Archives mensuelles : novembre 2015

L’avion de la vérité

Je retrouve cette note du début novembre

Il s’agit de l’avion russe qui a explosé à 9 000 mètres sur le Sinaï, au début du mois, faisant plus de 200 morts.  On n’en parle plus, mais à l’époque j’avais noté que les discours gênés qui entouraient l’événement faisaient de cet objet un symbole de ce que devient la vérité, cette denrée dont le manque nous suffoque, notamment lors de certaines catastrophes. Ces discours pleins de dénis sur la cause de l’explosion, font que la vérité explose comme l’avion, chacun en recueille un débris, qu’il brandit comme la sienne, comme sa version la plus probable, tellement chargée de ses intérêts que ça ne vole pas haut. La vérité vole en éclats, et cela nous rappelle que de nos jours, sur la scène sociale ou politique, celui qui dit une « vérité », ou ce qu’il présente comme telle, le fait d’abord pour conforter sa place, sa position, son identité ; l’exigence de ce confort est telle que la vérité est impossible à partager et se perd dans le choc des versions opposées.

En l’occurrence: la compagnie russe a horreur de toute version qui met en cause la qualité de ses appareils, l’obligation d’indemniser les familles des victimes. Elle énonce que la cause de l’explosion ne peut être qu’un « facteur mécanique externe », et comme cela ne peut pas être un missile, car il n’y en a pas dans le coin qui atteigne cette altitude, le facteur externe se retrouve être un objet interne à l’appareil, une bombe qu’on y a mis, ou un homme qui s’est fait exploser. Mais cela aussi impliquerait la compagnie : sécurité insuffisante… Et donc à écarter ; mystère. Côté égyptien aussi, on n’aime pas l’idée d’un engin placé à bord, dans un bagage ou sur l’un des passagers, cela voudrait dire que l’Égypte ne contrôle pas bien les passagers qui passent par elle ? Impossible, l’État égyptien contrôle tout, parfaitement, y compris les bases du djihad au Sinaï. L’État russe non plus, n’aime pas l’idée d’un acte terroriste, d’un engin placé à bord ou d’un homme qui s’explose en altitude. Cela voudrait dire que la dignité de l’état russe serait bafouée ? Qu’il aurait reçu une claque de la part des djihadistes ? Qu’il n’a pas le dessus ? C’est impossible, même si cela couvre de ténèbres la mort de tant de personnes.

Et pourtant, la vérité finit par être dite quand elle n’est plus investie, quand l’attention du public s’est fixée sur autre chose. Bien sûr, c’est un acte islamiste, des tiers l’ont parfaitement prouvé : un martyr se sera glissé dans l’avion, ou un complice du Califat y aura mis de quoi martyriser cette foule. Entre-temps, on en aura tellement vu ; la vérité aura déchu au rang d’ « une info de plus ». Mais son parcours, assez constant, confirme cet évidence: l’islam radical n’est pas facile à combattre car beaucoup de fidèles ont besoin des racines qu’il invoque. Du coup cette même vérité revient, dans une orbite récurrente, et ce sont les débats qui la font exploser, les débats censés l’éclairer, l’expliquer, et où les parties très intéressées brandissent chacune son débris au-dessus des morts encore présents.

Bavardages sur l’impasse

On apprend que des autorités théologiques musulmanes publient un document pour désavouer le djihad. On en connaît l’argumentaire, il est classique. On ne dit pas que  l’appel à la guerre sainte ne ses trouve pas dans le Coran (car il s’y trouve comme appel au combat « sur la voie d’Allah ») mais que ladite guerre ne se décide qu’à l’appel d’une autorité religieuse compétente. Or, outre que les autorités sont nombreuses et divergentes, ceux qui appellent au djihad s’en octroient une, de fait. Ils font autorité pour ceux qui les rejoignent ou les admirent à distance, comme gardiens des fondamentaux. On constate qu’ainsi, l’islam paie la rançon de son caractère populaire : les racines du djihad à savoir la malédiction sur les non-musulmans, tous les fidèles y ont accès en cas de besoin. Heureusement, beaucoup s’abstiennent d’y accéder car leurs besoins sont ailleurs, du côté de la lutte pour la vie et la survie. Mais quand certains ont soudain besoin d’une ossature spirituelle bien charpentée, ils y recourent, et de modérés qu’ils étaient ils deviennent radicaux.

D’autres auteurs musulmans, demandent qu’on ne cite plus de versets du Coran, car « on les coupe de leur contexte ». C’est une demande difficile à satisfaire, car lorsque tant d’actes « éclatants » se réclament de l’islam, on ne peut pas empêcher le public d’aller y regarder de près ; et de trouver des versets violents contre l’autre, des versets que le contexte même rend encore plus agressifs. Sauf à poser que le contexte est celui du septième siècle ; mais alors, comment admettre qu’un texte qui se veut éternel repose sur des circonstances aussi datées ?

D’autres musulmans sont simplement angoissés car l’islam tranquille qu’ils s’étaient fabriqué se révèle porté par des appels agressifs qu’ils ne soupçonnaient pas ; comme eux n’ont pas besoin de cette animosité, ils pensaient qu’elle n’existait pas. C’est naturel, mais la réalité dément, et impose d’y voir de près et de ne pas supposer les gens, y  compris soi-même, trop naïfs.

Bien sûr, les tyrans arabes combattent le djihad quand ils ne le contrôlent pas ; entre deux tyrannies rivales, il faut que la plus « légitime » contrôle l’autre. (Ces gouvernants peuvent même, de temps en temps, faire cadeau à l’Europe d’une petite indication pour supprimer un djihadiste ; moyennant contrepartie.) Bien sûr aussi, les modérés dénoncent les radicaux mais n’évoquent pas les racines qui les produisent ; c’est sacré. Qu’ils le veuillent ou non, ils protègent, par l’ignorance ou le déni, les racines de la vindicte envers l’autre.

Tout cela, le grand public le devine, le bon peuple qui n’a pas comme souci majeur de garder le pouvoir. Et il prend les choses avec, peut-être, une terrible sérénité : on voulait ce « vivre ensemble » (ou côte à côte), pour des raisons économiques, humanitaires ou autres, eh bien, il faut mettre dans les pertes et profits le fait de recevoir de temps à autre des rafales de mitraillettes, ou des voitures qui foncent, ou des attaques au couteau, à l’improviste, sans raison apparente, la raison étant enfouie dans les racines lointaines ; on peut vivre avec ça. Non qu’il n’y ait rien à faire, au contraire, mais ce qu’on peut faire n’annulera par cette béance d’inconnu à quoi les corps sont exposés. Les Rafales sur le Califat n’empêcheront pas les rafales dans nos rues. On doit vivre avec ça. D’ailleurs, en Israël où ils sont ça régulièrement (mais à bien plus petite échelle, car ils prennent des précautions) ils vivent plutôt bien ; en se disant parfois que ça s’arrêterait s’ils rendaient des territoires. Et voilà que la même chose se passe en France, sans qu’on voie bien quel territoire il faudrait rendre ici pour que ça s’arrête. Et comme on ne peut pas rendre tout le territoire, ni faire en sorte que le territoire se rende, encore que certaines de ses parties  soient déjà perdues pour la République, il faut admettre que ça ne s’arrêtera pas, ou plutôt  que ça arrivera avec une fréquence inconnue, et on vivra très bien avec. (En supportant quand même, sur les ondes et dans la presse, des auteurs musulmans très ouverts qui expliqueront au public, sans avoir de contradicteur, que l’islam c’est la paix,  et qui lui feront même la morale sur le thème : l’Occident n’a pas de valeurs, il les a perdues, il n’a aucune base spirituelle et  l’islam peut justement lui en donner. Cela aussi, on devra vivre avec.

Après le massacre du 13 novembre en Île-de-France

Avec l’horreur, la tristesse, il y a la colère.

L’horreur d’abord : imaginez-vous assis dans un bar avec des amis, ou dans une salle de spectacle dans l’attente d’autre chose qui vous donne plus de vie et voilà que des types surgissent qui vident sur vous leur mitraillette. Leur fantasme collectif se plante comme un poignard dans votre intimité, votre liberté collective. C’est irréparable.

D’où la tristesse et le deuil devant la perte de vie à l’état pur ; le vide que font tant innocents tués, ou qui se battent contre la mort, est contagieux, il est vivant, et sa morsure est douloureuse ; injuste.

D’où la colère : depuis janvier, « on est en guerre », le mot fut prononcé par les plus hautes autorités, avec leur pose de fermeté ; et l’on apprend, par les mêmes, que cette fois-ci, « on est en guerre ». Depuis des mois on est en alerte maximale, on a d’ailleurs déjoué des attentats, mais déjà en janvier c’était l’alerte maximale. Cela veut dire que les tueurs étaient connus, repérés comme dangereux, mais que, aujourd’hui comme en janvier, on ne les a pas arrêtés « faute de preuves suffisantes » au regard de la loi. On attend chaque fois la preuve, et quand elle vient, elle est fatale, donc inutile.

Cela veut dire non pas que les responsables sont incompétents (ils peuvent l’être aussi, à l’occasion), mais que leur esprit est enserré par le cadre d’une loi formelle et immuable, par la peur de violer la loi sur les libertés en arrêtant « sans preuve suffisante » les soldats ennemis ; la peur de recevoir des reproches. Ils savent bien que ces soldats utilisent ladite loi, qu’ils exploitent à fond la culpabilité de principe de l’occidental devant « l’autre », mais quand même… L’occidental a tellement peur de la faute, du risque d’abus, qu’il se ligote lui-même en attendant que l’autre le frappe (enfin, qu’il frappe à côté, quand lui-même est bien gardé) ; il a peur de s’accorder un droit exceptionnel qu’imposent les circonstances (de guerre), il a peur d’en abuser. Pourtant, il ne tiendrait qu’à lui de se mettre des limites dans le cadre même de sa conduite d’exception ; mais cela devient trop compliqué pour sa logique binaire qui ne connaît que ce clivage : limite ou pas de limites. L’idée d’une conduite exceptionnelle qui trouve ses délimitations, à mesure qu’elle se développe, relève d’une logique de l’entre-deux à laquelle l’esprit carré-cadré n’est pas vraiment introduit. Alors il se replie sur une formalité crispée : il lui faut la preuve tangible que l’autre est hostile. Cet autre a beau répéter, proclamer, réciter sa vindicte, se regrouper, tant qu’il n’est pas passé à l’acte, on ne peut pas l’arrêter, ou ce n’est pas un ennemi.

Une sagesse antique dit que « parfois l’annulation de la loi c’est sa fondation même ». C’est d’ailleurs ce qu’un certain Jésus a mis en acte contre des maniaques de la loi. Pour rappeler, comme d’autres l’ont fait avant lui, que la loi doit nous protéger contre les forces de mort parce qu’elle doit nous aider à vivre.

Un certain retranchement dans le formalisme évoque parfois la lâcheté (de la structure, alors même que les hommes sont courageux.) Elle ne date pas d’hier ; sous Sarkozy, c’était déjà bien en place, malgré les rodomontades ; et cette lâcheté se complétait par le mot d’ordre des milliardaires intégristes concernant la France : l’acheter.

Défendre sérieusement nos valeurs de liberté, ce n’est pas avoir peur, c’est montrer qu’on y tient.

PS 

Petit détail : cette façon de fermer les lieux pendant trois jours, parcs, marchés, bibliothèques…, et  d’interdire qu’on se rassemble alors que ce serait naturel, justement par temps  de deuil, cette façon de renforcer la mortification pour en prendre la tête,  signale  surtout l’art de manipuler  et de nourrir son  pouvoir par tout ce qui se présente. Car au fond, les gens sont  mortifiés, et bien  décidés à vivre, sans qu’on doive leur tambouriner à coup de speechs et d’émissions  que « c’est très dur » mais qu' »il faut que la vie continue », etc.  Un  progrès cependant par rapport à janvier 2015 : On entend moins que c’est de notre faute, qu’on n’a pas compris ces jeunes, etc. On martèle un peu moins que ça n’a rien à voir avec l’islam.   Quant à entrer en profondeur dans les liens en question, qui sont subtils, c’est encore exclu : la transparence des images et des infos en boucle,  la platitude des discours faussement questionnants devraient suffire à faire taire un public abasourdi,  réduit à la passivité.

Conférence de Daniel Sibony, présentation de son nouveau livre

PSYCHANALYSE ETHIQUE
2015-2016

Les conférences de
Daniel Sibony

Matière à penser

Parmi les thèmes de cette année :
les identités, l’éthique de l’être; le collectif; le jeu; la séduction;
l’a-religion, les religions; l’amour et le sexuel; l’écriture littéraire; le temps.

Deuxième séance :
Mercredi 18 novembre

1. Complément sur les identités
2. Du rapport au possible
Présentation du nouveau livre
Question d’Être

Cocktail et signature

 à 19h à la Faculté de Médecine, 15 rue de l’École de Médecine, Pavillon 1.

Dates des conférences suivantes : 16 Décembre, 20 Janvier, 17 Février, 16 Mars*, 13 Avril*, 18 Mai, 22 Juin

Entrée: 15 euros, étudiants: 5 euros
Gratuit pour les étudiants de la Faculté de Médecine

*les séances de Mars et Avril seront à confirmer (salle)

Islam, Spiritualité et Occident

J’ai suivi avec intérêt l’acte courageux d’un philosophe arabe, Abdenour Bidar, qui a écrit une « Lettre au monde musulman », à la Oumma, pas moins, pour l’appeler à reconnaître que les excès des djihadistes, l’absence de démocratie et de liberté, le mépris des femmes, etc., lui viennent d’elle-même et non des autres, des occidentaux. Et il l’appelle à se réveiller, à prendre ses responsabilités et à réparer tout ça. On ignore comment une masse de plus d’un milliard de personnes prend cette lettre, ni si elle peut la prendre en compte, ce qui est sûr c’est que là où les masses ont voulu plus de liberté et d’existence (printemps arabes…), un terme y a été mis par la religion identitaire, ou par la tyrannie au nom de la religion. C’est dire que les masses bougent quand elles peuvent, et que les individus eux sont trop faibles pour « bouger tout ça », à supposer qu’ils y tiennent.

Mais cette lettre met en cause les personnes et non la religion identitaire qui les porte et les unit voire les enferme. L’auteur s’indigne même : comment a-t-on pu en arriver à ce manque de liberté alors que dans l’islam, le Texte dit clairement : pas de contrainte en religion ? L’auteur oublie donc que cette parole de la sourate 2 est encadrée par de telles malédictions pour ceux qui feraient le mauvais choix, pour ceux qui choisiraient autre chose que l’islam, qu’elle exige bien plutôt une absolue sincérité chez ceux qui font ce « choix » unique. (En somme, il faut que ce soit sans contrainte qu’on renonce à sa liberté.) Et l’on retrouve ce sur quoi butent toutes les Déclarations des droits de l’homme islamiques : interdit de changer de religion, donc de sortir du cadre identitaire.

La lettre, au moins, aura eu deux effets : beaucoup ont dit Ouf, des musulmans peuvent critiquer l’islam ; en fait, ils critiquent les autres musulmans, mais ils ne touchent pas à l’islam, qui maintient sa plénitude idéale, elle-même nourrie par des clichés indiscutables qu’ils entretiennent ; en outre, puisque des musulmans sont supposés se charger de cette critique, il est encore plus  interdit de la faire si l’on n’est pas musulman (sauf à se retrouver, bizarrement, d’extrême droite) . Le cercle qu’on croyait s’ouvrir se referme.

Or le même auteur lance – aux occidentaux, cette fois – un appel à la « spiritualité », dont il est convaincu qu’elle fait cruellement défaut ; il pense même que l’islam peut contribuer, dans une belle coopération, à la rétablir, à lui donner une consistance, une direction « collective ». L’offre est d’autant plus séduisante qu’elle semble tomber à pic: on est fragile devant l’islam, certes on l’est de façon artificielle puisqu’on se fragilise soi-même, notamment par la phobie, la culpabilité, l’autocensure ; mais voilà que l’islam peut nous aider à nous redresser, à nous rassembler ; il peut voler au secours de cette fragilité qu’il révèle ou qu’il provoque. Ce phénomène n’a rien d’abstrait, on en trouve l’illustration concrète dans les collèges et les lycées où les élèves musulmans font groupe : lorsqu’ils insultent des élèves non musulmans, ceux-ci font profil bas ; le fait est bien connu des « profs » sans qu’ils en tirent de conséquences, et pour cause : ce profil bas répète sans doute celui des adultes. Il tient aussi au fait qu’ils n’ont pas l’identité compacte où puiser la force pour riposter. D’ailleurs certains, qui commencent à faire nombre, se convertissent : trop angoissés d’être isolés ou « paumés », ils intègrent le groupe dont la présence est assez « forte », peut-être aussi par son apport « spirituel ».

Le référent occidental se fragilise devant l’islam, puisqu’il se pose avant tout comme coupable, (peu importe de quoi : des croisades, du colonialisme, de la traite des noirs, de la décolonisation ; l’important est qu’il soit coupable…). L’occidental serait au mieux désemparé, en manque d’une idée qui rassemblerait « tout le monde » sous un emblème spirituel unificateur,  une sorte de « souverain bien » (sic) qui donnerait « du sens » à tous ; le même sens peut-être ? Qui en tout cas orienterait les efforts de tous vers un même sommet.

D’aucuns croient rêver, notamment ceux qui pensaient que l’idée de « souverain bien », d’un bien défini comme supérieur à tous les autres, était réfutée depuis longtemps ; et que le propre de la culture occidentale moderne était de consentir à ce que chacun construise son rapport à l’être comme il le peut. Il se trouve qu’en général c’est avec une certaine dignité, puisque ceux qui ratent, c’est-à-dire la plupart sinon tous, endossent leur ratage, ou essayent d’en faire quelque chose ; bref, c’est l’affaire de chacun avec ses symptômes et son jeu de vivre. D’autant qu’en outre, des groupes se forment, des tendances, des idéaux ponctuels, des élans localisés font que chacun, avec ou sans internet, à toujours eu de quoi faire lien avec d’autres et tromper sa solitude.

Mais dire que ce qui manque là-dedans c’est une idée collective de souverain bien, qui de surcroît serait apportée par la meilleure des religions, (celle de la « paix », comme on ne cesse de le rappeler), c’est faire preuve d’inconscience ou de cynisme. La dose d’idéal collectif que peut fournir une religion, notamment celle-là, est proportionnelle au tribut ruineux qu’elle impose à la liberté du sujet. Le jour où les musulmans éclairés auront réglé ce problème dans leur culture, celui de la liberté, du tabou, du déni et d’autres symptômes, ils pourront faire la leçon ; elle sera reçue avec intérêt, sinon avec « soumission ». Pour l’instant, ce que les plus hardis d’entre eux offrent comme remède, c’est cela même qui provoque dans l’establishment occidental des symptômes de peur et de faute. Il est vrai que ce remède offre à beaucoup d’autres un confortable aménagement, lorsqu’ils sont en manque d’identité ou pressés de sacrifier leur encombrante liberté à une croyance inébranlable,

On voit en quel sens la question de la « spiritualité » en Occident (ou de son absence) prend une curieuse portée dans le rapport à l’islam.

Folie et lieu de vie

Je suis à Eilat, où il fait bon et chaud bien qu’il pleuve de temps à autre ; à la réception de l’hôtel, un homme attend avant moi, je le fais parler ; il est de France et il a fait « sa aliya » ; – Et vous ? dit-il. – Je vis à Paris. – Mais pourquoi vous ne venez pas vivre ici ? C’est fou de vivre à Paris ! – Aussi fou que de vivre ici, dis-je, aussi fou que de vivre où que ce soit. – Eh oui,  vous vous arrivez à dire une chose et l’autre chose ; nous, on dit seulement d’un seul côté… » Il a dit comme il a pu que ce n’est pas simple de penser le deux et l’entre-deux. De penser la chose du dedans et du dehors, avec des allers retours, des va-et-vient pour mieux voir et comprendre. À vrai dire, j’allais ajouter que c’est aussi fou de vivre où que ce soit pour un juif. Je ne l’ai pas fait pour ne pas le troubler, et aussi par ce que je pense qu’en fait, c’est vrai pour tout homme : réduire sa vie à un seul lieu sous prétexte qu’on y est né, ou que c’est là que le travail, la « nomination » vous a scotché, c’est un peu fou. J’aurais donc voulu dire que la vérité du fait d’être dans un lieu se rattache à l’événement qui a lieu d’être, à l’événement d’être qui vous place et vous  déplace, qui vous donne lieu d’être là, ou ailleurs.

Pour les juifs, c’est plus clair, ou ça devrait l’être ; quoi donc ? Que c’est « fou » de vivre où que ce soit. C’était fou, non ? de vivre en France en 39 sachant que les nazis allaient arriver, et que l’État français irait chercher jusqu’aux juifs les plus intégrés, même ceux qui ont gagné leurs galons dans les tranchées de Verdun, pour les envoyer dans les camps de la mort avec leurs enfants. Sauf ceux qui ont pu se cacher et qui promènent toute leur vie cette « cache » dans leur tête, n’ayant aucune idée ou ne voulant pas en avoir sur ce que ça leur cache comme vision plus profonde et pensée plus paradoxale. Par exemple celle d’un mode d’être singulièrement universel, qui récuse l’universel direct autant que le singulier réduit à soi, et qui prend la diagonale, qui coupe en travers du cadre ou du carré ; singulièrement universel a  quelque chose d’à la fois rationnel et irrationnel, il entrelace les deux. (Petite coïncidence au passage, la diagonale du carré de côté un, c’est racine de deux, un nombre connu depuis les Grecs pour être irrationnel.) Dire que c’était fou de vivre en France ou en Allemagne ne veut pas dire que la solution était d’en partir massivement. Bien sûr, il fallait, et ceux qui ont pu se sauver l’ont fait, mais un départ massif eût été fou : vous imaginez des centaines de milliers de juifs se pressant aux frontières comme aujourd’hui les « migrants » ? On ne se serait pas vraiment pressé de les accueillir, peut-être aurait-on profité de ce regroupement pour activer leur concentration imminente ? Donc le contraire de cette folie eût été une autre folie. Tout comme celle de venir en Israël pour y recevoir des attaques analogues à celles que recevaient les ghettos juifs en terre arabe ou chrétienne au fil des siècles.

Bien sûr, les esprits totalement universels ont la réponse toute trouvée : qu’Israël rende la Cisjordanie et ce sera la paix harmonieuse entre deux États, Israël et Palestine. L’ennui est que cette restitution fera du futur État une succursale du djihad, voire de Daesh, et ce serait tout aussi fou, sinon plus qu’aujourd’hui, car les fusées qui arriveraient sur Tel-Aviv seraient imparables, trop proches pour être arrêtées. C’est aussi une folie pour les Palestiniens de voir leur Cause prise en charge par un moteur trop puissant, celui du djihad islamique, qui telle une fusée à trop forte portée, fera décoller cette Cause de l’attraction terrestre, celle d’un certain réalisme, vers une orbite stationnaire autour du globe plutôt que vers un petit État bien vivable. Il est vrai que ce minimum de réalisme impliquerait rien de moins qu’une vraie distance de ladite Cause par rapport au monde arabe et à ses Textes fondateurs très anti-juifs ; c’est beaucoup. Cela demandera du temps.

Bref, les lieux de vie sont traversés par une parole qui se transmet, et quand celle-ci est porteuse d’affects violents, contradictoires, voire  totalitaires qui refusent la singularité, fût-elle universelle, alors il devient aussi fou d’y vivre que de les quitter. On peut rêver d’obtenir provisoirement que le conflit soit mis en sourdine, au profit d’un vivre ensemble de fait ; après quoi, on peut parler. (Ce n’est pas toujours le cas ; parler avec l’Allemagne de 38 ou la France de 40 ou aujourd’hui avec le djihad, ce n’est pas simple.)

Heureusement, le vivre ensemble a souvent lieu de fait, sans qu’on nous en fasse un devoir, car les pulsions de vie existent et s’expriment ; elles peuvent oublier la vindicte prescrite, les rappels à l’ordre identitaire ; c’est plus fréquent que ne le pensent les experts, c’est mêmes très courant.