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Mai 68, un sacré travail du Vide

Le hasard qui n’en est pas un fit que j’étais là, à la première barricade, celle du 10 mai 68 rue Gay-Lussac, il y a  cinquante ans. Aujourd’hui, l’épaisseur de ce demi-siècle m’étonne par sa terrible simplicité. J’étais jeune chercheur en maths à l’Institut Poincaré, à 150 mètres de là où ça a commencé. J’avais fini ma journée et en partant j’ai vu qu’il y avait foule, je suis resté, c’était plutôt calme, on parlait, on « discutait », en fait on attendait quelque chose dont on n’avait aucune idée. C’est étrange et assez beau, une foule tranquille qui attend sans savoir quoi et qui bouge en tous sens comme pour chercher son Objet. On attend que ça se mette en « mouvement » ; ou mieux, on attendait que se « produise », comme sur une scène, un être mystérieux et familier qui s’appellerait « le Mouvement », qui nous prendrait en charge, grâce auquel on serait « mobilisés » et sur lequel on apprendra qu’il faut toujours veiller pour qu’il ne « retombe pas ». Il y avait bien un mot d’ordre (« libérez nos camarades », des étudiants de Nanterre arrêtés parce qu’ils avaient fait un Mouvement), mais au-delà du prétexte, il y avait comme un texte qui se cherchait, qui devait rester crypté, illisible, quoique son message fût assez clair : ce qui se donne comme autorité n’est pas légitime. L’autorité suprême, De Gaulle, traitera cela de « chienlit » et le paiera de son départ (en 69).

Quant à la barricade, ce fut comme une étincelle ; des jeunes armés de piques dépavaient. Le sable jaune, qui n’était pas celui de la plage, est apparu ; transgression et point de rupture évidents ; façon d’écrire sur le sol le « non » à cette autorité ; on entrait dans l’illégal, dans l’espace sauvage. En même temps, cette foule plutôt tranquille respirait une sorte de fraternité, inconnue des foules « normales » qui, elles, ont un but « dans le cadre » de la loi ; or on n’avait pas d’autre but que d’être là à dire « non ». C’était le mouvement de la présence. Certes, j’étais un peu décalé, notamment incapable de crier « CRS-SS », par souci d’exactitude, et quand ils ont chargé, tard dans la nuit, créant la fuite dans tous les sens, cela ne fit qu’ajouter un mot d’ordre (« À bas la répression ») au mouvement qui était bien décidé à être encoreprésent, à re-présenter le refus. Le vrai mot d’ordre sous-jacent était de maintenir le mouvement, en vue de quoi ? en vue de rester mobilisés.

L’auto référence en foule n’a rien à voir avec ce qu’elle est chez le sujet qui ne renverrait qu’à lui-même. Dans la foule, c’est du performatif ; le sens d’une action c’est le fait qu’elle a lieu et qu’elle soit approuvée par la masse, qui s’est « mobilisée » pour ça, précisément. Et c’était un léger désarroi quand l’action aboutissait : on ne savait pas quoi demander d’autre. De fait, quand « le pouvoir » déboussolé acceptait les demandes, c’était toujours un temps trop tard. La demande d’action était donc toujours là.

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