Parmi les mots pièges comme amalgame ou islamophobie, faits pour embrouiller le débat[1], il y a l’essentialisme. Dès qu’on parle de choses essentielles, on risque d’être essentialiste. Or le texte de l’islam est essentiel, et cela ne veut pas dire qu’il se tient dans le royaume des essences; au contraire, il revient de façon récurrente dans l’actuel, il fréquente le quotidien.
Dans la pratique clinique, si on rencontre une femme qui accumule les fausses couches, et n’arrive pas à mener sa grossesse à terme, on se dit que le rapport à la mère est essentiel dans son cas, et c’est toujours en travaillant ce rapport qu’on dénoue la situation ; cela ne veut pas dire que le blocage qui était inconscient et profond, se situait dans le royaume des idées. Il ne faut pas rendre Platon trop bête.
Donc, l’essence peut être existentielle, c’est le cas dans l’islam, et quand des auteurs l’éludent pour ne pas être « essentialistes », ils font des constructions naïves et aboutissent à des sottises. Je viens d’entendre un auteur qui propose un compromis avec les musulmans : il leur offre que l’État lâche un peu de laïcité, respecte leurs coutumes, et en échange, il leur demande de « rompre avec le reste du monde arabe. » Rien que ça, rompre la fraternité musulmane ; il ne sait pas ce que c’est que la Oumma, il ignore que l’identité forte qu’elle donne, on n’en sort pas si facilement. Mais ce qui le révolte, c’est que les imams soient formés au Maroc parce que le roi est en même temps chef des croyants ; confusion du pouvoir politique et religieux ; mauvais… Et s’ils étaient formés en Algérie où en Tunisie, cela serait-il mieux ? Et s’ils sont formés en France avec des textes qui appellent à la haine de l’autre, est-ce tellement mieux ? Mais là, on touche à l’essentiel, et on risque l’essentialisme. Or il y a une logique des choses : ceux qui écartent l’essentiel, le retrouvent à la fin, car en demandant cette prise de distance avec le reste du monde arabe, on demande quelque chose d’essentiel, et d’impossible.
Et cette rupture de la fraternité musulmane est un vœu naïf ou bête. Lors d’événements comme le 11 janvier 2015 ou le 11 septembre 2001 on a pu voir d’un bout à l’autre du monde arabe la solidarité avec les attaquants, malgré des objections sporadiques et biaisées du genre : « ça n’a rien à voir avec l’islam »
Donc, l’essence récurrente qui est en jeu, c’est que le texte fondateur de l’islam est très hostile aux autres. Ceux qui ignorent cela et qui s’engouffrent dans la dénonciation des extrémistes, contribuent à créer un besoin de « vrai islam », un besoin de prosélytisme islamique, où des imams formés au Texte expliqueraient le vrai islam ; qui bien sûr contient de l’extrémisme. Ainsi, en combattant l’extrémisme on crée les conditions qui le reproduisent, dès lors qu’on oublie l’essentiel.
Cette sottise se retrouve bien sûr au niveau de l’école. Si l’école avait protégé par la force ses élèves juifs quand ils étaient attaqués par les élèves musulmans, si elle avait considéré que c’était un point… essentiel, elle aurait aussi protégé les enseignants face à d’étranges élèves qui leur disent que ce qu’ils racontent est faux car ça contredit le Coran. Devant un tel mur, des enseignants craquent ou simplement renoncent. Comme cette prof qui voulait faire une petite initiation sur les trois monothéismes et qui a commencé : Le premier c’est le judaïsme le deuxième, c’est le christianisme… et qui se fait clouer le bec : Mdame, vous avez tout faux, le premier c’est l’islam – Mais je ne voulais pas parler de la qualité, de la valeur, seulement de chronologie – Mdame, le premier c’est l’islam ! Elle laisse tomber. Si les profs lâchent, ce n’est pas seulement parce que ce sont des êtres humains et qu’ils ont devant eux quelques choses d’inattendu et d’essentiel, c’est qu’ils savent qu’ils ne seront pas soutenus par la force, et que devant l’effet de foule, pour ne pas dire de l’ameutement, ils devront céder. Et c’est ce qu’ils font, pour ne pas toucher à l’essentiel. D’ailleurs, une certaine conception de la laïcité les y invite : on ne se mêle pas d’interpréter des textes religieux… Donc, si on vous traite de pervers, c’est une insulte, mais si c’est le texte religieux qui le fait, c’est son problème, on n’a pas à s’en mêler, c’est de la religion. En fait, c’est de l’identité ; la religion n’en est que l’habillement.
Est-il trop tard pour réagir à cela ? C’est qu’en plus, pour ne pas discriminer, on a supprimé le système de notation normal, qui aurait fait que si un élève se prévaut du Coran, tant mieux pour lui, et il a zéro. On imagine le tollé.
C’est pourquoi, malgré l’honnêteté de ses membres, l’Éducation nationale comme telle, comme institution a largement participé à la démission générale.
Alors, encore un mot de l’essentiel ?
Il y a un double problème avec l’islam, ou plutôt un double aspect de son problème avec les autres, notamment occidentaux (en termes classiques : « juifs et chrétiens » ou « gens du livre »). Dans l’aspect positif, c’est-à-dire au niveau du contenu pacifique du Coran, celui qu’on retrouve dans la Bible, s’exprime le fait que l’islam « accueille » tout le monde, c’est-à-dire tout ceux qu’il a islamisés. Les imams le disent très bien : ils sont tolérants parce que le Coran accueille tous les prophètes juifs ou chrétiens. Et en effet, il les accueille après les avoir rendus musulmans, c’est-à-dire adeptes d’Allah et de Mohammed. Donc l’occidental qui ne reconnaît pas Mohammad, comptera parmi ceux qu’Allah maudit (et transforme en singes ou en cochons). Le problème de la tolérance islamique, c’est qu’elle accueille l’autre quand il est devenu le même. Elle se distingue de la tolérance qui tolère l’autre sans le réduire au même.
Quant à l’aspect négatif, conçu pour protéger cette partie positive prise chez les autres, c’est la vindicte envers eux. Difficile d’en parler sans toucher à l’essentiel. C’est dire que les deux aspects du problème, positif ou négatif, font l’objet d’un déni massif ou d’une grande ignorance.
[1] Voir Islam, phobie, culpabilité (Odile Jacob, 2013)