Archives mensuelles : septembre 2015

Kippour et le rite du bouc émissaire

      Pourquoi lit-on à Kippour le texte de la Torah sur le bouc émissaire? Telle est la question que me pose mon amie D. Horviller. On s’en doute, la tradition, et même chaque Juif donne sa réponse : elles peuvent être différentes, diversifiées, contradictoires, mais c’est ainsi: le peuple juif avance aussi en se « chamaillant ». Ma réponse, celle qui me vient aujourd’hui est en deux temps. On lit ce Texte parce qu’il décrit le rituel de Kippour dès l’origine, tel que l’a fixé la Torah en créant cette journée, pour expier le péché du Veau d’or, faute majeure s’il en est, vu les variantes infinies de l’idolâtrie, qui tourne autour du culte de soi-même aux dépends des autres.

       On lit ce Texte tout comme on lit le rituel de Moussaf qui décrit ce que faisait le Grand Cohen, ce même jour de Kippour au Temple. Nous ne pouvons pas faire les choses comme à l’origine, on lit les Textes qui les décrivent. Cela fait de nous un peuple du Texte ou plutôt de la texture, au sens large du terme.

       Reste donc la question: pourquoi ce rite du bouc émissaire dans le Kippour des Origines? Sans doute pour rappeler et inscrire un vœu crucial: c’est sur l’animal qu’on doit transférer symboliquement les fautes, les ratages, les manquements; non comme d’habitude sur l’animal qu’on sacrifie mais sur de l’animal vivant, qu’on envoie sans le tuer dans le Désert, le lieu de l’errance originelle. (Le lieu originel de l’errance du peuple juif parce qu’il n’a pas fait assez confiance à la Parole.)

        Le but de ce vaste rituel du Kippour, c’est de se dégager de sa culpabilité. Les fondateurs ont bien compris que l’homme trop coupable est un homme dangereux, et que sa tendance à transférer ses fautes sur le prochain est presque inné. Promenez-vous dans les lieux publics où les gens conversent, vous entendrez très souvent: « Tu vois? C’est moi qui avais raison! » Donc le tort est chez l’autre. Essentiel que soit l’autre qui porte le tort.

        Dans la vie sociale aujourd’hui et déjà dans les temps anciens, la tendance d’un groupe à s’expurger de ses fautes sur un responsable, qu’il prend comme bouc émissaire, est quasiment incontournable. Le Texte de la Torah fait le vœu que d’abord le bouc émissaire soit un bouc, et qu’on le laisse aller, qu’on l’envoie au diable, au désert mais pas à la mort.

       Que cette tendance au bouc émissaire soit encore vive et intrinsèque aux sociétés, l’actualité récente nous l’a rappelé: on vient de vivre un épisode où sur la parole d’une personne – certes une femme, et pauvre, et africaine, et aux faibles revenus… – sur cette seule parole, on a fait haro sur un homme et tous les groupes sont venus expurger leur rancœurs, ce qui ne les a ni apaisés ni épurés.

        Pour certains auteurs, notamment un penseur chrétien comme R. Girard, la violence est d’abord celle qu’on exerce sur le bouc émissaire. C’est qu’il n’avait en vue que le montage christique, et encore, au prix d’un forçage: si Jésus est mort pour les péchés des hommes, ce ne sont pas les hommes qui se sont ligués contre lui pour projeter sur lui leurs péchés.

       Il semble que l’origine de la violence soit plus complexe: entrechoc de symptômes, et notamment de narcissismes qui ne se supportent pas.

         Il est important de rappeler qu’il y a un tirage au sort, donc un effet du hasard. Le prêtre : il tire au sort celui qui sera le bouc émissaire, celui qu’on ne tue pas, l’increvable pour ainsi dire, qu’on chargera des péchés du peuple pour l’envoyer au diable… Et l’autre bouc, on l’offre à Dieu en sacrifice, pour expier les péchés du peuple. N’importe lequel des deux peut être l’émissaire ou le bouc offert à Dieu. Mais l’émissaire doit faire savoir ailleurs (au diable, à qui veut savoir…) que le groupe connaît le manque, le péché, le désir; qu’il est tout sauf innocent de ce côté-là. Et l’autre bouc est sacrifié pour garder le contact avec Dieu – c’est la fonction du sacrifice (korban, de karob qui veut dire proche). Curieusement on a retenu dans « nos sociétés » que l’effet bouc émissaire s’échauffe et s’identifie contre quelqu’un (une personne ou un groupe). Mais c’est là une identité stérile, figée dans son ivresse, coupée de l’existence. Au contraire, le bouc émissaire biblique, qui est un vrai bouc, symbolise un moment existentiel où le groupe transfère ses manques et les envoie au Désert.

            Que fait de plus le bouc « émissaire » sur lequel le prêtre impose les mains et transfère les péchés d’Israël avant de l’envoyer au désert, conduit par un homme qui, à son retour, devra se purifier de ce contact? Il fait passer le transfert à un second niveau. Comme si le sacrifice antérieur – l’expiation elle-même – laissait des traces, dans le transfert qu’elle opère. Il faut transférer les traces du transfert. En somme, il y a le transfert des traces et les traces du transfert; le bouc émissaire emporte ces dernières. Elles ne sont pas négligeables: on commet beaucoup de fautes en cherchant à se purifier, à s’innocenter, à se laver de toute faute. (De même, bien des maladies sont l’effet de nos « guérisons »; des mal-êtres où l’on bascule sont produits par nos efforts pour nous dégager du mal-être.) Bref, les traces de l’effacement sont les plus dures à effacer. C’est tout cela que l’ultime transfert animal, porté par le bouc émissaire, doit emporter vers le désert, vers un lieu de vide, de solitude où, selon la tradition, se déchaînent les pulsions « mauvaises », les « forces divines » dangereuses et sans grâce.

       Si on remplace le bouc par une personne, c’est une violence idolâtre, un sacrifice humain. La faute que l’on reproche à cette personne (et qu’en fait on projette sur elle) est celle-là même qu’on commet en la sacrifiant. C’est bien pourquoi un groupe n’est pas lavé de sa faute quand il l’impute à un « bouc émissaire » humain.

       Le bouc émissaire est envoyé au désert, et lui ne pourra pas le traverser. Le désert aussi est un symbole majeur du rapport à l’être. Sa parole est ce qui permet de le franchir, de le traverser. La traversée du désert: le mot est entré dans le langage, et signifie pour chacun le passage difficile où il perd ses semblants, ce qui le rattachait aux autres, et se retrouve « seul » aux prises avec l’être, ou « le réel » – qui inclut bien souvent la cruauté des autres. A ces passages, il doit intégrer sa mort à sa vie pour la rendre vivable. Le peuple hébreu a vécu cette traversée durant toute une génération, à la Sortie d’Égypte: le temps que disparaisse toute cette génération.

        C’est un symbole du fait que chaque génération doit aussi faire sa traversée du désert. Ajoutons qu’à Kippour, on ne fait que demander la grâce. Or le nom même de Judah signifie… grâce à Dieu.

A propos de Kippour


L’effet Jonas: un remède à la jalousie?
[1]

  1. Jonas exprime un drame humain essentiel: il ne veut pas de la grâce divine pour ses ennemis (les gens de Ninive furent de ceux qui ont détruit l’Etat hébreu). Encore moins veut-il être l’instrument de cette grâce. Il veut que Dieu punisse les méchants et gracie les bons. Il veut… Mais peut-il faire la loi à l’être-divin? Et pourquoi les « méchants » n’auraient-ils pas aussi leur chance sachant que les bons assez souvent deviennent méchants? Jonas voudrait que les choses aient un certain sens – qu’il croit connaître. Mais si ce sens est maîtrisé par lui – par l’homme – n’est-ce pas déjà la mort? Le sens est nécessaire mais nul ne peut dire qu’il en a trouvé la forme ultime. Le jeu de l’être nous échappe, et l’on doit chaque fois y prendre pied le mieux possible. En tout cas, aller œuvrer pour Ninive ne fait pas sens pour lui. Alors il prend la fuite et bascule dans la perte de sens. Il fait le mort, il fétichise son corps (« Jetez-moi à la mer »)… Il est identifié à la Parole: il a fui pour l’emporter avec lui, pour qu’elle n’aille pas vers « eux », dût-elle être engloutie. Mais elle est engloutie, avalée puis recrachée.
  1. Jonas est en proie à un appel, à un « signifiant » majeur: la parole de l’être (dvar-YHVH). Pour porter cet appel, il doit, en partie, s’en détacher, s’en dessaisir, mais y rester assez lié pour le transmettre. Il n’y arrive pas. Le mouvement des choses va le ballotter comme un corps-parole – qu’on jette à l’eau, et qui est rejeté pour finalement se décharger de l’appel qu’il porte. Quand l’appel de l’être insiste (Va à Ninive et lance vers elle l’appel que je te dis), Jonas traduit cela par une échéance: Encore quarante jours et Ninive est renversée. Le premier appel était plutôt ouvert: Lance [sur Ninive] un appel car leur méfait est monté jusqu’à moi. Il y avait une limite sur laquelle Jonas met un délai: quarante jours. Il a compris qu’il y a un temps à donner. Lui qui voulait de l’immédiat, leur donne le temps de (se) retourner. Son « retour » vers Ninive, après sa fuite, produit un retournement, leur donne à réfléchir; ils peuvent renaître à eux-mêmes (Jonas a pu renaître du déluge qu’il a vécu, qui rappelle, via le nombre 40, la durée du grand Déluge de la Genèse.) Les Ninivites reviennent à eux quand Jonas revient à lui. Du coup, le Tiers aussi revient de sa colère. Ce triple retour n’en fait qu’un. Ainsi la Parole aura fait son office. Sa valeur est de n’être pas appliquée. Elle a servi à s’annuler et Jonas qui en est dessaisi peut la transmettre, et casser la logique « bouc émissaire » qui le vise.
  1. Logique illustrée par le groupe des marins: ils sont tolérants, ils n’exigent pas qu’on ait le même Dieu, chacun appelle le sien…, mais leur groupe est habité par une folie: dans la tempête, on cherche « à qui la faute », on tire au sort. On met sur le compte du hasard une décision déjà prise par le groupe, celle d’un sacrifice humain: il faut se délester d’un corps. Justement, il y en a un qui s’est mis dans un coin, qui s’est distingué du groupe, il n’y a pas à trop forcer pour le pointer comme coupable. Et voilà qu’il est d’accord: cette tempête c’est de ma faute. Ici, deux symptômes se croisent: les Hébreux se savent déficients envers YHVH, et les autres opinent: vous voyez bien, c’est vous qui le dites… Le groupe ne va quand même pas dire: « Allons, bonhomme, toi? la cause d’une tempête?! Ça n’a pas de cause, voyons! » De surcroît, notre Hébreu veut faire corps avec la Parole; le groupe ne demande pas mieux: il l’engage comme bouc émissaire. L’Hébreu, lui, doit se perdre et revenir, faire naufrage et renaître.
  1. Il doit se laisser dessaisir de sa Parole pour garder le contact avec elle et poursuivre sa transmission. Libre aux autres de la recevoir comme ils l’entendent. Du reste, l’impact de cette parole dépend de l’écoute qu’elle induit. Certains entendent: dans 40 jours c’est le renversement? Eh bien ils renversent la vapeur, ils « font » le renversement, il n’a plus à arriver. D’autres recueillent la Parole des Hébreux en étant obsédés par l’envie d’occuper leur place. Tant pis, ils en payent les frais. D’autres la recueillent pour la détourner, c’est leur affaire. Nul ne maîtrise la manière dont elle est reçue. Ainsi le veut la transmission. Si certains trouvent dans cette parole de quoi s’offrir la grande fête du Repentir, si ça leur fait du bien, pourquoi pas? Dès lors qu’ils ne se retournent pas ensuite contre ce farfelu qui est venu leur dire « n’importe quoi ». Celui qui apporte l’idée utile doit s’attendre à ce que les preneurs qui prospèrent grâce à elle ne lui fassent pas de compliment. Tant pis.
  1. Jonas dit autre chose du drame hébreu: dire aux autres (ou face aux autres) qu’il faut revenir alors qu’on est soi-même en fuite et qu’on a du mal à revenir, à faire retour. Ce n’est pas une sinécure de porter cette Parole ou d’être traversé par elle. L’angoisse n’est jamais loin: la perte des repères. Ninive était un bon repère: des « méchants ». Et c’est à eux qu’il faut porter le message, eux qui peuvent s’en servir pour se tirer d’affaire. Il faut pouvoir suivre. Jonas dit le partage nécessaire de l’être et de sa Parole. Les Hébreux sont tenus de la partager autant que de la garder. Un bon moyen de la garder c’est peut-être de la partager. Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Entre la ligne où ils furent boucs émissaires et celle où ils furent les déchets de cette Parole, les bons passages ont été rares. Mais peut-on sans s’identifier au message, maintenir sa transmission? sans être identifiés à lui (par d’autres), sans s’attrister de ce que les autres le détournent contre vous? La question de l’antisémitisme n’est qu’un aspect, elle cache l’essentiel du problème, elle est faite pour cela. Le dialogue entre l’Hébreu (Jonas) et son Dieu ne peut plus être un tête à tête: il y a le monde, les autres peuples. Il doit parler aux autres, ce n’est pas un devoir moral, c’est l’essence même de la parole: on ne peut pas garder pour soi des signifiants et des symboles. Jonas doit aller « reconnaître » que l’appel dont il se prévaut est déjà signifiant pour d’autres; sa signifiance est déjà partagée. Donc la langue des passeurs recoupe; c’est celle du lien planétaire entre tous les humains. Ces points de recoupement ou de passage symbolique, tout le monde peut les emprunter, pas seulement les « passeurs » en titre. Jonas doit accepter d’être pour quelque chose dans le salut des autres sans être leur Sauveur: cela n’entrave pas son rapport au divin. Il n’a que faire de leurs insultes éventuelles; et s’ils ignorent leur dette, ils la paieront par ailleurs, par leur immaturité. Quant aux Hébreux, peuvent-ils fuir, comme Jonas en emportant avec eux le Message? Ils en perdraient toute la valeur: pensée de l’être et de la faille…
  1. L’effet Jonas se répète pour chacun lorsqu’il est dans la question de la transmission: vous énoncez votre parole, celle qui est montée en vous, qui vous soufflait: Fais-moi entendre. Et vous la retrouvez chez d’autres qui l’ont reprise, expurgée de vos traces. Si vous êtes un tâcheron d’idées, votre instinct propriétaire se rebiffe; froissement d’amour propre: il y a eu partage et votre part est presque nulle… Il arrive même qu’on retourne contre vous la parole qu’on vous a « prise ». Mais si vous êtes plus inspiré, avec un souffle plus lointain, vous pouvez prendre appui sur cette part dont vous êtes dessaisi pour trouver d’autres niveaux du Dire, plus complexes. Vous poussez plus loin le dessaisissement, vous repartez de zéro mais avec ça, qui vous projette plus loin que vous-même; ne craignez pas de rester vide si l’on vous prend cette « part »; vous savez l’essentiel: nul ne peut être dessaisi de l’être. Et la Parole qui prend là sa source ne risque pas d’être volée, elle se renouvelle à l’infini.
  1. On lit Jonas le jour de Kippour, où l’on prie pour être pardonné; et déjà pour se pardonner. Pardonner, cela concerne déjà les données de votre vie; cela touche au destin, à ce qui est donné. On s’adresse à l’être divin pour que les données ou la donne soient favorables. On demande que les manquements envers l’être ne soient pas comptés, sinon la dette serait trop lourde. Jonas ne veut pas qu’il soit pardonné aux gens de Ninive, que leur soit donnée la grâce qui déborde tous les comptes. Pourtant l’être-créateur donne sans compter, dans tous les sens, toutes les directions. Et s’il donne – si ça se donne – à d’autres, cela ne vous enlève rien: ce qui leur est donné, c’est  leur être, leur existence, ce n’est pas un avoir particulier. Mais Jonas déprime de voir qu’il est donné aux autres. Ce qui est en cause, c’est notre impuissance à donner. A cause de cette impuissance, de cette peur d’être en manque, on supporte mal de voir qu’il est donné à d’autres. On en est mortifié. L’impuissance à donner est une peur de perdre, de perdre ce qu’on a. Et quand on identifie son être à son avoir, c’est une peur d’être perdu. C’est donc un manque de confiance dans l’être-divin qui, lui, donne et pardonne à l’infini. La demande de pardon qui lui est faite est un voeu d’être inscrit dans la vie même si on a fauté. Et cela, Jonas n’en veut pas, en tout cas ça lui fait mal et il le dit. C’est ce qui le rend si émouvant. Jonas est mortifié, mais au moins il est franc, il dit la chose: puisque je suis si mortifié, alors donne-moi la mort[2]. Et YHVH ne relève même pas, mais il maintient: Ainsi, je t’enlève une petite plante qui faisait de l’ombre pour toi et tu t’effondres? Et eux, je leur enlèverais la vie?… YHVH rappelle Jonas aux valeurs de la vie. Car c’est la vie, par sa richesse, qui bouscule ces petits calculs en offrant des richesses par ailleurs: par l’être, comme source infinie des possibles; pour tout le monde. Revenir à l’être-divin, à l’être-créateur, c’est revenir à la vie après une certaine perte, y compris une certaine perte de connaissance. Donc on en appelle à autre chose que la justice. Car quelque chose ne va pas dans la justice: celui qui la fait veut sa part de jouissance (il veut montrer son importance, ou se venger, ou vous faire attendre, souffrir…) On rêve donc d’un acte de justice qui échapperait à ces petits comptes, trop justes. Plus qu’un don, un pardon qui redonne vie à la vie.
  1. Les premiers mots du texte sont étonnants: vayehi dvar YHVH, el Yonah… (et ce fut la parole de YHVH vers Jonas…). Le premier mot (vayehi) et le troisième (yhvh) ont les mêmes lettres, celles qui inscrivent l’être (yod, , vav, ), le nom divin. Et la parole, dvar surgit entre eux, elle apparaît comme une coupure et un passage entre deux noms de l’être: YHVH et VaYHY qui en est l’anagramme, entre ce qui fut (ou ce qu’il y aura) et l’être YHVH dans sa présence et ses possibles. Dans ce début de verset, la parole apparaît comme une secousse de l’être qui ouvre un passage. Il faut un rapport avec l’être pour que s’ouvre le passage. Du reste, si on écrit cette « parole de YHVH » (dvar YHVH) en notant celui-ci de sa première lettre, yod (davry), cela donne l’anagramme du mot passage: dvir, anagramme de « dvar y« , parole de l’être. Le dvir, c’est le passage qui menait au Saint des Saints dans le Temple; et c’est le passage que signifie une parole de l’être[3]. Par le dvir passait le « travail » de YHVH, le rituel des sacrifices, l’échange de vie et de mort: on apportait au Temple sa vie menacée de mort, et cette vie, transférée sur l’animal, s’achevait en lui, libérant l’homme de l’emprise d’une mort trop proche. Le dvir est un mot-clé dans toute l’histoire du peuple juif, comme travail du passage entre soi et le divin. La parole est une ouverture de l’être et chaque fois que nous manquons de parole, c’est que nous sommes enfermés dans ce-qui-est clos, qu’il soit présent ou passé. Retrouver la parole, c’est retrouver le passage qui mène à l’ouverture sur l’être. Ce passage, qui fait de nous des passeurs lorsque nous arrivons à le « prendre ». Jonas a du mal à le vivre; lorsqu’on l’appelle à ce passage, à ce partage de l’être, il commence par prendre la fuite. Beaucoup évitent le passage par une fuite en avant vers la simple répétition. Il fuit car il se doute que les effets de sa parole vont se retourner contre lui. Mais en fuyant, il doute de l’infinité de l’être: après tout, si la grâce est donnée à d’autres, il en reste pour vous.
  1. De sorte que ce texte, en passant, donne un remède à la jalousie: si vous êtes dans un accès de jalousie, rappelez-vous que l’autre, dont vous êtes jaloux, ne pourra pas prendre pour lui le tout de l’être; qu’il y a de l’être pour vous aussi, de l’être que seul vous pouvez être, et qui pour vous seul peut ouvrir d’autres histoires. Tout le monde peut se servir, il y en aura encore, à l’infini. La parole de l’être, en ouvrant le passage (en cas d’impasse), est créative de vie. On ne peut pas y avoir accès en restant identique à soi. C’est dans un décalage de soi à soi-même que s’ouvre un passage vers cette « parole de l’être ». À Kippour, on ne fait que demander la grâce. On veut créer les conditions pour que l’être s’émeuve en notre faveur. Le résultat, lui, est « à la grâce de Dieu ». Il n’y a pas de causalité entre la demande de grâce et sa donation. La grâce est juste au-delà de ce qu’on peut faire pour l’obtenir; au-delà de notre possible. Tout comme la parole de YHVH est juste au-delà de ce qu’on en dit, au passage où peut se faire une ouverture.

Curieusement, une des impasses planétaires aujourd’hui est en rapport avec un refus du partage: la troisième religion du Livre n’a pas pu prendre sa part au message divin sans rejeter ceux qui l’ont précédée, à qui elle l’a emprunté. Peut-être s’est-elle sentie rejetée de ce message, pour réagir ainsi? (ou a-t-elle pris son retrait mortifère pour une exclusion?) Mais le message est ouvert à tous. À chacun de le prendre comme il peut, d’y prendre sa part sans croire qu’il peut prendre le tout, car le tout c’est l’être, et penser le prendre pour soi est une pure idolâtrie.


[1] Extrait de Lectures bibliques de Daniel Sibony, Editions Odile Jacob

[2] . « Prends je t’en prie ma vie [de moi] ». (Jonas 4, 3).

[3] . L’expression de ces trois mots qui commencent Jonas (vayhi dvar YHVH) est fréquente dans la Bible.

Sur la « vague migratoire ». Hospitalité et dignité.

Il est admis qu’il faut accueillir la vague migratoire. Et c’est vrai, il y a une loi de l’hospitalité ; dont il faut tout de même rappeler qu’avant et pendant la Seconde guerre, les Juifs n’ont pas bénéficié et se sont retrouvés dans les chambres à gaz. Mais admettons que, y compris grâce à eux et à la faute envers eux, on accueille les réfugiés. Pourtant, ceux qui objectent à cet accueil sans réserve, ne sont pas forcément des salauds. Ils arguent tout simplement de l’expérience antérieure avec l’immigration musulmane, et de ces deux points d’inquiétude : d’une part l’extrémisme islamique qui s’exprime aussi en France, avec une forte intolérance envers le non-musulman ; d’autre part, le poids de l’électorat musulman « modéré », qui fera pencher le pays vers une optique « monde arabe » sans doute pas très lumineuse. Ces gens qui objectent n’ont d’ailleurs pas la tribune, et leur point de vue est déjà amalgamé à l’extrême droite. (Comme quoi, ceux qui dénoncent l’amalgame sont aussi ceux qui le pratiquent ; cela fait partie de la logique projective où deux parties face-à-face s’insultent en miroir, mais celle qui a la parole, c’est la plus « vraie » puisqu’elle est « sans réplique ».)

Et cela confirme que sur les sujets brûlants, ou même un peu vifs, la question de la vérité en prend un coup ; elle n’est plus ni l’accord avec les faits, ni le mouvement d’avération où elle émerge d’un processus et se construit avec lui ; la vérité se met à devenir un pur rapport de place, entre la place de celui qui la dit et la place d’en face, de  ceux sur qui il a lance. Et si celui qui la dit est en bonne place, une place médiatiquement stable, qui ne laisse pas… de place à l’objection, l’opinion qu’il énonce devient une vérité limpide, elle s’intègre dans un chorus où l’objection fait dissonance ; quiconque objecte se retrouve en travers, ou dans le non-sens pur et simple.

Que faire donc ? On doit à la loi de l’hospitalité de l’accomplir. Et on peut l’accomplir comme un rite antique et actuel, atemporel : on ne doit rien aux arrivants, on se doit d’être hospitalier, par dignité. Du même coup, on se doit de préserver sa dignité, de ne pas se faire faire la loi par eux, comme c’est probable : il y aura parmi eux, identité oblige, une forte frange intégriste qui grossira son homologue déjà en place, et une masse modérée qui jouera, avec la masse déjà là, la carte des institutions pour les changer. Peut-on donc les accueillir sans être coupables envers eux, sans leur donner de quoi changer ce pays en s’adjoignant à leurs homologues d’il y a 10, 20 ou 30 ans, qui sont français et qui, depuis que leur nombre augmente, revendiquent une identité, la leur, plutôt rude et totalisante ? On le voit, la question porte moins sur les arrivants que sur les responsables ici : peuvent-ils accueillir l’étranger sans vouloir l’effacer comme étranger? Ni en faire une masse de manœuvre politique à leurs propres fins, en culpabilisant à tour de bras ceux qui objectent, que déjà ils font taire ? Et pourquoi auraient-ils ce sursaut, alors que jusqu’ici ils instrumentent l’ « islamophobie » avec succès ? Il y a donc toute chance que le chorus des bons sentiments remplisse tout l’espace, et que son harmonie forcée étouffe les rares accents de vérité. Lourde responsabilité de ceux qui disposent du média : la vérité, c’est ce qu’ils disent, et ce qu’ils disent est vrai, mais ils proclament qu’on peut toujours objecter, que la parole est libre. Quelqu’un m’a fait passer une réponse du journal Le Monde[1] à un écrivain objecteur ; elle dénonce « une petite musique de plus en plus insistante chez les intellectuels ou polémistes qui font profession de lutter contre le « politiquement correct », alors qu’ils ont tribune ouverte dans tous les médias de France, ils cherche à entretenir le mythe de leur martyr en faisant  accroire qu’une corporation cherche à leur nuire: les journalistes ». En une seule phrase que d’amalgames : s’ils critiquent le politiquement correct, c’est qu’ils en font une profession, s’ils objectent, c’est qu’ils jouent les martyrs,  etc. Il faut bien tous ces amalgames et cette mauvaise foi pour faire passer le gros mensonge : ils ont tribune ouverte dans tous les médias de France. Je peux témoigner que depuis au moins 20 ans, quand il m’arrive d’envoyer distraitement un texte au Monde, je sais d’avance que la réponse automatique sera : Vu le nombre d’articles que nous recevons etc., nous ne pouvons pas… Position que ce média et tant d’autres peut assumer : vous avez tribune ouverte mais votre opinion n’est pas intéressante ; élevez votre niveau, rectifiez vos analyses…  Le mensonge est cohérent, (la vérité ne l’est pas toujours, mais elle est vraie), et grâce à lui le tour est joué, les apparences sont sauves, et la dignité perdue. J’ai lu récemment un livre de Stéphane Zweig sur le « monde d’hier » qui faisait naufrage sous ses yeux en 1940 ; il dit sa stupeur éblouie devant la propagande nazie qu’il trouve « géniale » parce qu’elle repose tout simplement sur le mensonge ; il en était sidéré. Mais aujourd’hui, on peut très gentiment mettre en œuvre une machine à mentir, en toute bonne conscience, puisqu’on sait qu’on est dans le vrai,  et qu’il suffit de faire taire l’autre, puisqu’on n’a aucun doute sur son erreur ou sa bêtise. Ce totalitarisme mou induit d’ailleurs chez ceux d’en face une mollesse totale, une propension vaguement dépressive au quant à soi ; beaucoup,   devant un déni aussi tranquille et cynique, débranchent.

Et cela nous ramène à la question cruciale face aux réfugiés : c’est très facile de les accueillir en imposant l’effort aux autres ; ce qui est plus difficile c’est de garder sa propre dignité et celle de son peuple. Or beaucoup de responsables semblent n’avoir d’autre dignité que celle de leur place, qu’il s’agit de garder à tout prix, fût-ce au prix de l’indignité.

P.S. Il est bon de connaître l’hospitalité arabo-musulmane ; elle est légendaire, à condition d’être temporaire est individuelle. On est très bien reçu ; mais si ça dure, et si on est un collectif, alors on devient une minorité non musulmane en terre arabe. Avant l’arrivée des Européens on était des dhimmis, taxables et humiliables à volonté ; sauf exceptions. Et aujourd’hui ? Eh bien, il n’y a plus de Juifs dans les pays arabes, et le sort des chrétiens qui y restent ne semble pas très enviable.

[1] Du 24 août 2015