Archives mensuelles : janvier 2016
Se sacrifier pour que l’autre soit aussi mauvais qu’on le dit
Cela paraît compliqué, mais c’est ce que vient d’illustrer le musulman qui a fait irruption le 7 janvier (sans doute pour commémorer la tuerie de Charlie Hebdo) dans un commissariat parisien, armé d’un couteau et criant Allahou akbar, avec une fausse ceinture d’explosifs, obligeant pour ainsi dire les policiers à le tuer. Il aura donné sa vie pour que l’autre occidental se révèle aussi mauvais que le dit le discours intégriste : puisqu’il tue des innocents. C’est là une variante plus mobile et plus précise de la tactique des boucliers humains : obliger l’adversaire à tuer des innocents. Ici, l’ « innocent » se présente de lui-même, et d’une façon qui oblige l’autre à le tuer. Il n’est donc pas vraiment innocent, puisqu’il a concocté une telle mise en scène, où sa vie à lui compte non pas pour rien, au contraire, elle compte pour inscrire la cause islamiste qui est que l’on combat les mauvais (les juifs et les chrétiens) parce qu’ils sont mauvais, et on est prêt à faire ce qu’il faut pour qu’ils apparaissent comme tels, même s’ils ne le sont pas.
J’ai revu un petit livre que j’ai écrit en 2005, Fous de l’origine, journal d’intifada, portant sur le djihad palestinien (puisqu’il se révèle de plus en plus que c’en est un) : j’y parle de la tactique des boucliers humains ; elle a toujours obtenu les résultats escomptés, à savoir montrer que les Israéliens (les juifs) sont des gens inhumains et mauvais. C’est ce qui a nourri ici, chez certains, une véritable antipathie pour l’État juif et une passion pro-palestinienne. J’écrivais : « le seul effet tangible de cette tactique est de prouver qu’Israël est mauvais et que ceux pour qui il fait symbole par sa seule existence, ceux-là aussi sont des mauvais. Par un curieux hasard, c’est la majorité des juifs. »
Cette tactique a été poussée à l’extrême puisqu’il est arrivé qu’on envoie des enfants avec des explosifs, pour qu’il soit bien clair que l’autre est un tueur d’enfants. On se souvient d’un épisode où un commando palestinien s’est réfugié dans l’église de la Nativité, avec des boucliers humains, forçant les juifs qui ont donné l’assaut à paraître tuer Jésus encore une fois.
Du point de vue éthique de l’être, c’est une faute monstrueuse que de donner sa vie pour inscrire le fait que l’autre est un monstre, que c’est un assassin, alors qu’il ne l’est pas foncièrement. Donner sa vie pour coller à l’autre la mauvaise étiquette c’est considérer cette étiquette comme plus précieuse que la vie. Instrumenter sa propre vie pour ne même pas faire triompher sa cause, mais pour pouvoir définir l’autre comment on le veut, donc pour s’attaquer à son altérité même, celle qui nous échappe et que nous n’avons pas à « définir », c’est le propre de la loi narcissique et de sa mise en acte perverse.
Cet homme a-t-il agi seul ? Dans ce cas il est à la fois le pervers qui met en en scène l’innocent, sous forme d’ « enfant » ou de type un peu « fou », pour que l’autre (le policier) paraisse absolument coupable. Et s’il a agi poussé par un « frère », il aura pris une part active à ce montage pervers.
Écrire le livre de sa vie
1
C’est un rescapé d’Auschwitz qui a pu refaire sa vie, avoir d’autres enfants, les siens ayant été gazés. Il somatisait durement, il avait entre autres un terrible eczéma et se promenait dans les rues en se grattant. Pour moi, il avait besoin d’écrire, ou que quelqu’un écrive pour lui tout ce qui le grattait sur la peau. Il aurait dû trouver quelqu’un qui écrive pour lui, avec lui, le livre de sa vie. L’acuité de sa tragédie sous le nazisme (dénonciation, déportation de France, trois ans à Auschwitz et le retour) a donc rappelé, entre autres, un certain appel qui est fait à tout juif d’écrire son livre, sa Torah, ce mot désignant non seulement le livre de Moïse, mais tout ce qui émerge et s’inscrit comme loi, dans tel domaine de la vie ; tout ce qui se révèle comme nécessité à inscrire. Cela va donc bien au-delà de cette coutume, cela inclut pour chacun l’appel à écrire le livre de sa vie, là où se rassemblent les lignes et les nervures qui se sont imposées dans son existence. Certains appellent cela « écrire la vie », mais personne n’est dupe : il s’agit d’écrire la vie qu’ils ont pu découper dans « la vie » pour en faire leur vie ; et bien sûr de la partie qui s’est découpée toute seule, sans eux, pour appartenir à leur vie, qu’ils le veuillent ou non.
Bien sûr, la religion a géré cet appel à sa façon, un peu fétiche comme souvent : on paye un scribe pour qu’il écrive un rouleau de la Torah qu’on offre à une synagogue. Pourquoi pas, mais l’impératif d’écrire son livre, la torah de sa vie, n’en est pas moins vivace. Et il faut l’étudier à fond, ce livre, en l’écrivant. De quoi rappeler que l’appel millénaire à étudier la Torah ne se réduit pas au sens que lui donne l’orthodoxie : étudier le Talmud ; car ce faisant, on étudie la manière dont les rabbins d’il y a 18 siècles étudiaient la Torah. On étudie leur étude de la vie et on n’étudie pas sa vie, et on oublie de l’inscrire. Alors on en fait des maladies, ça gratte et ça décape de mille façons, sur la peau et dans les tripes, au dehors et au-dedans. C’est dommage, car les autres n’en profitent pas, de ce grattage.
2
De temps à autre j’écoute les infos à la télé et j’ai l’impression d’être dans un pays où règne une propagande organisée, faites dans les meilleures intentions bien sûr, en vue du vivre ensemble, mais qui prend tellement les gens pour des idiots qu’on se demande ce que ça donnera. Déjà quand des jeunes font une attaque, une agression, et qu’on a pu les arrêter, et qu’on ne nous dit pas leur nom, tout le monde a pris l’habitude de traduire : c’est des musulmans. On se demande d’ailleurs ce que foutent les délinquants non musulmans, ont-ils perdu la main ? ou une déprime rampante les a-t-elle saisis ? on n’entend plus parler de ces cétacés inquiétants. Mais revenons à l’essentiel ; en taisant le nom des agresseurs, jusqu’à ce que cela devienne impossible, on les désigne comme musulmans mais on signifie par là même que ce serait faux de l’entendre ainsi, que ce serait même raciste, car les agresseurs ne peuvent pas être de vrais musulmans. D’ailleurs les djihadistes, un énorme battage est fait pour dire que ce ne sont pas des musulmans, tout simplement, n’ont rien à voir avec l’islam. On ne le dit plus très souvent en ces termes, car c’est trop gros, mais on le laisse clairement entendre.
Or c’est là un vrai sabotage des possibilités réelles qui s’offrent pour gérer la situation, avec un peu de respect pour chacun des partenaires. Car le schéma est assez simple, et apparaît chaque fois avec plus de clarté : quand il y a une forte présence musulmane, il y a d’une part des zélés qui veulent mettre en acte les paroles du Coran, qui sont clairement hostiles aux autres (aux juifs et aux chrétiens…), et il y a la masse des musulmans qui veut plutôt vivre tranquille et qui découvre, avec surprise ou stupeur, que sa tradition contient ces appels agressifs, dont elle-même ne sait pas trop quoi faire car elle veut d’abord se protéger. Alors une partie réagit par le déni pur et simple (ça n’existe pas, et l’on cite en les tronquant des versets qui n’équilibrent rien du tout, et dans le contexte montrent qu’ils sont eux aussi agressifs). Une autre partie déclare que son islam à elle ce n’est pas ça, c’est la paix, l’amour, la tolérance la charité… Tout en se demandant si cet islam simplifié, fabriqué en toute hâte, aura la force de passer pour le vrai islam. On fait de vrais efforts pour ça, car beaucoup de musulmans se rendent compte que le déni pur et simple ne tiendra pas toujours. Et c’est dans cette complexité que le discours médiatique arrive, tambour battant, et renforce le déni pur et simple. Cela ne peut qu’angoisser les musulmans qui se posent des questions sur comment faire, car ils connaissent très bien ces jeunes qui agressent, et ils les comprennent, parfois il les dénoncent, parfois ils les excusent, ils sont un peu désemparés. Et c’est là-dessus que la propagande vient mettre sa charge, je m’en suis rendu compte encore une fois à l’occasion des événements de Corse ; j’ai pris les infos en route, et j’ai cru réellement que des Corses avaient attaqué les pompiers ; c’est quand j’ai vu qu’un lieu de culte musulman avait été saccagé, que j’ai déduit que les agresseurs des pompiers étaient des jeunes musulmans, mais pourquoi attaquer les pompiers ? Et la nuit de Noël ?
Là aussi j’ai dû déduire que ces jeunes avaient dû lancer un petit incendie, pour attirer les pompiers etc. c’est assez culotté, ce serait même courageux si en même temps ce n’était là, de faire ça en Corse. À la rigueur dans une banlieue parisienne où les gens ont pris l’habitude de s’écraser ou de faire profil bas, mais en Corse ? Allez dire à des Corses qu’ils ne sont pas chez eux, c’est gonflé. Il faut se sentir assez sûr de soi. Et heureusement le livre sacré donne cette assurance. Mais il donne aussi du désarroi aux autres musulmans qui ne peuvent pas énoncer les appels à la haine qui s’y trouvent mais qui en même temps ont du mal à les accepter. Heureusement ils sont véhiculés par une cohorte de psy qui expliquent que les zélés de l’islam sont des fous. Là aussi il y a beaucoup de mépris, car s’il faut être fou pour être inséré de l’islam etc. etc
La loi, l’exception, et la victime
La logique universelle appliquée aux faits humains produit de vraies aberrations. Par exemple on énonce une règle qui accorde certains droits ; or elle ne peut pas tout couvrir, il y a forcément des marginaux, des exceptions. Alors on considère ces marginaux comme des victimes d’une injustice puisque ladite loi ne les couvre pas, et on la revoit pour qu’elle les inclue, qu’elle ne les laisse pas découverts. On veut donc une loi qui ne comporte pas d’exception, et c’est impossible. Par exemple, il y a des étrangers, ils ont des droits, mais pas tout à fait les mêmes que les nationaux (pour ne pas dire les autochtones, terme un peu ethnologique curieusement inapproprié). Donc on considère qu’ils sont victimes d’une injustice. On traduit en termes de justice et d’injustice une différence de situation inévitable. Ou alors il faudrait poser que l’idée même d’étranger n’a pas de sens, il faudrait supprimer le mot étranger ; tant pis si la réalité oppose de sérieux démentis à cet élan béat. C’est un peu le même problème qu’avec la loi prétendue : aimer ses ennemis ; elle veut qu’on aime tout le monde, y compris ses ennemis, ce qui implique de supprimer le mot ennemi. Là aussi la réalité s’est rebiffée. Dans le champ de la procréation assistée, la loi en France est qu’on permet la conservation des gamètes pour raisons médicales. Du coup, certaines femmes, pour des raisons de carrière ou de commodité, ou parce qu’elles n’ont pas encore trouvé l’homme idéal, demandent que l’on conserve leurs ovocytes, sinon elles seraient victimes d’une injustice. De même on permet l’aide médicale à la procréation pour des couples sans enfants ; du coup des célibataires sont désignés comme victimes d’une injustice etc. Si l’on confond le cas marginal, exceptionnel ou rare avec une injustice de la loi, on cherche en fait une loi totalitaire. Mais c’est quand même la meilleure loi possible pour ceux qui ne supportent pas l’exception ou la singularité.