Archives mensuelles : mai 2015

« Rompre le silence »

Une ONG qui porte ce nom en anglais a révélé le témoignage de soldats israéliens qui avouent avoir tiré sur des civils sciemment, et affirment que leur armée a perdu le sens moral (cela signale déjà qu’elle en avait un, du moins jusqu’à leur témoignage). Cela fait les titres des journaux, où l’autre point de vue n’est pas rapporté, selon lequel ces témoignages sont des faux, commandés  et bien payés par une association islamique des droits de l’homme.
Que peut-on en penser ? Il est clair que s’il y a une poignée de tarés dans cette armée, on peut faire confiance aux médias pour les mettre en valeur, et leur donner la parole.  Y compris les médias israéliens, car eux aussi ont besoin de se mettre en valeur, d’apparaître des combattants de la vérité – qui sera d’autant plus vraie qu’elle paraîtra plus contrariante ; ils sont comme ça. Et tel que je connais leur pays, ce n’est pas vraiment le lieu où l’on peut garder le silence ; tant mieux, et l’on peut faire confiance à leur justice : s’il y a des coupables ils seront punis, c’est aussi un des mérites de leur bureaucratie.
En fait, ils sont sans doute plus qu’une poignée, il doit y avoir dans cette armée un pourcentage de tarés comparable aux autres armées européennes, où l’on vient d’épingler des soldats violeurs en Afrique. Mais c’est la logique médiatique que de chercher l’information scandaleuse et de la diffuser si elle va dans le sens de l’opinion voulue, ou si elle crée une opinion que l’on croit maîtriser puisqu’on en est la cause. Il y a une lutte sur « l’info », où peu importe  la  vérité d’une   information ou sa valeur indicative, ce qui compte c’est de la  lancer et de paraître à la tête du mouvement qu’elle provoque. L’enjeu c’est la place de pouvoir que donnerait l’information. Elle donnerait à ceux qui la révèlent un pouvoir  d’autant plus grand qu’elle serait plus scandaleuse. Mais de tels pouvoirs s’annulent, comme des « infos » qui se contredisent et se succèdent, l’une effaçant la précédente ; sauf si l’on gère les informations dans le même sens, en gommant d’autres points de vue. Et cela donne le discours de propagande qui nous enveloppe gentiment, et qui assène des propos allant toujours dans le même sens, fût-il contredit par d’autres réalités.
L’œuvre d’art exprime ces choses avec plus de finesse et plus de vraisemblance. Je pense au film American Sniper, un grand Clint Eastwood, qui montre les dilemmes terribles d’un Marine en Irak, un tireur d’élite qui se demande s’il doit tirer sur cette femme accompagnée de sa fillette ; puis il la voit remettre à celle-ci un engin explosif et s’en aller ; et il tire et tue la fille. Ou encore, après avoir abattu un homme en civil qui tenait un lance-roquettes et montait au front, il voit qu’un petit garçon tente  de reprendre l’engin et d’y aller lui-même – alors il le vise avec angoisse – mais l’enfant n’y arrive pas et lâche l’objet ; soulagement. ( En Israël, il y a un terme populaire sur les soldats dans ces cas : yorim oubokhim, ils tirent et ils pleurent). On imagine tant d’autres cas pour ce Marine, mais il a eu de la chance et a pu passer à travers, tout en étant assez abîmé psychiquement par ces tensions extrêmes. Et c’est de retour chez lui, heureux de se retirer et de retrouver sa famille, qu’il se fait tuer accidentellement par un vétéran d’Irak, qu’il essayait d’aider. (Le vétéran handicapé n’a pas dû aimer cet homme qui a vécu le même enfer et qui s’en est tiré, lui.) Mais l’accident est signifiant : l’homme s’était bien débrouillé avec ses ennemis, et c’est un des siens qui le tue.
Peut-être en va-t-il de même avec beaucoup de soldats israéliens qui ont fait ce qu’ils ont pu pour éviter les bavures, et c’est au retour, après la bataille, qu’ils sont « tués » en image par les leurs. Ils savent comme tout le monde qu’il n’y a pas de guerre propre, mais ils ignorent que leur guerre, on leur demande qu’elle soit morale, bien que les lignes de front ne soient pas des lieux propices aux leçons de morale.
Tout cela nous mène aussi vers d’autres mythes bien nourris par les médias, comme le mythe d’une guerre sans victime ; car une victime, habillée comme souvent en civil, pointe celui qui l’a tuée comme un bourreau. On veut donc  des guerres sans victimes ni bourreaux, sans vaincus ni vainqueurs ; on veut pas-de-guerre-du-tout peut être ? Mais  le monde qu’on fabrique ne s’y prête pas vraiment.

Difficile diversité

J’étais invité à un séminaire d’enseignants suisses pour parler d’identités, de religion, des problèmes qu’ils ont avec des élèves issus d’autres cultures; car fréquemment, en cours d’histoire-géo, de lettres ou de philo, des élèves musulmans objectent que c’est faux, que le Coran dit le contraire, etc. Mais ce qui a fait déborder le vase et provoqué la décision de se réunir et d’en parler, c’est un cas rarissime, celui d’un élève juif qui a dit que le discours qu’il entendait sur le Proche-Orient était antisémite et visait à délégitimer Israël.
Parmi toutes les choses que j’ai dites, j’ai insisté sur la dignité de l’enseignant, sa liberté, son autorité – non pas formelle mais en acte, du fait qu’il est auteur de son discours, bien que celui-ci relève d’un programme. J’ai dit que sur des problèmes chauds, il pouvait transmettre chacune des positions en présence, par exemple, sur le Proche-Orient, la position européenne, occidentale, arabe, palestinienne, israélienne, et juive. C’est  une vraie diversité, très bénéfique pour l’esprit, quand c’est bien fait, notamment avec un peu de sincérité. C’est d’ailleurs cette diversité que j’ai produite dans mon livre “Proche-Orient psychanalyse d’un conflit”.
Après ma conférence, que je ne rapporterai pas, une prof de droit a fait la sienne sur ce qui est permis ou non par la loi. Par exemple, est-ce que les caricatures de Mahomet  sont insultantes pour “l’autre”? elle pense que oui, et qu’il faudrait les interdire, mais ce n’est pas encore dans la loi. Elle a évoqué un procès qu’une association pro-palestinienne a fait à l’entreprise Caterpillar pour avoir été “complice des crimes de guerre israéliens en Cisjordanie”. L’association fut déboutée car la complicité de l’entreprise de tracteurs n’a pas été établie, pour des actes israéliens qui consistaient à détruire par ces engins les maisons de ceux qui s’explosaient dans des lieux publics, faisant des victimes civiles. L’intérêt de cette information, c’est qu’en focalisant  sur Caterpillar, elle soustrait à la discussion le point central, qui semble acquis, celui des crimes de guerre israéliens. J’ai dit à cette prof qu’un élève juif qui aurait entendu cela en classe aurait lui aussi” pété un câble” comme ils l’ont dit du précedent, celui qui est parti pour fuir un discours anti-juif; et que le remède, là encore, serait de transmettre les points de vue en présence : pour l’Europe et les palestiniens, c’est un crime de guerre; pour les Israéliens c’est la seule sanction possible contre des auteurs d’attentats- suicides, faute de quoi, ces hommes seraient une arme absolue, sans recours; qu’en outre, les Israéliens informent les habitants de la maison et les font sortir avant; que les accords de Genève qui définissent les crimes de guerre pointent comme un crime le fait de détruire une maison    habitée. Erreur, répond la prof, la Cour de Genève a modifié ce point : détruire une maison qui n’est pas un objectif militaire, est un crime de guerre, même si elle est vide.   J’ai répondu qu’en exposant les points de vue, ce serait bon d’intégrer aussi celui de la Cour de Genève. Réponse de la juriste : nous n’allons tout de même pas mettre sur le même plan le point de vue de la Cour de Genève et celui de l’État israélien !
Comme quoi, faire état des différents points de vue, suppose l’acte, difficile pour certains, de les considérer sur le même plan, non pour les égaliser, mais pour leur donner lieu, comme points de vue, dans la vision qu’on a de la chose. Et c’est difficile, pour ceux qui pensent que certains sont d’avance condamnés, et d’autres d’avance innocents.
Le point de vue de l’État hébreu, qui n’est en principe pas évoqué, considère que les hommes-bombes font la guerre, et que leurs maisons ont une valeur dans cette guerre, que les détruire a une valeur militaire dissuasive, qui peut amener les familles à être plus vigilantes sur les actes de leurs fils, à moins qu’elle ne soient unanimes pour soutenir l’acte de guerre sainte, d’aller exploser au milieu d’une foule juive.
La même juriste avait argumenté pour l’interdiction des caricatures, en avançant cet argument : “Écoutez, franchement, nous en étions là il y a deux siècles, à être révoltés si on touche à notre religion; alors, on peut leur accorder cela” (aux musulmans)… La condescendance, voire le mépris pour ces derniers, la dame ne les percevait pas; ni le mépris pour la fameuse liberté d’expression, celle dont les caricaturistes sont devenus le symbole; symbole difficile, puisque, par métier, ils ne peuvent parler d’une chose qu’en la caricaturant.