Je retrouve cette note du début novembre
Il s’agit de l’avion russe qui a explosé à 9 000 mètres sur le Sinaï, au début du mois, faisant plus de 200 morts. On n’en parle plus, mais à l’époque j’avais noté que les discours gênés qui entouraient l’événement faisaient de cet objet un symbole de ce que devient la vérité, cette denrée dont le manque nous suffoque, notamment lors de certaines catastrophes. Ces discours pleins de dénis sur la cause de l’explosion, font que la vérité explose comme l’avion, chacun en recueille un débris, qu’il brandit comme la sienne, comme sa version la plus probable, tellement chargée de ses intérêts que ça ne vole pas haut. La vérité vole en éclats, et cela nous rappelle que de nos jours, sur la scène sociale ou politique, celui qui dit une « vérité », ou ce qu’il présente comme telle, le fait d’abord pour conforter sa place, sa position, son identité ; l’exigence de ce confort est telle que la vérité est impossible à partager et se perd dans le choc des versions opposées.
En l’occurrence: la compagnie russe a horreur de toute version qui met en cause la qualité de ses appareils, l’obligation d’indemniser les familles des victimes. Elle énonce que la cause de l’explosion ne peut être qu’un « facteur mécanique externe », et comme cela ne peut pas être un missile, car il n’y en a pas dans le coin qui atteigne cette altitude, le facteur externe se retrouve être un objet interne à l’appareil, une bombe qu’on y a mis, ou un homme qui s’est fait exploser. Mais cela aussi impliquerait la compagnie : sécurité insuffisante… Et donc à écarter ; mystère. Côté égyptien aussi, on n’aime pas l’idée d’un engin placé à bord, dans un bagage ou sur l’un des passagers, cela voudrait dire que l’Égypte ne contrôle pas bien les passagers qui passent par elle ? Impossible, l’État égyptien contrôle tout, parfaitement, y compris les bases du djihad au Sinaï. L’État russe non plus, n’aime pas l’idée d’un acte terroriste, d’un engin placé à bord ou d’un homme qui s’explose en altitude. Cela voudrait dire que la dignité de l’état russe serait bafouée ? Qu’il aurait reçu une claque de la part des djihadistes ? Qu’il n’a pas le dessus ? C’est impossible, même si cela couvre de ténèbres la mort de tant de personnes.
Et pourtant, la vérité finit par être dite quand elle n’est plus investie, quand l’attention du public s’est fixée sur autre chose. Bien sûr, c’est un acte islamiste, des tiers l’ont parfaitement prouvé : un martyr se sera glissé dans l’avion, ou un complice du Califat y aura mis de quoi martyriser cette foule. Entre-temps, on en aura tellement vu ; la vérité aura déchu au rang d’ « une info de plus ». Mais son parcours, assez constant, confirme cet évidence: l’islam radical n’est pas facile à combattre car beaucoup de fidèles ont besoin des racines qu’il invoque. Du coup cette même vérité revient, dans une orbite récurrente, et ce sont les débats qui la font exploser, les débats censés l’éclairer, l’expliquer, et où les parties très intéressées brandissent chacune son débris au-dessus des morts encore présents.