faut remplacer la procréation de nos enfants par la résurrection de nos pères ». Quelle que soit la bêtise du propos, on y remarque une logique narcissique très précise : l'auteur serait le dernier procréé. En somme, que la procréation ait lieu, soit, mais de mon père à moi, pas plus loin. On voit en effet que cette pensée ne va pas loin.
    Ce cas, sans doute extrême, nous rappelle que de temps à autre, le prurit saisit des « penseurs » sur la perte ou l’absence des limites, due à la technique déferlante, au gigantisme qu'elle implique, à la démesure des structures mises en place, etc. Avec toujours un faux frisson : et si notre transgression des limites allait encore plus loin, oui, jusqu'à supprimer la mort par exemple ? On peut leur rappeler que si loin que vont l'audace et la technique, elles n'ont encore jamais créé de la vie sur un mode qui puisse concurrencer la nature. Autrement dit, la nature est le plus grand géant technologique qui soit. Et l'on remarquera s'agissant d'intégrer les techniques à l'humain, que ce sont plutôt les lubies de ce dernier qui créent des problèmes inquiétants, comme par exemple la suppression de la différence sexuelle, ou la suppression des frontières, etc. Choses qui n'étaient pas impliquées sous leur forme extrême, et que seule l'enflure humaine a imposées.

Meilleure connaissance de l’islam

    Certains commencent à reconnaître qu'il y a dans le Coran des appels à la violence contre les autres, contre les non-musulmans. Que ces appels forment une strate assez dense et prégnante du Texte. Que ceux qui dénient cette partie violente ou qui l'ignorent n'ont rien compris au Coran et à leur religion, mais ont simplement décidé, quand ils vivent en Occident, de ne pas s'y référer. Pour eux, le plus urgent c’est d’être en paix avec les autres, d’installer l'idée que l’islam c’est la paix.
    Houellebecq y voit malice : dans son roman Soumission, il suggère que l'islam modéré se posera comme seul capable de contrôler ces extrémistes; il a donc besoin que ceci se manifeste pour pouvoir en triompher, tout en leur laissant la bride sur le cou pour ce qui est de rappeler aux Juifs cette évidence : là où règne l'islam, la place des Juifs est comprise. Celle des femmes reste honorable mais secondaire, ce qui résout les problèmes de chômage (elles seront plutôt au foyer); pendant que les problèmes d'investissement seront massivement résolus par les milliards des pétromonarchies. Cela semble farfelu et vraisemblable, surtout si l'on cède sur la critique des strates guerrières et conquérantes de l'islam.
    Un des arguments qu'on invente pour « expliquer » les djihadistes, (outre la folie ou la misère – facteurs que l'évidence contredit , mais on y tient, surtout à la misère, c’est clair et c’est culpabilisant), un argument que l'on croit très éclairant, c’est qu’ils ne savent pas lire ; il lisent mal le Texte, ils en ont une lecture figée.  L'ennui, c’est que personne pour l'instant ne leur donne la bonne lecture des malédictions insistantes envers les juifs et les chrétiens, et des appels à les combattre. En attendant de leur apprendre à lire, à lire comme nous voulons qu’ils lisent, j'ai montré que le Texte est un être vivant, et que les appels qu'il lance contre les autres, appels qui se transmettent à l'identique depuis des siècles, trouvent forcément des gens zélés et sincères qui les endossent, et qui les mettent en acte. Ces mises en acte sont faites pour honorer la partie par laquelle le Coran se défend des judéo-chrétiens en les dénonçant, comme pour mieux s'approprier leur message, pour mieux montrer que ce n'est pas leur message puisqu'ils refusent de s'y soumettre. Ces actions sont aussi une claque pour les modérés qui, face à l'Occident, maintiennent un déni pure et simple sur l'existence de cette violence. Les extrémistes (c'est-à-dire ceux qui défendent les extrémités, les bordures de l'islam, ses frontières idéologiques avec les autres, frontières qui sont forcément extrêmes), les intégristes violents, sont comme tels un appel aux modérés pour qu'ils prennent leurs responsabilités, pour qu'ils cessent de croire qu'en s'affichant pacifiques, ils rendent l'islam pacifique. Bien sûr, ce serait sympathique de guérir les djihadistes, lecteurs extrêmes, en leur montrant l'énorme richesse de la littérature, en tant qu'elle « lit » et réécrit à sa façon la texture de nos vies, en leur montrant aussi d'autres livres, comme la Bible, nettement plus nuancée, capables de s'en prendre à leurs propres fidèles, etc. Peut toujours leur apprendre la lecture complexe, mais le Texte suscitera toujours des lectures directes, tant qu'on n'a pas affronté cette simple question : les appels violents que lance le Texte envers les autres, comment faire pour les déclarer obsolètes, ayant fait leur temps, sans que les musulmans qui les absorbent (modérés ou radicaux) aient l'impression de les trahir ?

    Les versets pacifiques du Coran, qui ne s'en prennent pas aux juifs et aux chrétiens, sont puisés dans les textes judéo-chrétiens. (La plupart des phrases qui parlent de la bonté de Dieu, de sa miséricorde, de sa toute puissance etc., viennent des Psaumes.) Mais la partie violente du Coran, c'est sa frontière idéologique avec les autres, avec les juifs et les chrétiens Il est normal que cette frontière soit agressive : empêcher les autres de pointer les emprunts ou le plagiat, les empêcher de s'expliquer sur leur texte : telle a été la politique des États musulmans envers leurs minorités juive et chrétienne qu'ils ont confinées dans un statut inférieur et dans un silence total concernant l'islam. Il fallait aussi obtenir que les "vrais croyants", les musulmans, n'aient pas la moindre tentation de se convertir au mode de vie de ces autres. Or c'est ce risque qui, aujourd'hui en Europe, est victorieusement empêché ; l'affirmation identitaire musulmane est au contraire très forte, face aux autres identités plus discrètes, retirées, malléables, indéfinies, incertaines… Elle offre une solide appartenance, dont la frange avancée est le djihad. Mais c'est sur les deux plans que l'islam recrute : sur le plan pacifique, par l'adhésion à une identité parfaitement définie et chaleureuse ; et sur le plan plus agressif par la tentation du djihad.
    Cette situation, les Européens standard n'ont pas moyen de la comprendre, avec leur pensée rationnelle. S'ils vont dans des pays arabes ou islamiques, ils sont généralement bien reçus, hospitalité oblige, sur le mode personnel ou touristique. Ils n'entrent pas dans la texture, et n'ont aucun moyen de parvenir jusqu'au texte qui parle d'eux. Et quand ils observent des musulmans en Europe, ils voient plutôt des gens qui triment, qui essaient de s'en tirer, qui travaillent, qui sont humbles, qui essaient de donner d'eux une bonne image et qui souvent y arrivent. Ils ignorent que le réacteur textuel sur lequel  beaucoup sont branchés, charrie des appels à la haine pour les autres.
    On confond deux tolérances : l'une envers l’étranger qu'on peut aider, respecter (la Bible va jusqu’à dire qu’il faut l’aimer, pour se rappeler l’étranger qu’on a en soi ; l’autre envers des textes menaçants qui se transmettent et  induisent des lectures agressives.

    Jusqu'à présent, la propagande pour  éluder ces aspects consiste à dire : « Mais dans la Bible aussi il y a beaucoup de violence. » J'ai déjà dit que la Bible des Juifs est très violente contre les Juifs, pour à la fois les dresser et les maintenir, comme peuple porteur non pas tant d'un message que d'un certain rapport à l'être. La violence guerrière qu'elle soutient concerne la conquête par ce peuple de sa petite terre promise, grande comme un département français ; il fallait bien un pays, un lieu d'être à ce peuple d'esclaves à peine libérés. En outre, cette violence a eu lieu il y a plus de 3000 ans. Depuis, toutes les guerres menées par les royaumes hébreux (Israël et Judah) étaient des guerres défensives, des alliances pathétiques pour sauver leur souveraineté, en vain.
    En revanche, aujourd'hui, Israël mène des guerres défensives, et ce n'est pas de sa faute si ses adversaires s'effondrent et lui laissent sur les bras des territoires dont il a rendu une partie, Gaza (devenu un bastion furieux plein de haines et de roquettes) et la Cisjordanie dont il aurait bien rendu la plus grande partie s'il était sûr que ça ne sera pas un autre Gaza, encore plus dangereux, sachant qu'au Nord, le Hezbollah pro-iranien et surarmé s'impatiente d'attaquer. On ne peut pas dire qu'Israel, les Hébreux ou les Juifs veuillent faire leur guerre sainte et ramener le plus de monde dans le giron de leur croyance. Ce n'est pas le genre.

    La vérité d'un sujet, qu'il soit individuel ou collectif apparaît dans son exposition à l'autre ; elle excède sa position et la met à l’épreuve. Le monde arabe qui a reçu les intrus européens, les colonialistes, ne s'est pas vraiment exposé à eux, il les a vu comme des intrus, il était en retrait de leur présence, dont il a à la fois profité et souffert. C'est maintenant, en allant en Europe, qu'il s'expose au regard des autres. Même les musulmans restés chez eux, dans leur pays, sont exposés au regard occidental qui se questionne sur leur histoire, leur culture, leur religion. Mais ce regard, brouillé par les larmes de la culpabilité, ne voit pas grand-chose.

La loi sur l’euthanasie

   Il y a des choses et des actes indécidables parce qu'ils dépendent, notamment, de la manière dont on en parle.
   
L'embryon, son statut est indécidable, il dépend de la manière dont la femme ou les parents parlent de sa gestation.
    
De même, l'instant de la mort est indécidable. Mais voilà que les décideurs veulent à tout prix en décider. Alors ce sera au prix d'une escroquerie où ils remplacent la mort par le sommeil. On décidera du sommeil, pas de la mort ; juste du sommeil sans réveil. Les hôpitaux seront des cliniques du sommeil.

 

 

Le refus de comprendre

    Étonnant, l'esprit humain, lorsqu'il cherche à trouver et que sa recherche comporte l'interdit de trouver. Interdit pour des raisons affectives, idéologiques ou sociales. J’y pense en écoutant des auteurs, journalistes, enquêteurs qui cherchent passionnément ce qui a fait partir ces jeunes de France pour le djihad en Irak et en Syrie; ces jeunes musulmans, qui ont parmi eux quelques convertis, laissent leurs parents sidérés, leur entourage étonné. Ce n'étaient pas des jeunes à la dérive ou dans la misère comme tiennent à l'affirmer des analyses qui aimeraient bien « relier tout ça » à l'exploitation de classe, au colonialisme, à l'impérialisme, à tout ce qui peut nourrir la culpabilité forcée, celle qu'on doit afficher pour avoir une hauteur éthique.

    Tant d’ignorance et de contorsions pour ne pas voir que ces jeunes s'introduisent au Texte coranique qui comporte de la violence et du calme tout comme une forteresse comporte des canons sur ses murailles et de grandes salles à manger à l’intérieur. Le Texte a dans sa trame des nœuds cruciaux touchant les autres, ceux qui résistent au vrai islam, ces autres étant les juifs, les chrétiens. (Par extension, on vise les mauvais musulmans, mais l’extension est tardive, car si on écarte les « païens » de l’époque, le Coran s'attaque surtout aux juifs et aux chrétiens ; ce qui correspond aujourd'hui à Israël et l'Occident).

    Telle est la réponse : ils y vont car c'est dans le texte dont ils exaltent l'idéologie, non sans raison puisqu'elle les porte, elle les soutient, elle leur donne un idéal qui permet d'écraser les petits idéaux ambiants. Mais cette réponse, il ne faut pas la trouver, car elle entamerait l'image qu'on veut donner de l'islam, (paix, amour…), qu'on veut feindre de donner, car ceux qui organisent ce maquillage savent de quoi il retourne; c'est ce qui justifie le maquillage et le déni. Et plus on nie le problème, plus il persiste car il attend d'autres réponses, qu’on ne pourra pas lui donner puisqu'on fait tout pour le masquer.

    Tout discours social comporte une part d'hypocrisie, nécessaire à la survie quotidienne. Mais ces temps-ci le discours convenu bat les records de l'hypocrisie, car la réalité ne cesse de le démentir, et l'on a beau se tordre pour la comprendre dans le bon sens, pour la ramener à son « vrai » cadre, elle insiste, elle déborde, et ça en devient presque drôle.

    En tout cas cela mérite analyse, et c'est l'objet de mes deux livres : Islam, phobie, culpabilité et Le grand malentendu Islam, Israël, Occident (qui paraît le 25 février 2015)

 

Pulsion de trace

    On sait que les nazis ont fait de gros efforts pour effacer les traces des camps de la mort, notamment des chambres à gaz. Ils y ont en partie réussi, puisque des camps d'extermination massive ont été rasés, qu'il n'en reste rien. Cette obsession de la trace à effacer semble indiquer que vers la fin ils comprenaient que c'était un crime dont il y aurait à rendre compte. Mais fallait-il l'approche de la défaite pour avoir cette idée là ? Ils devaient savoir, dès le début, que c'était là un crime énorme mais, pour eux, nécessaire.

    Toujours est-il qu'à force de penser à effacer, ils ont oublié qu'eux-mêmes avaient produit des traces et continué d'en produire. De petits films, réalisés par eux, les montrent en train de tyranniser des corps décharnés, des fantômes vivants dans les ghettos de Pologne. Avec leurs propres traces, on a de quoi reconstituer leur crime. Mais il y a plus : on a retrouvé un enregistrement d'Eichmann après la guerre, en Argentine, dans une réunion de nazis où il proclamait qu'il avait fait gazer 6 millions  de juifs, mais qu'il aurait voulu en tuer 10 millions, que lui et ses amis avaient donc failli à leur tâche, et il conclut : "les générations futures nous maudiront pour cela" (sic)[1]. Donc même après le grand massacre et les efforts pour en effacer les traces, les nazis produisaient d'autres traces confirmant leur action. Au fond, l'être humain a besoin de laisser une trace de ce qu'il a fait. Même un criminel ordinaire, si l'on peut dire, trouve toujours moyen de laisser une trace, ne serait-ce qu’un aveu confus à un ami retrouvé. Il y a une pulsion de trace chez l'être humain, comme un prolongement de son corps et de sa mémoire. Et cette trace qu'il tient à laisser, même si elle travaille contre lui, c'est la signature de son acte, sa présentation au monde. En l'occurrence, cette trace laissée par Eichmann prouve qu'Hannah Arendt, qui l'a observé quelques jours à Jérusalem lors de son procès et qui est repartie à New-York avec de quoi faire son bouquin, a été bernée par lui, par son attitude au procès, exhibant un modeste exécutant, un peu perdu dans ses comptes et ses repères. C'est là-dessus qu'elle a bâti sa "théorie" de la « banalité du mal ». Théorie d'autant plus fausse qu'elle comporte une idée juste : le mal n'est pas toujours extraordinaire, il participe des textures de nos vies. Mais l'acte d'orchestrer des déportations géantes et un énorme génocide, en décidant que les victimes n'étaient pas vraiment humaines, que c'étaient des monstres dont il fallait débarrasser l'humanité, une telle décision n'est pas banale, pas plus que sa mise en acte. Prendre part à cette mise en acte n'est pas banal du tout. Même le dernier exécutant, qui fermait la porte des wagons bondés sur des femmes et des enfants hurlant de détresse, même lui pouvait banaliser son geste puisqu'il était quotidien, mais quelque chose par devers lui savait que ce geste n'était pas vraiment banal.

    La même Hannah Arendt m'a paru faire preuve de prétention et de fatuité en intitulant un livre L'antisémitisme alors qu'elle y parle de l'affaire Dreyfus et d'autres moments antisémites du 19e siècle, comme si la haine antijuive datait du mot « antisémite » qui est né au 19e en effet. Bref, elle a mesuré le nazisme et la haine antijuive à l'aune de sa compréhension, pourquoi pas ? C'est banal, mais pourquoi la suivre? Y compris dans son affirmation péremptoire qu'Heidegger n'avait rien à voir avec tout cela ?




[1] Cela a été montré dans les films commémorant les 70 ans de la libération d'Auschwitz.

 

Vindicte anti-juive

    La plus grosse bévue sur la vindicte anti-juive des musulmans, c’est de croire, notamment en France, qu’elle est due à l’importation du « conflit israélo-palestinien ». J’ai montré que c’est l’inverse, que les racines profondes de ce conflit sont dans la même vindicte anti-juive islamique que celle qui s’exprime en France quand la présence des musulmans est devenue plus massive. Là-bas comme ici, cette vindicte est puisée aux mêmes sources, dans la tradition islamique.

    De sorte que quand Cyrulnik  dit qu’il y a « des musulmans en France séduits par l’antisémitisme en France », il pense à l’antisémitisme de type nazi ou vichyste dont lui-même a été victime. Les gens n’arrivent pas à bouger des repères qui les ont marqués et ils tendent à les universaliser. On obtiendra difficilement d’un Juif européen qu’il comprenne que la vindicte anti-juive chez les musulmans n’est pas due à l’antisémitisme classique européen, version extrême-droite ou nazie. Il ne peut pas comprendre cela car pour lui l’antisémitisme, c’est celui qu’il connaît par sa tradition. C’est ainsi que Cyrulnik écrit : « les sépharades ont côtoyé des musulmans pendant des siècles et même s’ils étaient dhimmis, ils n’avaient pas de mauvais rapports entre eux ». Il ajoute : « depuis le début du XXème, des tensions se sont produites entre les musulmans et les juifs sépharades à cause de la montée du nazisme qui a fait que la plupart des pays arabes ont choisi de s’engager dans les armées nazies ». Donc selon lui, les positons antijuives dans les pays arabes sont dues au nazisme. Sans l’antisémitisme européen, il n’y aurait pas de violence antijuive chez les musulmans. C’est stupéfiant pour qui connaît les faits et les Textes[1].

    Il ajoute que si la plupart des pays arabes ont choisi de s’engager dans les armées nazies, « cela n’a pas été le cas des maghrébins qui se sont engagés dans l’armée française sans en empêcher certains de devenir antisémites progressivement. Ce sont des mouvements d’opinion qui sont fluctuants ». Étonnant.

    Et quand on lui dit que des enfants musulmans en France considèrent que Charlie Hebdo était fautif et que c’est pour ça qu’il y a eu des morts, il répond : « les nouvelles structures familiales larguent un grand nombre d’enfants ». Mais c’est exactement le contraire : ces enfants expriment ce qui se dit et se pense dans leurs familles musulmanes. Quant à savoir, si de telles familles sont ou non la majorité, il est bien malin ou bien informé de dire que ce n’est pas le cas.


[1]         Voir là-dessus Proche-Orient psychanalyse d'un conflit, ou bien Islam phobie culpabilité, ou encore mon dernier livre Le grand malentendu Islam, Israël, Occident.

 

A propos du film Timbouctou

    Bien que je connaisse et que j'aime le désert africain, celui-ci m'a plu, avec ses dunes, ses grands espaces, son désespoir intrinsèque, ses tentes, et cette petite ville où l'on dirait qu'il n'y a personne parce que les gens sont chez eux et n’ont pas de raison de traîner dans la chaleur ; la ville de Tombouctou, tenue par le djihad, dont les forces ne semblent pas excéder une trentaine d'hommes armés, mais apparemment ça suffit. Bien sûr, j'ai été sensible à l'aspect témoignage sur un phénomène si connu : une bande de fanatiques (pas si fanatiques que ça, assez tranquilles en fait, assez paisibles mais sûrs d’eux) qui font la loi au nom d’Allah et de son Prophète, à une population passive, qui déserte les lieux, qui  n'a aucun moyen de se battre ou de résister. Ils ne sont pas méchants, ils sont juste rigoureux, et n'oublient pas de faire servir la loi à leurs pulsions personnelles. Dans tout le film on tremble à l'idée que le chef islamiste, un salaud avéré, ne prenne la femme de l'éleveur qui s'est fait coincer bêtement ; et on est presque rassuré (c’est affreux) de la voir mourir avec son homme.

    Mais revenons à l'éleveur, qui va subir une loi islamique en bonne et due forme. L'affaire, c’est qu’une de ses vaches à dérangé les filets d'un pêcheur sur le fleuve, celui-ci la tue d'un coup de javelot, l'éleveur furieux vient l'engueuler, mais il vient avec son arme ; ils se battent, le coup part, alors que le pistolet  était caché, le pêcheur est tué, l'éleveur arrêté. On lui applique la loi d’Allah ; il doit payer le prix du sang, soit 40 vaches, et/ou obtenir le pardon de la femme du mort. Il n'a que six vaches, et ladite femme convoquée, devant la question : veux-tu lui pardonner ? répond, bien sûr: Non, pas aujourd'hui ; peut-être demain, mais pas aujourd'hui. Elle a donc, selon la loi, refusé le pardon. L'homme doit mourir. (Passons sur sa souffrance de ne pas revoir sa fille, et sa femme, qui par miracle le rejoint au moment de l'exécution : il court vers elle pour l'étreindre, on leur tire dessus, il meurent ensemble). On a vu aussi un couple lapidé pour adultère ; loi excessive. Mais ce qui m'a retenu c'est cette loi, qui semble raisonnable : tu as tué, tu payes, si tu ne peux pas, tu obtiens le pardon, sinon tu meurs. Cette loi, on imagine bien le « penseur » qui l'a produite, il a cherché l’équité, il a juste oublié une donnée affective évidente : on ne peut pas pardonner sur-le-champ au meurtrier ; il faut du temps. Et cette loi, si impatiente de faire justice, n'a pas le temps et n'en laisse pas.

    Cela m'a intéressé, car dans la Bible, un livre qui a pris son temps pour  s’écrire (plusieurs siècles), on évoque celui qui  tue par accident : des villes refuges sont prévues, où il peut fuir et où la famille de la victime ne peut pas le poursuivre.  La ville refuge sera son exil. C’est là une prise en compte de l'accident, une façon de ne pas tenir l'homme pour totalement et aveuglément responsable de son acte. Quelque chose a pu lui en échapper ; une loi qui ignore cela est folle de justice, donc folle tout court. C'est cette folie tranquille et sereine qui m'a touché dans le film ; au-delà des excès de ces hommes du djihad, comme d'interdire la musique, d'imposer des gants aux femmes, etc. La force du film tient dans cet épisode : c'est quand ils sont normaux qu'ils sont monstrueux, eux et leur loi.