Archives mensuelles : mars 2017

Contre le FN ou pour Macron ? Un étrange argument

Depuis 30 ans on fait peur aux Français au moyen du Front National, d’une manière assez simple : s’ils évoquent des problèmes sur un mode qui met en cause l’establishment et la doxa, on dit qu’ « ils font le jeu » de ce parti. Tout un temps, ça leur a fait peur, puis certains, spécialement mortifiés, ont dit « chiche, on le soutient ». La phobie a donc bien fonctionné, trop bien : il suffisait de dénoncer le Front National pour être sûr d’avoir l’emblème de la vérité, quoi qu’on dise. On comprend que d’autres aient voulu casser ce chantage, sans trop d’espoir.

Et voilà qu’aujourd’hui aussi, on se remet à jouer avec cette peur, non sans complaisance : on se réchauffe et on se sent tellement bien à peu de frais, en dénonçant ce parti qui n’a aucune chance d’arriver au pouvoir. Pour des raisons évidentes : les Français ne sont pas tous mortifiés à ce point, ils gardent un sens de la réalité; outre qu’un argument inattendu commence à poindre depuis qu’on entend Madame Le Pen sur son programme : c’est que si elle l’applique, la masse des Français verra fondre ses économies. Au moins, c’est du concret.

À qui s’adressent donc ces appels à « voter contre le Front National » ? Aux électeurs de ce parti? Certainement pas. Aux électeurs de la droite ? Non plus, ils ont leur candidat qui semble résolu à battre le FN. Alors, ces appels s’adressent aux électeurs de gauche écœurés par le « hollandisme », et plus que sceptiques sur les deux candidats de gauche. Ce sont donc des appels à voter Macron. Une fois de plus, pourquoi prendre les gens pour des idiots ? À moins que ces appels ne signifient : votez Macron il est le mieux placé pour battre le Front National ? Or même cet argument est douteux, non que Macron ne puisse pas battre le FN, mais tout autre candidat qui se trouverait au second tour face à Marine Le Pen, aussi bien Macron que Fillon, est assuré de la battre. En somme, là encore, on utilise la peur du Front National, qu’on a soi-même entretenue avec soin, pour déguiser un argument partisan. Pourquoi ne pas le dire plus franchement ? Est-ce qu’on manquerait de raisons positives pour promouvoir un quinquennat Hollande bis après celui qu’on vient de vivre ?

Sans la peur du Front National, il se pourrait qu’il ne soit pas au second tour, malgré le laminage méticuleux de Fillon ; et qu’il y ait donc un duel banal droite gauche ou droite et demie-gauche ; auquel cas, les votants de chaque côté feront leur devoir sans illusion et sans idéalisation.

Pourquoi beaucoup voteront Fillon

Ce dimanche 5 mars, avant d’aller à un petit salon du livre, je suis passé au Trocadéro voir la manif pour Fillon. Ils étaient bien 40 000, c’était une foule de braves gens, décidés, balayant les ennuis judiciaires, soutenant très fort leur champion, avec des remarques pittoresques sur les défections. En y allant, j’avais pris un taxi, et le conducteur musulman m’a fait un petit cours de théologie politique : Moïse et Jésus étaient musulmans ; je savais qu’ils l’étaient dans le Coran, mais lui me l’a « prouvé » : la preuve que Moïse est musulman c’est qu’il s’appelle Moussa, et la preuve que Jésus est musulman c’est qu’il s’appelle ’Issa. C’est bien leur nom en arabe, mais je n’avais jamais entendu cette évidence narcissique de la langue : puisqu’on les nomme dans notre langue, c’est qu’ils ont notre identité ; d’ailleurs cette langue est plus sacrée, puisque le message quelle apporte, elle est la première à le dire. En effet, elle est la première à le dire… en arabe, mais c’est la « preuve » qu’avant, ce message n’existait pas dans d’autres langues, par exemple en hébreu, en grec ou en latin, il n’avait pas sa « vraie » forme. L’homme ajouta très gentiment que la preuve que l’Islam est la religion la plus vraie, c’est qu’elle est la troisième, donc elle intègre ce que les autres ont de meilleur ; elle les améliore.

Cela m’intéressait beaucoup, il soulevait des questions que je traite dans mon dernier livre Coran et Bible en questions et réponses. « Coran et Bible », cela veut aussi dire Islam et Occident, donc aussi islam de France ou en France et culture française non musulmane. (Dire que pour en parler, on n’a plus que ce mot : non-musulmane…)

C’était aussi une bonne introduction à la manif. Il devint clair pour moi que ces élections présidentielles se jouent sur un enjeu qui sera très peu évoqué, parce qu’il est trop évident, et que trop de discours se chargent d’y mettre de la confusion. Cet enjeu c’est de maintenir la loi comme instance tierce dégagée des religions, et non comme ensemble de règlements qu’une religion plus offensive peut grignoter et transformer selon ses vœux. Beaucoup pensent que c’est le maintien de cette loi intransigeante qui peut permettre, non pas le « vivre ensemble » mais un vivre côte à côte entre des communautés et des gens dont les principes fondamentaux sont radicalement incompatibles. Ceux-là voteront Fillon certainement ; car sur ce point, tous les autres candidats sont flous, à moins qu’ils n’aient carrément lâché le morceau. Autrement dit, l’élection se décidera sur une question identitaire, non pas l’identité islamique contre l’identité française, car cette dernière, et c’est son charme, n’est pas clairement définie et n’a sans doute pas à l’être, c’est sa façon de donner sur l’infini. Elle n’a que la loi laïque (au sens non pervers de ce terme), loi d’un pays de liberté, pour contrer les projets d’emprise idéologique ou identitaire, projets que beaucoup perçoivent comme totalisants, et qui procèdent de principes contraires à la liberté d’expression. Laquelle est perçue déjà comme assez compromise, puisque grâce a quelques mots (des mots peaux-de-banane tels que antiracisme, islamophobie, amalgame, destinés à faire glisser et se ramasser quiconque les emploie, sauf à des fins prosélytes), et grâce à d’autres subterfuges, une censure débonnaire et féroce règne déjà dans le pays. En témoigne le silence médiatique sur des livres qui abordent ces problèmes d’une manière non convenue.

Et le Front National ? Il est clair qu’il ne passera pas, il n’est pas fait pour ça, il a été conçu – et bien exploité – pour faire peur, depuis 30 ans ; il n’a aucune vocation à gouverner le pays. Il se peut même que certains de ses votants intelligents portent leurs voix sur Fillon dès le premier tour pour ne pas avoir un duo Macron Le Pen au second tour. (Puisqu’à l’évidence, toute la question est de savoir qui sera le second au premier tour.)

La pensée dominante a fait peur à beaucoup, au moyen du Front National, sur le mode : si vous posez ces problèmes, c’est que vous avez telle position et donc vous faites le jeu de ce Parti. Beaucoup se sont tus, terrifiés par cette menace sur leur image, mais beaucoup d’autres ont enragé dans leur coin, et d’autres encore, sans doute plus nombreux, ont ressenti une autre peur : celle de perdre le pays qu’ils ont connu et qu’ils aiment, avec sa liberté de parole même relative. Ceux-là voteront Fillon, quelles que soient ses tracasseries judiciaires. Pour eux, mieux vaut un président ainsi marqué, qu’un président immaculé, vendu à d’autres intérêts. Des musulmans aussi voteront Fillon pour une raison très simple : s’ils sont venus en France, ce n’est pas pour vivre dans un pays qui s’islamise. Mais très peu le diront, ce serait une prise de distance trop coupable envers leur identité.