Archives mensuelles : mars 2015

Le flash dépressif du pilote allemand

    On sait que la déprime, moyenne ou grave, est une formation narcissique où rien d’autre ne compte pour le sujet que lui-même… en train de dire et de penser que rien ne compte,  que la vie n’a pas d’intérêt, ne mérite pas d’être vécue, etc. Mais il faut qu’il soit là pour le dire et s’entourer de la compassion de ses proches.

         L’acte « suicidaire » du copilote allemand montre jusqu’où peut aller l’aspect narcissique, puisqu’il englobe littéralement le corps des autres qui l’entouraient. De son point de vue, il s’est tué tout seul, il n’a pas trouvé place dans sa tête, pour une représentation des autres, dans leur vie propre et leur autonomie. C’est comme s’il s’écrasait en étant enveloppé par l’avion plein de présences neutres, non-signifiantes, faisant partie de son décor. On sait que certains déprimés trainent pendant des années leur déprime et leur promesse de mourir, mais se contentent d’en « faire baver » aux personnes de leur entourage. Cet homme, lui, les a fait crever, presque en passant ; ces gens ne comptaient pas pour lui ; ils l’accompagnaient simplement ; il ne le leur a pas « demandé », puisqu’ils ne comptaient pas.

         Mais il faut nuancer ces remarques, car la « descente » de l’avion fut assez longue, et l’on peut penser qu’il y a eu dans sa tête, sinon une lutte ou une longue hésitation, du moins une tentative de prise en compte, un effort hébété de se représenter ces êtres ; en vain, bien sûr, mais cela frôle la question de la jouissance qu’il a eue, et qui pour le coup, relève de la cruauté. Celle-ci se distingue du meurtre sauvage ou de la violence aveugle : c’est un acte pervers commis sur des gens qui ne le sont pas mais dont on cherche à ce qu’ils soient solidaires de l’acte qu’on leur impose ; à ce qu’ils en soient partie prenante, ou qu’ils en donnent les apparences. Histoire de mieux marquer sa toute puissance. Le viol en est un exemple, ou l’acte pédophile qui repose sur la confiance de l’enfant dans l’adulte ; le choix de Sophie en est un autre, où une mère dans un Camp nazi doit « choisir » lequel de ses deux petits se fera gazer en premier. Ici, les passagers sont solidaires du pilote, ils sont avec lui, en toute confiance, et c’est à sa mort qu’il les mène, les privant de leur mort à eux, celle de leur vie. C’est son flash qu’il leur impose.

Complément
    Depuis le crash, on apprend toutes sortes de choses. Notamment que son acte était prémédité ; mais cela ne change rien au sens de cet acte, qui est d’inscrire sa loi narcissique, en ponctuant l'inscription par un bon paquet de vies sacrifiées en même temps, en guise d’accompagnement.
    Cet acte n'est pas psychotique, il ne déforme pas la réalité, il la prend telle qu'elle est pour s'y inscrire comme décision ; une décision où il trahit son contrat, mais celui-ci n'est pas toute la réalité. Ceux qui parlent de bouffée psychotique veulent dire parfois que pour eux, cet acte est « fou », au sens où ce n'est sûrement pas eux qui le feraient. Ils refusent de s'identifier si peu que ce soit à l'auteur de cet acte ; c'est à leur honneur, mais cela ne suffit pas à faire de lui un fou.
    Si l'on compare cet acte à ceux des terroristes qu’on a vus récemment, ils relèvent de la même logique, mais dans le cas du pilote, c'est une loi narcissique personnelle qui s'inscrit ; dans le cas des terroristes identitaires ou idéologiques, c'est une loi narcissique collective. Curieusement, dans ce dernier cas aussi, beaucoup s'acharnent à dire que ces terroristes sont des fous ; il peut y avoir des fous parmi eux, mais leur acte d’inscrire une loi narcissique collective n'est pas psychotique. C'est un acte pervers appliqué à des gens qui ne le sont pas, avec parfois un surcroît de cruauté comme je l'ai expliqué[1].     
    Par ailleurs, dire que ce pilote allemand est un Érostrate est inexact. Érostrate a brûlé le temple d'Éphèse pour avoir une renommée ; il ne s'est pas brûlé avec,  il voulait être là pour jouir de cette renommée ne fût-ce qu'un moment, c'était sa principale motivation. Ce n'est pas le cas pour cet acte suicidaire qui accomplit la dépression du sujet. La renommée  y intervient comme supplément d’une jouissance, dont le flux principal est le flash dépressif.
    J’ai dit que cet acte ne manquait pas de cruauté ; il s’y ajoute celle-ci : c'est à cause du supplément de sécurité  que l'autre pilote n'a pas pu regagner la cabine et sauver la situation. Autrement dit, la sécurité a été utilisée pour accomplir la catastrophe. Cela aussi n'est pas sans rapport avec les terroristes : ceux-ci utilisent les lois pour rester protégés jusqu'à l'accomplissement de l’acte. Et les tenants de la loi constatent alors amèrement qu’ils se sont fait avoir.
    En fait de sécurité, la compagnie est coupable de négligence gravissime. Mauvais entretien de l'appareil, au sens large du terme. L'appareil comporte aussi ceux qui l’actionnent, les pilotes ; il faut qu'ils soient eux aussi en bonne forme. Quand on sait que l'un d’eux est gravement malade, c'est pire que de mettre une pièce défectueuse dans le moteur ; c'est un énorme ratage de l'entretien. Entretenir un objet aussi complexe qu'un avion en vol, c'est s'entretenir avec tous ces éléments, y compris humains, et s'entretenir avec eux de façon humaine, qui comporte si possible la rigueur et la grâce. Les deux ont fait défaut.


[1] Voir le texte : Comment devient-on un tueur pour la bonne cause ?

                                                

À propos de l’antisémitisme chrétien

         À force de penser aux actes antijuifs se réclamant de l'islam, on en oublie la vieille vindicte antijuive distillée par le christianisme pendant des siècles, qui continue d'être enseignée au catéchisme. C'est ainsi qu'une maman d'élèves m'apprend que son petit de cinq ans est rentré de l'école en criant Dieu est mort ! Elle pensait qu'il citait Nietzsche, car il est très avancé, mais non, car il a ajouté et C’est les juifs qui l'ont tué ! Elle s'en est inquiétée, elle a parlé à une proche, catholique, qui en a parlé au curé de la paroisse, à Paris, et il n'a rien répliqué, lui suggérant de laisser tomber cette question ; plus précisément, de ne pas en parler.

         Ce n'est déjà pas si mal, que la vindicte antijuive du christianisme, des chrétiens veuillent qu'on n'en parle pas, mais acceptent de l'enseigner aux enfants. De même, la vindicte antijuive de l'islam, les musulmans, surtout en Europe, invitent à ne pas en parler, et même à nier qu'elle existe dans leurs textes fondateurs, ce qui est une autre façon de la protéger et de continuer à l'enseigner ; c’est le cas dans toute école coranique qui se respecte. Ce désir de ne pas en parler indique au moins un tiraillement entre la fidélité à la tradition, et le sursaut d'honnêteté qu'imposerait l'évidence.

         Car enfin, s'agissant du christianisme, quatre points évidents sont à rappeler :1) Ce ne sont pas les Juifs qui ont tué Jésus, mais les Romains ; car sous l’occupation romaine, les Juifs n'avaient pas droit de vie et de mort même sur des juifs ; et Jésus en était un (ce que bien des chrétiens ignorent) 2) Les Évangiles parlent de la foule des Juifs qui approuvèrent sa mise à mort. Mais ils parlent aussi des foules qui le suivaient pendant sa prédication qui a duré trois ans ; et ces foules, c'étaient des Juifs. N'est-il pas curieux que lorsque des foules suivent Jésus on ne dise pas qu’elles sont juives, mais quand une foule lui est hostile, elle soit juive et représente « les Juifs » ? Pourquoi ne pas reconnaître à ce peuple une certaine diversité ? 3) Dans leur grande majorité, les fidèles de ce qui allait devenir le christianisme étaient des Juifs. On peut même dire que ce sont eux qui, les premiers temps, ont donné corps à cette nouvelle religion, qui est née, rappelons-le, du cœur même de la juive, et qui ne cesse de se référer aux textes juifs. 4) N'est-il pas indécent que le christianisme  retienne surtout – et enseigne – que « les Juifs » ont tué Dieu, quand c'est eux qui ont apporté ce Dieu ? Je parle non seulement du Dieu-homme que serait Jésus mais du Dieu de la Bible juive qui est aussi le Dieu des chrétiens ?

Comment devient-on un tueur pour la bonne Cause ?

         Beaucoup ont du mal à comprendre qu'un homme puisse tuer et se tuer pour une grande cause, une religion, une idéologie. Pourtant le phénomène existe, mais leur résistance à le comprendre  semble être leur façon de dire : nous n'avons, avec cet homme, aucun point commun, aucune identification. Voilà qui est peut-être à leur honneur, mais qui n'aide pas à y voir clair. On doit pouvoir identifier des choses avec lesquelles on n’a « rien à voir », a priori.

         Donc, pour éclairer ce phénomène partons de la pulsion de lien[1], qui fait qu'un homme a besoin de liens pour vivre, de liens qu'il considère comme vivants, qui lui épargnent la sensation pénible d'être seul au monde, et qui nourrissent son être au monde par le contact avec un groupe qui lui donne un peu de chaleur, de présence humaine. Cet homme peut donc rejoindre un groupe qui lui fournit de l'appartenance, qui peut même le mettre en scène et en valeur. Imaginons qu'il ait rejoint dans les années 50 un parti communiste. Il en reçoit, à tort ou à raison peu importe, le sentiment de lutter pour abolir  l'injustice, l'exploitation, etc. Tout en jouissant du coude à coude fraternel avec ses camarades, il accède à ce qui distingue son groupe des autres, par exemple à la haine qu'il nourrit envers « l'ennemi de classe », les « agents du pouvoir », etc. Il peut, s'il veut renforcer son appartenance, endosser ces affects, les nourrir de sa passion, suffisamment pour en faire une valeur qui éclipse toutes les autres. Sans aller jusqu'à tuer pour le parti, ce qui n'est pas à exclure, il peut sacrifier la vérité et la justice pour défendre le parti, qui est une cause supérieure. Les témoignages là-dessus sont innombrables. J'ai évoqué celui d’une intellectuelle communiste[2], qui lors du procès d’un rescapé d’URSS qui dénonçait le régime soviétique, lui a refusé tout soutien, alors même qu'elle le savait innocent et de bonne foi. Cet homme s'est suicidé faute de soutien. Elle a expliqué son refus par le fait que, devant la valeur du parti et l'immensité de sa cause, cette injustice semblait infime et nécessaire. Elle ajouta : « nous étions des croyants ». Mais la croyance est une forme simplifiée de l'amour. Elle aimait le parti, qui lui donnait une place, un rôle social gratifiant. Et cela suffit, même dans des contextes non partisans, dans une grande entreprise par exemple, à « flinguer » un collègue ou un gêneur pour avoir un plus d'amour, avec ses variantes : plus de poids, plus d’influence, de reconnaissance, etc.

         En somme, on rejoint un groupe ou une idéologie par un transfert d'amour, d'amour narcissique au départ, qui se renforce et se sublime dans l'amour du groupe, de l'existence concrète du groupe plutôt que de son chef ou de son idéal. Ce qui porte le sujet, c'est l'existence des liens tissés par le groupe, au point que si on les coupait, il tomberait dans le vide ; c'est du moins ce qu'il pense. Si maintenant on suppose que le groupe est habité par la haine envers certains autres, le sujet peut vouloir la mettre en acte et gagner par la même une surdose d'admiration et d'amour. Le groupe communiste était habité par la haine de classe ; le groupe nazi par la haine des juifs ; le groupe islamique par la haine des insoumis juifs et chrétiens. Dans chacun de ces cas, la texture même du groupe, parfois renforcée par ses textes, fait que des sujets se dressent et mettent en acte la chose. Ils peuvent aller jusqu'à considérer qu'il n'y a pas de limite dans ce qu'on peut infliger à l'autre puisque cet autre représente le contraire même du groupe qui les porte. On dit qu'ils considèrent l'autre comme un objet, ce n'est pas sûr : il suffit qu'ils le considèrent comme un humain qu'il faut éliminer ; sachant que dans l’élimination, on peut se permettre un supplément de violence qui s'appelle de la cruauté et qui consiste à faire en sorte que la victime participe elle-même à son exécution ou à son avilissement. C'est là un supplément de jouissance que s'autorisent volontiers ces justiciers qui appliquent simplement la loi narcissique du groupe qu’ils aiment, et pas à tort, puisqu'il leur donne le cordon ombilical qui les relie à la vie.

         On peut même dire que ces tueurs pour la bonne cause sont psychiquement plus atteints que l’est un serial killer. Celui-ci porte un jugement sur lui-même,  et sur quelques autres, pour signifier : je suis plus important que tout, j'ai juste besoin de quelques corps pour combler ma fêlure insupportable ; alors que les tueurs pour la bonne cause portent un jugement sur la vie et sur l'être, qu'ils réduisent à cet être particulier qu'est leur groupe, leur religion, leur idéologie, leur Dieu… Ils diront que cet être particulier est  en fait le plus universel qui soit, c'est encore un coup de force où leur tendance singulière se totalise pour absorber tout le monde. Ainsi, l'amour pour eux-mêmes, consolidé grâce à l'amour qui fonde le groupe, leur fait faire une double opération : restreindre la vie jusqu'à leur groupe singulier, auquel ils donnent ensuite une portée totalisante.

         L’énigme de  départ devient ainsi plus abordable: ce sont des gens totalitaires, pas toujours violents, mais qui projettent le tout de la vie dans telle entité, tel collectif que nomme leur idéologie. On peut dire que pour eux, l’être en tant qu’infini du possible se réduit à cet être là. Cette réduction peut faire d’eux des tueurs, et ce qui les distingue d’un sérial killer, c’est que celui-ci travaille pour son compte, celui de son narcissisme, et que ces gens travaillent aussi pour leur narcissisme mais « gonflé » par ladite Cause, jusqu’à s’identifier à elle.


[1] J’ai introduit ce terme dans mon livre Perversions, à propos des « maladies du lien ».

[2] Voir Islam, Phobie, Culpabilité p.120 et sq

 

Grâce au jeu… (Pourim toujours)

    Je l'ai dit, cette fête commémore l'idée que le destin peut faire une grâce énorme, radicale, existentielle, comme celle qu'il fit (dans cette histoire) à tout un peuple qui risquait l'effacement et qui soudain fut sauvé; par cette grâce, où se conjoignent hasards et nécessités. (Voir Anatomie d'un miracle). D'où la coutume de se faire des cadeaux, pour se donner l'occasion de dire merci les uns aux autres, façon d'invoquer la grâce (gracia en espagnol donne aux pluriels gracias : merci; merced, dont le pluriel est mercedes…). C’est une façon de la rendre présente, de prononcer son signalement : merci, grâce, on a plus qu'il n'en faut.
    Une autre façon de mettre en acte  le fait que le jeu du destin a été et peut donc être favorable, c'est de jouer, lors de cette fête. Dans le monde ashkénaze, il y a les fameux pourim-spiels, pièces de théâtre,  déguisements,  jeux dans le genre carnavalesque (il se peut même que la tradition du carnaval en Europe, donc au Brésil, emprunte à ce trait de Pourim).
    Dans le monde maghrébin, par exemple au Maroc, on jouait…aux cartes. Le jeu le plus simple où l'on sollicite le hasard pour l'espérer favorable. Peu importe qui gagne et qui perd, l'important est de jouer, d’être ému en guettant la chance. On jouait sérieusement, on se prêtait au jeu du hasard pour sentir l'instant où il serait bon, où il ferait  signe, de grâce.

A l’occasion de Pourim. Anatomie d’un miracle. Esther.

    Ici, c'est un moment de grâce, celle de la femme et du hasard; moment vital dans la détresse de l'exil. L'histoire a lieu en Perse, quelques siècles avant notre ère. Le roi Assuérus répudie sa femme, la reine Vashti, sur les conseils d'Haman son ministre. Elle avait refusé de répondre à sa demande et de se présenter devant lui et ses invités lors d'un banquet. (Elle avait aussi le sien, un banquet de femmes…) Pour recruter une nouvelle reine, on fait appel à toutes les belles vierges du Royaume. Esther est choisie. Elle a été élevée par son oncle Mordékhaï. Celui-ci, lorsqu'il vient prendre de ses nouvelles, ne se prosterne pas comme il se doit devant Haman; lequel décide d'en finir avec les Juifs, ce peuple qui "ne fait pas comme les autres". Le jour est fixé, la date tirée au sort (Pourim = les sorts). Le roi est très complaisant: "L'argent, garde-le et fais de ce peuple ce que tu veux". (Haman comptait verser une certaine somme au trésor public pour avoir les mains libres.) Mordékhaï apprend la nouvelle, il se met en deuil, déchire ses vêtements, fait appel à Esther pour qu'elle intervienne. Elle hésite: on risque sa vie si on se présente au roi sans y être appelée. Alors Mordékhaï lui envoie dire: "Ne crois pas te protéger en te détachant de ton peuple. Si tu te tais dans un tel moment, la délivrance viendra aux Juifs d'un autre lieu, et toi et la maison de ton père vous périrez. Et qui sait si tu n'es pas devenue reine pour un moment comme celui-ci". Mordékhaï qui, au début, lui demande de ne pas dire qu'elle est juive, l'adjure maintenant de le dire, d'intervenir en tant que juive et reine. (Ainsi le rapport aux origines ne doit pas être figé; on peut en jouer selon l'événement.) Esther accepte, elle demande qu'on jeûne pour elle trois jours, elle-même et ses suivantes vont jeûner, après quoi elle se présentera devant le roi. Entre-temps,celui-ci a une insomnie, il se fait lire la chronique du palais (le livre mémoire des faits du jour…) et il remarque que Mordékhaï avait un jour révélé un complot visant à tuer le roi, et n'a pas eu de récompense. (C'est par Esther qui avait informé le roi du complot.)
    Haman est justement dans l'antichambre, il le fait entrer: "Que faut-il faire à un homme que le roi veut honorer?" Haman, sûr qu'il s'agit de lui, répond: Qu'on l'habille de la tenue royale, qu'on le mette sur le cheval du roi et que l'un des plus hauts dignitaires tienne la bride et le promène dans les rues de la ville en clamant: Voilà ce qu'on fait à un homme que le roi veut honorer. Le roi demande à Haman de le faire pour Mordekhaï. C'est le début de la fin car entre-temps Esther a pu voir le roi, l'a invité à un festin avec Haman, puis à un second festin où elle révèle qu'elle et son peuple, Haman veut les anéantir. Ici, on a un "miracle" (la situation se retourne, le peuple voué à l'effacement est sauvé); on peut en faire l'anatomie; mais on n'a pas la gestion religieuse du miracle sur le mode: ils ont supplié Dieu, il les a entendus et il les a sauvés. Dieu n'est pas mentionné dans ce texte, la prière non plus. Il y a un jeûne, il y a l'acte de mortifier son corps, non sans rappel symbolique: trois jours (trois, chiffre assez chargé; par exemple: les trois jours d'Abraham et son fils marchant vers le Lieu…).
     Et il y a surtout la grâce. Essentielle. On parle souvent de la grâce d'Esther, et il semble qu'elle l'ait transmise à son peuple, au destin de son peuple qu'elle a pu ainsi dévier. Destin d'où provient peut-être cette grâce elle-même: Esther a pu rejoindre le point de grâce enfoui dans le destin hébreu.Qu'est-ce donc que la grâce? Elle n'est pas l'effet d'un travail, d'une amélioration, d'une ascèse. La grâce, on l'a ou pas, à tels moments ou à d'autres. Elle vient d'ailleurs. Dire qu'elle est "divine", c'est dire qu'elle vient des confins de l'humain, des limites. La grâce, c'est l'émotion qui émane d'un être aux prises avec ses limites, et en même temps assez libre envers elles: beaucoup de tout petits sont pleins de cette grâce, sauf lorsqu'ils sont déjà pris et verrouillés dans le symptôme de leur mère. Autrement, ils rayonnent une présence, une certitude inconsciente de leurs limites, qui sont pourtant évidentes. Dans la grâce, la faille et les limites sont à la fois admises et surprenantes, productives de vie. Dans ce consentement, une présence inconsciente fait briller l'étincelle de la grâce. La grâce, c'est quand le narcissisme, qui ignore ses limites, s'en sert à son insu dans un sens de vie. Et cela confirme qu'on ne peut pas l'imiter: on ne peut pas faire exprès d'être inconscient de ses limites. Cette grâce se transmet ou plutôt, elle rayonne, mais ceux qui la reçoivent ou qui l'agréent ne restent pas gracieux si par ailleurs ils ne le sont pas. Ils gardent ce rappel de la grâce, et de ceci qu'elle est par essence un partage. Celui qui a la grâce la donne aux autres, à charge pour eux de la recevoir et de la "garder". En général, le mieux qu'ils font c'est de la reconnaître, de la respecter.
    En tout cas, Esther trouve grâce aux yeux de ceux qui la voient; notamment de l'homme qui gère ce harem, cette masse féminine offerte au roi. Esther se distingue par cette grâce, où se croisent sans doute féminité et symbolique. Elle est, en un sens, l'ennemie absolue d'Haman, qui hait les Juifs et les femmes. (C'est lui qui a suggéré au roi de renvoyer Vashti, sa première épouse, parce qu'elle n'a pas répondu à son ordre.) La grâce signifie que l'être qui la "porte" n'est pas identique à lui-même, qu'il est porteur d'une certaine faille et fait vibrer cet écart, cet entre-deux qui l'ouvre sur l'être et sur la vie; même s'il peut être dans tel cadre ou telle place déterminée. Lorsqu'on dit qu'Esther a trouvé grâce, cela veut dire qu'elle a touché dans l'autre le point de grâce, d'ouverture, de fragilité, d'entre-deux où se passe la vie. En somme, elle donne à l'autre la grâce qu'il a sans le savoir. L'être qui a la grâce la donne sans la perdre, sans rien en perdre. C'est une question de contact: il donne à l'autre la possibilité d'avoir, comme lui, un contact avec l'être, avec la limite de l'humain qu'on appelle le divin.
    Esther est orpheline; cette fragilité d'origine ne l'a pas affaiblie. Elle n'est pas dans l'inclusion familiale, elle appartient à un peuple qui ne s'appartient pas. Elle n'est pas dans l'identité mais dans l'histoire, l'événement, le devenir, la transmission. Bien sûr, c'est parce qu'Esther est prise au palais, et devient la femme du roi, que Mordékhaï son oncle se fait remarquer par Haman en ne s'inclinant pas. Si Esther n'avait pas été choisie, Haman n'aurait pas eu, peut-être, l'occasion de remarquer ce Juif insoumis et de retrouver sa rage ancestrale envers ce peuple, jusqu'à vouloir en finir. Mais Esther, devenue reine, est tentée de s'en tenir à son cadre, sa fonction: elle ne peut pas intercéder dans l'urgence. La réplique de Mordekhaï est cinglante et contient une allusion au divin, la seule dans ce Texte: Si tu restes dans le silence [si tu caches ton origine et ne fais pas savoir au roi, très vite, que le peuple qu'on veut détruire c'est le tien], la délivrance viendra aux Juifs d'un lieu autre (mi-maqom ahér). Car Dieu, c'est aussi le Lieu (maqom): là où ça se tient;
là où les choses et les êtres prélèvent de quoi tenir). Ce lieu autre se réfère au divin d'une façon qui semble vague; en fait, c'est dans sa fonction de lieu, comme source d'événements qui ont lieu; et sur le mode de la pure altérité: du tout autre peut avoir lieu sans toi, si tu restes en dehors.
    Et il y a les coups du hasard. Celui de l'insomnie royale: est-ce qu'inconsciemment le roi a été "travaillé" par ce qu'il a signé – rien de moins que l'effacement d'un de ses peuples? En tout cas, il découvre dans la chronique une parole salvatrice de Mordékhaï sur lui – parole qu'Esther avait transmise en mentionnant le nom de sa source, Mordekhaï. De là le Talmud déduit que quiconque, lorsqu'il tient une parole forte, dit de qui il la tient, apporte la délivrance au monde; tout comme Esther a apporté la délivrance à son peuple en disant de qui elle tenait cette parole. (On pointe ainsi l'universel du singulier: ce qui arrive au peuple juif, en tant qu'il est singulier, a valeur universelle.) Encore faut-il que cette parole soit forte et bonne. On n'a pas à nommer quelqu'un dont on évoque une bêtise ou une parole indifférente.
    Voilà donc plusieurs hasards qui convergent: Mordekhaï a éventé un complot; le roi Assuérus a une insomnie et se fait lire la chronique; Haman passait par là… Le tout sous le signe de la grâce qu'Esther a trouvée en devenant reine. Cette grâce, elle va la retrouver deux fois, lorsqu'elle invite le roi avec Haman et que, la complaisance du vin aidant, le roi est prêt à lui donner "ce qu'elle veut, même la moitié du pouvoir".
    La grâce est liée à l'identité partagée, incertaine mais vivante, qui maintient problématique la question de l'origine, et la laisse non résolue, ouverte à l'événement. Dans le cas d'Esther, ce moment où elle se fait connaître et où elle sauve son peuple (après tout, le roi aurait pu la sauver, elle, et laisser faire Haman), ce moment de grâce ultime porte sur son identité: partagée en elle-même et partagée avec son peuple.
    Ce qu'elle transmet au roi dans cet instant de grâce, c'est un appel de vie: pour quelle sécurité un peuple tout entier doit-il être effacé? pour quel confort identitaire? Cet appel, le roi l'avait refoulé en écoutant Haman, et voilà que la reine vient rouvrir le possible: certes, il y a une faille, il y a un peuple singulier, mais faut-il le détruire pour que tout soit régulier? Ce n'est pas explicite mais c'est là; c'est l'arrière fond sur lequel la grâce opère. Esther fait une entorse à la loi du palais et son peuple est une entorse à l'ordre de l'Etat renforcé par Hama. L'acte d'Esther trouve grâce et la transmet au peuple – qui est comme gracié.
    Les lettres ordonnant la mort vont donc s'inverser en lettres de vie. Vengeance sera tirée de ceux qui préparaient l'Extermination. La grâce s'infiltre dans un ordre totalisant, – perturbé par un peuple non conforme; peuple symbole de la petite entame qu'il faut pour relancer la vie. Autre symbole de cette entame sacrificielle: le jeûne de trois jours imposé à tout son peuple. Puisqu'on est menacé de mort, on va se mortifier, se donner une mort symbolique (avec des accents réels – on défaille) pour se mettre en demande de renaissance. Se mettre en état de manque pour mieux faire voir le manque-de-vie menaçant, avec l'espoir de le surmonter.
    La grâce, transmission involontaire d'une vie autre, est portée par le hasard et elle s'incarne, elle prend corps. De là une certaine beauté, qui somatise l'amour de l'être – pour la vie qui se redonne. La grâce rencontre la féminité – comme faille qui laisse passer la vie – mais la grâce n'est pas uniquement féminine. Dans la Torah, Moïse dit à YHVH: "Si j'ai trouvé grâce à tes yeux…". Si avec nos défaillances tu nous acceptes, alors marche toi-même devant nous… Autrement dit, les défaillances du peuple hébreu, dans le désert et ailleurs, font partie de son rapport au divin. On peut les déplorer, mais c'est parce qu'elles sont là, et qu'elles sont humaines, qu'une grâce est possible ou nécessaire pour fonder cette relation entre le peuple et son Dieu. Toutes les fois que YHVH a voulu exterminer son peuple après un grave manquement, c'est la grâce qui le sauve, et Moïse l'obtient chaque fois – en demandant que la faute soit oubliée; tout en sachant qu'il y en aura une nouvelle, et que la vie fait faux-bond à la perfection.
    La grâce implique donc que l'Autre aussi révèle sa faille: en l'occurrence, Dieu doit se contredire, décider une chose et en faire une autre. Cette aptitude à se contredire n'est pas à mettre au compte de sa toute-puissance (puisqu'il peut tout, il peut aussi pardonner, oublier, se rappeler et… se contredire); elle n'est pas dans une liste complète de ses attributs. Au contraire, c'est une fois la liste établie que l'aptitude à se contredire viendrait la déchirer, la barrer; prouvant par là-même qu'une telle liste est absurde. (Qu'est-ce qu'une liste d'attente dont le dernier dirait qu'elle peut être annulée?).
    C'est pourquoi le rapport entre ce peuple et ce Dieu est singulier sur un mode universel: rapport à l'être qui implique la grâce récurrente et qui s'oppose à toute idée d'en finir avec la faille; à tout projet qui, dénonçant les turpitudes de "ce peuple", voudrait fonder enfin quelque chose de solide qui n'aurait pas tous ces défauts; projet qui totaliserait ces défauts, les fixerait sur ce peuple (ou sur un autre) pour en finir avec.
    Le peuple est donc sauvé par la grâce – qui passe par le hasard dans ses moindres nuances – et non pas grâce à son mérite. Le mot pour dire "sauvé" (hatsél) comporte, on l'a dit, le signifiant de l'ombre (tsél): quand le peuple ou le sujet est pris dans une lumière totale, où l'on voit pleinement ses défauts et les dangers qui le guettent, la grâce qui le sauve consiste à lui donner un peu d'ombre. Gracier, c'est arrêter la pleine lumière qui aveugle et menace de tout brûler. L'autre mot pour "délivrance", employé par Mordekhaï (lorsqu'il dit à Esther: la délivrance et le salut viendront d'un lieu autre), c'est révah, qui prend racine dans ruah, le souffle. La délivrance, c'est retrouver un souffle, un espace dans le jeu de la vie. Et on le retrouve par l'acte de grâce qui assume la faille et déjoue la prétention totalitaire, fût-elle orientée vers un projet de perfection.
    Dans l'histoire d'Esther, le projet totalitaire obtient l'aval du roi, mais celui-ci est entamé par son désir pour Esther, par la grâce qu'elle trouve à ses yeux. Ainsi, il y a un ver dans le fruit empoisonné – qui le rend non comestible. Le projet de meurtre ne passe pas. C'est pourquoi la grâce rappelle la transmission de vie humaine dans son essence symbolique. D'où son lien essentiel avec le féminin. En somme, l'humanité a inventé un petit peuple pour symboliser une entame aux projets totalitaires. Ce peuple aurait pu être un autre, il se trouve que c'est celui-là; l'important c'est le jeu ou plutôt la dynamique que cela permet. (On peut même dire que ce peuple s'est inventé pour occuper cette place, cela ne change rien au problème.) Cette dynamique comporte pour ce peuple des risques d'extermination, et dans ces cas, des risques d'abêtissement pour ladite humanité. C'est ce qui fait de ce peuple, je l'ai dit, un baromètre d
e la maturité ambiante. Mais ce peuple aussi, s'il avait plus de pouvoir, pourrait exprimer des prétentions totalitaires. Rien n'est joué; il semble que l'humanité a besoin, régulièrement, de se poser ou de revivre le problème de sa faille identitaire, et du fantasme de la combler. C'est le problème de l'entame, donc aussi de la grâce. Au-delà de la faute qu'on pardonne, c'est le défaut qu'on intègre. Ce peuple est fait pour le rappeler, et parfois c'est à lui d'en répondre: si le monde ambiant supporte mal l'entre-deux, il en impute l'impossible à ce qui lui semble singulier, à ceux qui ne font pas "comme tout le monde". L'humanité oscille entre deux pôles pour sa question d'identité. Et il n'y a pas de loi qui prévienne contre ces risques totalitaires. (Comme pour la liste des attributs divins entamés par la grâce.) Il y a bien le fantasme d'un tribunal planétaire, qui ferait acte quand certaines lois sont violées et qu'on passe à la barbarie. Mais on connaît les problèmes de sa mise en place et de sa grande impuissance.