Le scénario est bien rodé : un musulman se radicalise, seul ou avec d’autres, commet son attentat meurtrier, qu’il a préparé dans son coin ; indignation générale ; comment a-t-il échappé aux services compétents ? On cherche, on vérifie : il était connu de ces services, il était même suivi, mais on ne pouvait pas l’arrêter faute de preuves ; maintenant qu’on a la preuve, c’est trop tard, il a tué et il est mort, selon son vœu.
On interpelle le ministre, et il répond calmement : nous sommes dans un État de droit, et la loi veut que si ces hommes, repérés comme dangereux, font l’objet d’une mesure judiciaire, ils ne peuvent pas en même temps faire l’objet d’une mesure administrative, par exemple d’internement préventif. Bref, on ne peut pas les arrêter sur leur simple parole qui exalte le terrorisme islamique ; il faut des actes. À croire que la parole ne vaut rien. Si l’on prenait au sérieux leurs paroles, si on les arrêtait, il y aurait une contradiction dans notre système de lois. Donc, pour maintenir la cohérence de ce système, on doit rester exposés aux décisions que prendront, selon leur humeur, environ 4000 djihadistes potentiels repérés dans l’Hexagone. L’idée de changer les lois pour y faire face ne vient pas à l’esprit des responsables. Ils veulent bien changer le code du travail, en faisant une nouvelle loi très discutable sur le droit des salariés, mais sur le droit des citoyens à être protégés, ce serait trop. Il faut donc se tenir dignement dans le système de lois qu’on a, tant pis si l’ennemi en profite pour vous tirer dessus. Cela rappelle une fameuse bataille en Afrique du Sud au XIXe siècle, où les zoulous déferlaient avec leurs arcs et leurs flèches sur un fortin anglais défendu par quelques soldats de Sa Majesté avec des mitrailleuses ; les zoulous venaient d’abord saluer, selon leurs coutumes, avant de se préparer à tirer leurs flèches ; ce dont ils n’avaient guère le temps car les mitrailleuses les fauchaient. Naturellement, ils ont perdu la bataille. Dans la scène actuelle, les zoulous ce sont les Français, qui se présentent d’abord en état de légalité cohérente, de dignité stricte, se préparant à appliquer des mesures, mais les autres les surprennent, ne leur en laissent pas le temps, de deux façons : soit ils ne font rien, ils restent calmes, présentant ce qu’on appelle un modèle d’intégration ; soit, soudain, ils agissent. Non pas « ils passent à l’acte », comme on le dit un peu bêtement, car le passage à l’acte a lieu quand on n’a pas de mots pour dire la chose, quand seul l’acte peut la signifier ; ici au contraire, les mots existent, ils sont même surabondants, ils sont écrits et proclamés, et ils sont de temps à autre, appliqués, mis en acte, réalisés.
Ce qui inquiète les gens, plus que le terrorisme, c’est la peur et l’affolement du côté des responsables. L’autre jour, le ministre de l’intérieur a fourni cet argument : ce n’est pas parce qu’on aura interné 4000 suspects que cela empêchera les autres d’agir. Sans nullement préjuger de ce qu’il y aurait affaire, on perçoit qu’il y a là comme un désespoir logique ; pour ne pas dire une logique du désespoir, en forme de sophisme.
De fait, les responsables donnent l’impression que le système où l’on vit, l’État de droit, est un système totalitaire : si on prenait des mesures précises pour combattre des éléments spécifiques et dangereux, c’est tout le système qui en serait bouleversé, l’État de droit n’existerait plus, il basculerait vers un totalitarisme ; alors qu’il y est déjà mais à l’envers : au détriment de ses citoyens.
La raison profonde de cette perversion, c’est qu’en fait, pour les responsables, l’autre en tant qu’autre ne compte pas : l’homme décidé à combattre pour Allah, c’est-à-dire pour l’islam tel qu’il n’est le seul à l’entendre, a beau l’annoncer, le déclarer, ça ne compte pas, il n’est qu’une machine parlante. Pourtant, nouvelle contradiction, il donne par ailleurs, dans le social, des preuves qu’il est raisonnable, adapté, il a sa petite entreprise, il la gère très bien, il est affable et courtois ; bref, il est normal, simplement, sur son site ou sa page Facebook il exprime ses désirs, ses projets très spéciaux, mais ses déclarations sont nulles. C’est après l’acte, qu’on est tout prêt à les recueillir, quand elles n’ont aucun intérêt.
En somme, la logique binaire, blanc ou noir, oui ou non, sous-jacente aux déclarations des droits de l’homme, ne peut-elle se moduler pour faire face à ses ennemis déclarés sans priver de leurs libertés tous ses citoyens ? C’est sur ce point de droit qu’elle bute dramatiquement, c’est là qu’elle est acculée à se remettre en question par une idéologie, celle de la guerre sainte, qui semble calculée pour ça.