Pourquoi lit-on à Kippour le texte de la Torah sur le bouc émissaire? Telle est la question que me pose mon amie D. Horviller. On s’en doute, la tradition, et même chaque Juif donne sa réponse : elles peuvent être différentes, diversifiées, contradictoires, mais c’est ainsi: le peuple juif avance aussi en se « chamaillant ». Ma réponse, celle qui me vient aujourd’hui est en deux temps. On lit ce Texte parce qu’il décrit le rituel de Kippour dès l’origine, tel que l’a fixé la Torah en créant cette journée, pour expier le péché du Veau d’or, faute majeure s’il en est, vu les variantes infinies de l’idolâtrie, qui tourne autour du culte de soi-même aux dépends des autres.
On lit ce Texte tout comme on lit le rituel de Moussaf qui décrit ce que faisait le Grand Cohen, ce même jour de Kippour au Temple. Nous ne pouvons pas faire les choses comme à l’origine, on lit les Textes qui les décrivent. Cela fait de nous un peuple du Texte ou plutôt de la texture, au sens large du terme.
Reste donc la question: pourquoi ce rite du bouc émissaire dans le Kippour des Origines? Sans doute pour rappeler et inscrire un vœu crucial: c’est sur l’animal qu’on doit transférer symboliquement les fautes, les ratages, les manquements; non comme d’habitude sur l’animal qu’on sacrifie mais sur de l’animal vivant, qu’on envoie sans le tuer dans le Désert, le lieu de l’errance originelle. (Le lieu originel de l’errance du peuple juif parce qu’il n’a pas fait assez confiance à la Parole.)
Le but de ce vaste rituel du Kippour, c’est de se dégager de sa culpabilité. Les fondateurs ont bien compris que l’homme trop coupable est un homme dangereux, et que sa tendance à transférer ses fautes sur le prochain est presque inné. Promenez-vous dans les lieux publics où les gens conversent, vous entendrez très souvent: « Tu vois? C’est moi qui avais raison! » Donc le tort est chez l’autre. Essentiel que soit l’autre qui porte le tort.
Dans la vie sociale aujourd’hui et déjà dans les temps anciens, la tendance d’un groupe à s’expurger de ses fautes sur un responsable, qu’il prend comme bouc émissaire, est quasiment incontournable. Le Texte de la Torah fait le vœu que d’abord le bouc émissaire soit un bouc, et qu’on le laisse aller, qu’on l’envoie au diable, au désert mais pas à la mort.
Que cette tendance au bouc émissaire soit encore vive et intrinsèque aux sociétés, l’actualité récente nous l’a rappelé: on vient de vivre un épisode où sur la parole d’une personne – certes une femme, et pauvre, et africaine, et aux faibles revenus… – sur cette seule parole, on a fait haro sur un homme et tous les groupes sont venus expurger leur rancœurs, ce qui ne les a ni apaisés ni épurés.
Pour certains auteurs, notamment un penseur chrétien comme R. Girard, la violence est d’abord celle qu’on exerce sur le bouc émissaire. C’est qu’il n’avait en vue que le montage christique, et encore, au prix d’un forçage: si Jésus est mort pour les péchés des hommes, ce ne sont pas les hommes qui se sont ligués contre lui pour projeter sur lui leurs péchés.
Il semble que l’origine de la violence soit plus complexe: entrechoc de symptômes, et notamment de narcissismes qui ne se supportent pas.
Il est important de rappeler qu’il y a un tirage au sort, donc un effet du hasard. Le prêtre : il tire au sort celui qui sera le bouc émissaire, celui qu’on ne tue pas, l’increvable pour ainsi dire, qu’on chargera des péchés du peuple pour l’envoyer au diable… Et l’autre bouc, on l’offre à Dieu en sacrifice, pour expier les péchés du peuple. N’importe lequel des deux peut être l’émissaire ou le bouc offert à Dieu. Mais l’émissaire doit faire savoir ailleurs (au diable, à qui veut savoir…) que le groupe connaît le manque, le péché, le désir; qu’il est tout sauf innocent de ce côté-là. Et l’autre bouc est sacrifié pour garder le contact avec Dieu – c’est la fonction du sacrifice (korban, de karob qui veut dire proche). Curieusement on a retenu dans « nos sociétés » que l’effet bouc émissaire s’échauffe et s’identifie contre quelqu’un (une personne ou un groupe). Mais c’est là une identité stérile, figée dans son ivresse, coupée de l’existence. Au contraire, le bouc émissaire biblique, qui est un vrai bouc, symbolise un moment existentiel où le groupe transfère ses manques et les envoie au Désert.
Que fait de plus le bouc « émissaire » sur lequel le prêtre impose les mains et transfère les péchés d’Israël avant de l’envoyer au désert, conduit par un homme qui, à son retour, devra se purifier de ce contact? Il fait passer le transfert à un second niveau. Comme si le sacrifice antérieur – l’expiation elle-même – laissait des traces, dans le transfert qu’elle opère. Il faut transférer les traces du transfert. En somme, il y a le transfert des traces et les traces du transfert; le bouc émissaire emporte ces dernières. Elles ne sont pas négligeables: on commet beaucoup de fautes en cherchant à se purifier, à s’innocenter, à se laver de toute faute. (De même, bien des maladies sont l’effet de nos « guérisons »; des mal-êtres où l’on bascule sont produits par nos efforts pour nous dégager du mal-être.) Bref, les traces de l’effacement sont les plus dures à effacer. C’est tout cela que l’ultime transfert animal, porté par le bouc émissaire, doit emporter vers le désert, vers un lieu de vide, de solitude où, selon la tradition, se déchaînent les pulsions « mauvaises », les « forces divines » dangereuses et sans grâce.
Si on remplace le bouc par une personne, c’est une violence idolâtre, un sacrifice humain. La faute que l’on reproche à cette personne (et qu’en fait on projette sur elle) est celle-là même qu’on commet en la sacrifiant. C’est bien pourquoi un groupe n’est pas lavé de sa faute quand il l’impute à un « bouc émissaire » humain.
Le bouc émissaire est envoyé au désert, et lui ne pourra pas le traverser. Le désert aussi est un symbole majeur du rapport à l’être. Sa parole est ce qui permet de le franchir, de le traverser. La traversée du désert: le mot est entré dans le langage, et signifie pour chacun le passage difficile où il perd ses semblants, ce qui le rattachait aux autres, et se retrouve « seul » aux prises avec l’être, ou « le réel » – qui inclut bien souvent la cruauté des autres. A ces passages, il doit intégrer sa mort à sa vie pour la rendre vivable. Le peuple hébreu a vécu cette traversée durant toute une génération, à la Sortie d’Égypte: le temps que disparaisse toute cette génération.
C’est un symbole du fait que chaque génération doit aussi faire sa traversée du désert. Ajoutons qu’à Kippour, on ne fait que demander la grâce. Or le nom même de Judah signifie… grâce à Dieu.