Archives mensuelles : septembre 2019

Ma vision des rapports Islam-Occident

En me retournant sur la file déjà longue de mes livres, j’ai vu que sur le thème des rapports entre Islam et Occident j’en avais écrit sept, et j’ai souri de constater qu’aucun d’eux n’avait fait l’objet d’une chronique, d’une interview dans des médias qui évoquent souvent ce thème, qui le prennent dans tous les sens et tournent autour en se gardant de toucher l’essentiel qui pourtant est assez clair: il y a une vindicte radicale dans le Coran envers les juifs et les chrétiens, elle se transmet jusqu’à nos jours et fait partie du minimum de formation touchant ce Livre sacré pour la plupart des musulmans. La raison de cette vindicte, le Coran lui-même la donne : les juifs et les chrétiens, c’est-à-dire les « gens du livre », sont des kafirines, un mot qu’on traduit par incroyant ou incrédule mais dont le sens plus précis c’est que ce sont des « recouvreurs » : ils ont « recouvert » une partie du message divin qu’ils ont reçu, message dont la vérité doit en principe les amener à la « vraie religion » c’est-à-dire à l’islam. Ils ont donc trahi ce message. On imagine le dialogue entre Mohammed et eux, dialogue de sourds qu’on pourrait presque mettre en scène. « Lui : Je ne viens que confirmer ce que vous avez déjà reçu, reconnaissez-le et soumettez-vous (ce terme signifie en arabe devenez musulmans) Eux : Mais puisque tu nous apportes ce qu’on a déjà, pourquoi devons-nous te suivre ? Lui : Parce que je vous le confirme et que vous l’avez trahi. Eux : C’est vrai qu’il nous arrive de trahir notre message quand il est trop au-dessus de nous, mais ce message nous le connaissons, nous essayons de le suivre, qu’est-ce qui nous prouve qu’en adoptant sa version islamique nous risquerons moins de fauter ou d’être insuffisants ? Lui : Vous êtes vraiment des pervers. » (Sourate 3, 110 « … si les gens du livre croyaient ce serait mieux pour eux, il y a parmi eux des croyants, mais la plupart d’entre eux sont pervers. ») Ce dialogue n’a pas pu se poursuivre car dans les terres conquises par l’islam, les gens du livre ne pouvaient certes pas parler du Coran, mais lui parle d’eux très souvent et les dénonce. C’est bien sûr passé dans le langage courant et dans les gestes : j’ai connu un médecin syrien venu se former à Paris il y a vingt ans, il a eu de durs moments car là-bas, m’a-t-il- dit, on se lave les mains quand on a serré celle d’un juif, or le patron du service hospitalier où il était, un patron qu’il admirait, était juif. Moi-même, ayant vécu à Marrakech dans les années 50, je me souviens d’échanges entre musulmans, l’un disant à l’autre : « … alors j’arrive au souk et là je croise un juif sauf ton respect (hashak)… » Comme si le mot juif était obscène ou plutôt scatologique. Tout cela n’excluant pas des moments conviviaux.

Mais revenons à l’essentiel, pourquoi cette vindicte ? La raison profonde est que le Coran, prenant la suite de la Bible, n’a pas innové sur le contenu ; contrairement au christianisme qui, prenant aussi la suite, a grandement innové par l’invention de l’homme-Dieu, invention ou découverte comme on voudra, selon la croyance de chacun. N’ayant pas innové, le Coran, pour mieux s’approprier les contenus bibliques, ne pouvait faire autrement que de dénoncer leurs tenants antérieurs, à savoir les gens du livre, comme traitres, kafirines, hypocrites, associateurs (cette dernière attaque vise les chrétiens parce qu’ils associent à Dieu un Fils). Il y a là une solide logique mentale et stratégique qui fait que plus il les dénonce plus il les dessaisit des contenus qu’il leur emprunte. Le fait qu’on en veut à l’autre dont on a pillé le livre, j’en ai montré le caractère à la fois banal et tragique dans Les trois monothéismes (1992) en l’appelant « Complexe du second-premier » : quand le second veut non seulement prendre la suite ou remplacer le premier mais avoir été à sa place, cela peut produire des tensions extrêmes. Et quand le second dispose de la force armée et conquiert de vastes terres, il peut y imposer l’idée que sa version est la seule vraie, l’autre étant falsifiée. « Vraie » ou « falsifiée » par rapport à quoi, à quelle version originale ? Réponse : par rapport à elle-même, puisqu’elle est la vraie première, puisqu’elle reprend la vérité que la première, celle des juifs et des chrétiens, a falsifiée. On voit dans ce tournage en rond, comme pour le dialogue, l’auto référence à l’œuvre, l’affirmation d’une identité comme étant la seule vraie et comme ayant vocation d’inclure, à terme, l’ensemble des humains honnêtes.
J’ai décrit dans un petit livre (Coran et Bible en questions et réponses) ce mode d’appropriation qui fait que, contrairement à ce qu’on croit, le Coran n’est pas partagé entre versets violents de Médine et versets paisibles de La Mecque, c’est bien plus intéressant ; toute une texture y est tissée entre lui et la Bible, sur un mode où des versets pacifiques s’entrecoupent d’appels contre les mécréants, censés rejeter ces mêmes paroles pacifiques empruntées à leur Bible, notamment à leurs Psaumes.

On devine les incidences de tout cela sur le terrain. Le « vivre ensemble » en terre arabe fut très intéressant car la sécurité pour les gens du livre était dûment achetée par un impôt assez lourd que toute personne devait payer (les riches payant pour les plus pauvres). La force de la fiscalité pour maîtriser un corps social et les rapports qu’on lui impose est un thème passionnant. Autre conséquence, au cours du temps, l’identité englobante, déduite de la « vraie religion », conquiert tout ce qu’elle peut et n’a d’autre limite que celle que lui oppose, souvent mollement, le monde chrétien. Mais elle garde dans son programme le principe de la guerre sainte, du djihad, à savoir l’effort intérieur pour être encore plus musulman, et l’effort extérieur pour « soumettre » l’infidèle, par la force ou la douceur selon les cas. Petite conséquence de ce principe, la lutte des palestiniens pour avoir un État : elle s’est très vite trouvée portée et propulsée par l’idée du djihad, laquelle est un moteur bien trop puissant, d’où peut-être son impuissance à aboutir. C’est que la Cause palestinienne incarne sur le terrain la vindicte antijuive du Coran, elle est comme missionnée par les croyants pour activer constamment cette vindicte. Pendant ce temps, les croyants, là comme ailleurs, vaquent en paix à leurs affaires et n’activent que par à-coups leur reflexe identitaire ; cela suffit à y révéler la vindicte.

On comprend le malaise des musulmans d’Europe dont les parents ou grands-parents sont venus là pour vivre dans un régime de liberté tout en restant musulmans. J’analyse dans mon dernier livre, Un amour radical, croyances et identité, ce conflit intérieur qui se résume ainsi : ils veulent vivre avec les autres et ils adorent un Texte qui maudit ces autres. Cela induit bien sûr un déni de la vindicte : elle n’existe pas, c’est une pure invention. Ou encore : il faut la contextualiser, c’est-à-dire la ramener à l’époque où elle fut formulée ; argument désespéré car il revient à prendre des paroles divines supposée éternelles pour une chronique de l’Arabie tribale du septième siècle.
Certes, en Europe, ce déni musulman de la vindicte envers les autres est assez compréhensible : si vous avez dans votre texte fondateur des insultes sacrées envers vos voisins d’immeuble, vous n’allez pas leur en faire la lecture lors de rencontres conviviales.
En revanche, les jeunes qui cherchent à retrouver leurs racines n’ont pas de mal à les découvrir et à comprendre les appels radicaux qu’elles leur lancent, à savoir l’esprit du djihad, au double sens du mot. De sorte qu’un jeune ou moins jeune, même intégré, avec un appartement correct, un bon salaire, une compagne sympathique et un bébé ravissant, peut se demander de temps à autre quel est le sens de sa vie : « À quoi rime cette routine absurde alors que mes racines profondes, mon identité véritable m’appellent au combat dans « la voie de Dieu » (fi sabil illahi) ? » C’est donc mû par un amour radical pour son identité profonde et pour l’appel qu’elle lui lance à combattre l’incroyant (et même à le tuer) qu’il peut mettre en acte cet appel.
Beaucoup d’auteurs opinent sur la psychologie de cet homme et y décèlent un « nihilisme », un « amour de la mort », etc. Cela produit de jolis textes littéraires mais qui masquent l’essentiel : ces jeunes sont mus par un amour narcissique de leurs racines et non par un amour de la mort ; celle-ci doit d’abord servir à tuer les ennemis d’Allah. Ils aiment sacrifier les ennemis de l’islam, leur corps porté par le djihad servant d’amorce à l’explosif et d’instrument pour manier le couteau ou l’arme à feu qui accomplissent l’offrande.

Il y a bien des objections à cette approche, et les réponses que j’y donne sont la matière de ces livres, trop longues à reproduire ici. L’objection la plus fréquente est que « la Bible aussi comporte beaucoup de violence ! ». C’est vrai, outre la violence de ses lois (interdit de convoiter la femme de l’autre, c’est suffocant…), il y a la violence militaire pour conquérir la petite terre de Canaan. Les récits sur Josué massacrant les cananéens s’étalent à pleines pages et décrivent une guerre de conquête comme il y en a partout dans le monde. L’autre violence est envers les hébreux, parce qu’ils trahissent leur message : diatribes et menaces des prophètes se succèdent pour les ramener dans le droit chemin. Mais il n’y a pas dans la Bible ou l’Évangile d’appel à combattre les autres jusqu’à ce qu’ils deviennent chrétiens ou juifs. Ce trait spécifique du Coran n’est pas gênant pour les fidèles en terre d’islam, mais pour ceux qui vivent en Europe, ce n’est pas facile à penser, cela crée un vrai conflit affectif. Or la culture ambiante a cru le résoudre en endossant massivement le déni : il n’y a pas dans le Coran, dans l’identité qu’il bâtit, de violence envers les autres, les attentats au nom de l’islam n’ont rien à voir avec l’islam, etc. Bien sûr, des auteurs dénoncent ce déni, mais comme ils en ignorent les bases ou qu’ils ont peur de les voir, leur discours se noie lui-même dans la mousse qu’il sécrète.
Il faut donc étudier la peur qu’a l’Occident de voir cette réalité, appelée radicalisation. Cette peur exprime une phobie de l’islam (c’est un des sens multiples de l’ « islamophobie »), une tendance à courber l’échine sous prétexte de compréhension, ou de la douceur chrétienne qui fait tendre l’autre joue avec l’idée que l’agresseur va se vider de sa violence. L’analyse de ce Complexe m’a amené à mieux comprendre la notion de croyance, et comment telle croyance vient au secours d’une béance identitaire qu’elle prétend réparer, etc. C’est de cela que parle L’amour radical.

Je n’ai jamais eu de démenti sur mon approche de la part de musulmans, ce qui prouve de leur part un souci de l’honnêteté. Certes, ils continuent à nier le problème et c’est souvent en le niant qu’ils le révèlent. Par exemple dans un dialogue avec l’imam T. Obrou, il parle des préjugés antijuifs qui sont amenés en Europe par ceux qui viennent du monde arabo-musulman. Façon de dire que la vindicte antijuive fait partie de la culture là-bas, et que cette culture est apportée ici. De même, des sociologues musulmans, niant qu’il y ait de la vindicte antijuive dans l’islam, disent que ce sont là de simples habitudes culturelles ; eux aussi reconnaissent donc à leur insu que ça fait partie de leur culture, celle qui est transposée ici.

J’ai conclu ce livre par une question : est-ce que la vindicte antijuive et antichrétienne se transmet dans les familles musulmanes en Europe ? Car c’est là son vrai berceau, là que se fait la transmission identitaire. C’est une question qu’il faut poser de temps à autre aux intéressés, et leurs réponses seront précieuses. Il est vrai que cette vindicte sacrée se transmet aussi dans les lieux d’études coranique, et pas seulement dans les mosquées dites salafistes. (Ce mot réfère simplement à la tradition : c’est ce qui se faisait avant et que l’on veut perpétuer.) Sur ce point, l’iman avait même ajouté comme pour me rassurer : « Nous ne sommes pas tous méchants. » En somme, il dit aux gens du livre : Comptez sur notre bonté. C’est exactement ce que disaient les autorités en pays musulman. Or les gens voudraient compter sur la loi plutôt que sur la bonté de l’autre, sur une loi qui interdise de propager des appels à la haine même en langage religieux. Cela semble difficile à inscrire, car cela suppose de reconnaître que ces appels existent, or le déni officiel veut qu’ils n’existent pas. C’est difficile de soigner une maladie quand on ne peut pas la nommer.

Après une conférence sur Un amour radical, quelqu’un a demandé : Comment se fait-il que ce que vous révélez n’ait pas été découvert plus tôt, par exemple par des pères de l’Église ? La réponse est complexe, d’abord, ces érudits chrétiens avaient en tête leur idée sur l’islam et sur la Bible, et déjà chez eux, la lecture de l’Ancien testament était vraiment déconseillée voire interdite. Je connais la Bible en hébreu, et c’est une chance car c’est à elle que le Coran a le plus emprunté, (c’est pourquoi sa haine des juifs est la plus forte), et je comprends le texte arabe dans ses détails linguistiques ; mais cela ne suffit pas, il faut un amour du texte, de ses effets inconscients, des façons de mêler deux textes, de les croiser selon telle ou telle stratégie ; l’analyse vise non pas à dénoncer mais à déplier le problème. Il y faut aussi un amour de l’entre-deux comme opérateur essentiel qui va plus loin que la différence. C’est tout cela qui fait partie de ma singularité, et c’est ce qui m’a fait produire cette série de livres, donc je comprends que l’establishment culturel veuille les couvrir de silence, encore que l’envie de ne pas voir puisse avoir des limites.

Article paru dans la Lettre du cardiologue

« Un cœur nouveau » de Daniel Sibony
Un bon hasard a fait se rencontrer un grand chirurgien cardiaque, Patrick Nataf, et un grand psychanalyste, Daniel Sibony, qui est également docteur en mathématiques et docteur en philosophie. Invité en salle d’opération, convié à suivre la visite, autorisé à discuter avec les patients, Daniel Sibony a consigné son témoignage dans « Un cœur nouveau », une réflexion passionnante et rare sur le cœur et tous les acteurs qui travaillent à sa guérison.  Un livre qui réfléchit notre quotidien cardiologique et celui de nos patients cardiaques, et qui nous fait réfléchir hors des sentiers battus. Florilège.
« Voici des traces de mon passage dans le service de chirurgie cardiaque de l’hôpital Bichat à Paris, avec les transplantés et les insuffisants du cœur. J’y ai appris beaucoup sur le cœur qu’on coupe et qu’on remplace, sur les démêlés toujours neufs entre le corps et la technique, sur la profusion de la vie, sa générosité, ses irrégularités. Sur l’unité increvable du corps et de l’esprit. Sur le fait que le cœur n’est pas qu’une pompe et que l’impulsion émotionnelle nous fait vivre et nous soutient au moins autant que son battement régulier. Sur le fait que ce qui “fatigue” le cœur, c’est le contrecœur, c’est ce qu’on s’impose de faire alors que c’est contraire à notre esprit et à notre mode d’être. »
« Je me trouve devant un spectacle étrange et familier, avec deux impressions qui s’entrechoquent et s’annulent : tout est inerte et vivant ; il règne un silence de vie, là‐dedans (…)  Ce corps est physiquement absent à soi aussi bien que mentalement ; on dirait que les deux absences communiquent, et cela me refait penser à Spinoza qui dit que les états du corps et ceux de l’esprit, c’est la même chose dans deux langages différents. » 
« Ou était la vie avant de revenir ? Le corps de la patiente est vivant sans qu’elle respire et sans que son cœur batte. »
« Moi aussi, qui n’ai fait qu’être là, c’est une heure plus tard que je ressens le choc : j’ai assisté à un « meurtre » bien agencé pour s’annuler en tant que meurtre et boucler son trajet comme un superbe acte de vie, d’intrusion réparatrice au cœur d’une pulsation ultime qui peut donc être coupée, arrêtée, travaillée puis relancée.  Cette fausse mise à mort ou cette remise au point mort n’est que le renouement d’une alliance avec la vie après un acte de rupture. (…) C’est ce que j’appelle une coupure-lien. Les grandes alliances de vie sont de cet ordre. (…) Au passage, on coupe la personne de son cœur et de ses poumons, de son sang et de son souffle, c’est beaucoup, et on injecte le gros savoir que contient chaque produit, chaque appareil, chaque fil, chaque instrument, chaque geste, puis on renoue la texture (charnelle, osseuse, viscérale), on renoue avec la vie. » 
 » La première fois j’avais dit : j’arrive au service ; mais au service de quoi ? Je ne suis pas au service du savoir, peut‐être au service d’un savoir qui s’ignore, d’un manque de savoir ou de ce qui manque dans un savoir qui affiche sa maîtrise. De ces moments critiques, la médecine ne maîtrise qu’une partie, mais cela peut suffire à tirer d’affaire le malade. Le reste, qui lui échappe à elle, le malade l’emporte avec lui en silence, c’est le savoir qui va avec dont personne ne saura rien. (…) au départ, c’est la pulsation régulière qui me fascinait via le mystère de son arrêt et de sa reprise naturelle. Puis les deux questions se sont rejointes, celle de la pulsation et celle du reste, que j’appellerai l’impulsion émotionnelle.  »
 » Ce qui m’aura le plus marqué c’est, d’une part, la beauté du cœur, l’émerveillement devant le savoir qu’il contient et qu’il adapte, son fonctionnement simple et complexe, la texture de l’arbre de vie qu’il gouverne. D’autre part, la parole des patients dont le cœur fut réparé ou remplacé. Ce qu’ils disent va loin, là où la vie s’enracine et induit des paroles essentielles. Tous contribuent à nuancer et enrichir l’expression « malade du cœur ». Certes, elle a pour le médecin un sens évident que la finesse exploratoire précise toujours plus. Mais la tendance à déborder le simple langage de l’organe est devenue légitime. Au‐delà des artères bouchées ou des valves non étanches, de l’inflammation du muscle ou de la malformation, une question plane qui renvoie au mystère de la vie. »

Daniel Sibony s’attarde sur le couple impulsion-pulsation, et sur le cœur comme racine et moteur de l’arbre de vie. On est tour à tour enthousiasmé et provoqué par d’incessantes nouveautés de sens et par des traits d’humour habituels chez cet auteur.  Le cœur au service du sang, lui-même au service de tous les organes selon un axe Nord (le cerveau) et un axe Sud (le sexe) ? Les artères mammaires ne seraient-elles pas là de toute éternité dans l’attente de leur rôle clé dans les pontages ?  Quels cachets faut-il prendre pour ne pas rejeter l’amour de l’être ? La suffisance cardiaque n’est-elle pas également à craindre ? Les pensées sont exprimées sans filtre, sans censure aucune, la tentation anthropomorphique ou finaliste effleurée puis rejetée. 

Pour La lettre du cardiologue, nous avons rencontré l’auteur.
Sur l’importance de la parole des patients en dehors du divan de la psychanalyse.
« La parole des patients …  Là, justement, je l’entendais et j’entends sa dimension inconsciente alors qu’elle n’y est pas appelée comme telle. J’aime percevoir les effets d’inconscient dans la société, dans les évènements de l’histoire, dans le discours de patients qui sont là et qui discutent avec moi pour me dire ce qui les a fait souffrir, ou espérer.
Sur la beauté du cœur.
« Ce système tellement complexe et en même temps si simple. Un arbre de vie, presque un arbre au sens mécanique, l’arbre d’un moteur, cet arbre de vie branché sur les organes. Comment à travers cette symphonie et cette cacophonie peut apparaitre un évènement (la maladie) dont j’insiste pour dire qu’il a une composante génétique ou biologique et une composante psychique?  Comment se trace une courbe avec ces deux composantes. ? 
Sur la suffisance cardiaque.
« La suffisance du cœur est aussi grave que l’insuffisance cardiaque. Comment formuler un malêtre symbolique qui peut atteindre l’être vivant, un dysfonctionnement symbolique qui peut percuter le corps et le faire aller mal, le corps, et l’esprit, et l’âme ? Il faudrait un cœur qui ne soit pas trop plein de soi, de sa plénitude, qui ne fonctionne pas en vase clos, qui serait averti en tant qu’organe, des failles, des insuffisances, de ce qui ne va pas, non pas pour être lui-même insuffisant mais pour savoir qu’il y a de l’insuffisance, que c’est comme une onde réelle qui va et vient et qui ne doit pas se fixer. Ressentir les limites et ne pas fonctionner sur un mode qui abolit les limites, un mode sans ouverture. Une forme quelconque, c’est quand on l’ouvre sur l’extérieur qu’on signale son incomplétude, qui est l’aspect fécond de son insuffisance.  Il faut intégrer cette possibilité d’affronter l’inconnu que j’appelle l’amour de l’être. Il faut s’intéresser à ses problèmes de cœur aux deux sens du terme en même temps.  » 
Sur la vie.
« Par l’être j’entends l’infini du possible, et l’amour de l’être, c’est l’amour du possible, qui n’est pas encore là, donc l’amour de l’incomplétude, l’amour d’une certaine insuffisance. La vie c’est quelque chose qui s’aime et qui aime se reproduire. Mais la vie a besoin d’être dérangée par la vie pour rester vivante.  » 
Sur la violence transmise, à l’origine des maladies.
« Un sujet qui me passionne c’est la violence transmise. La violence ce n’est pas une substance, c’est un évènement dans un rapport entre deux corps, deux groupes, deux pays etc. Mais parfois la violence est mise en mémoire, accumulée, inscrite, c’est la mémoire d’une certaine violence qui va s’épanouir, qui va s’exprimer plus tard. »
Sur le cœur partagé.
 » J’ai opposé au don de soi le partage de soi, et à l’éthique de l’ « autre », l’éthique de l’être. Le don de soi, c’est l’éthique de l’Autre. Mais il ne faut pas mettre tout l’accent uniquement sur la responsabilité devant l’Autre. Il faut déjà répondre de soi, devant soi et devant l’infini du possible, cela nous ramène au partage du cœur, à la non suffisance, à l’idée qu’il faut la suffisance et l’insuffisance. Un cœur ou un corps qui est mortifié par un manque d’amour, c’est une forme de suffisance, qui peut être ébranlée s’il se rappelle qu’il existe pour lui des points d’amour dans l’être. Même si cet amour qu’il a perdu a été vécu comme absolu, au regard de l’être, de l’infini du possible, il n’est pas absolu. Il faut voir le possible et l’infini sur un mode qui engage, qui invite à avoir du répondant, de la responsabilité. Tu as vu briller un point de possible, eh bien tu dois répondre du fait de l’avoir vu.  » 

Denis Chemla

« Un coeur nouveau »

« Voici des traces de mon passage dans le service de chirurgie cardiaque de
l’hôpital Bichat à Paris, avec les transplantés et les insuffisants du coeur.
J’y ai appris beaucoup sur le coeur qu’on coupe et qu’on remplace, sur les
démêlés toujours neufs entre le corps et la technique, sur la profusion de la
vie, sa générosité, ses irrégularités. Sur l’unité increvable du corps et de
l’esprit. Sur le fait que le coeur n’est pas qu’une pompe et que l’impulsion
émotionnelle nous fait vivre et nous soutient au moins autant que son
battement régulier. Sur le fait que ce qui “fatigue” le coeur, c’est le
contrecoeur, c’est ce qu’on s’impose de faire alors que c’est contraire à notre
esprit et à notre mode d’être. » D. S.

Une plongée inédite et saisissante dans le monde de la chirurgie de pointe.
Mais surtout une méditation bouleversante sur la vie, ses ressacs et son
unité.

CONCLUSION – Si l’on donne ces conseils aux êtres fragiles du cœur – « surtout pas d’émotions fortes » – c’est à titre préventif ; l’idéal dans cette optique serait les prévenir des secousses de la vie, disons même de la vie puisqu’elle ne va pas sans secousses, mais ce n’est pas possible … Or ce qui « fatigue » le cœur, c’est le contrecœur, ce ne sont pas directement les émotions, c’est ce qu’on s’impose de faire alors que c’est contraire à notre désir, notre esprit, notre mode d’être. Le pire étant que cette imposition, ce prélèvement affectif sur soi contre soi s’inscrive et que sa trace presque inconsciente se perpétue et nous « programme ». Dans ce cas, on « marche » à contrecœur sans même s’en rendre compte, parfois on le voit bien mais on trouve que c’est plus facile que d’être à contrecourant.
Quand c’est un autre qui vous impose, qui vous « taxe » affectivement, et que vous vous « exécutez » à contrecœur, c’est moins grave, ce n’est pas vous-même qui vous « tapez » sur le cœur comme on dit taper sur les nerfs ou sur le système. Un travail de bonne défense contre l’autre se met en place, qui n’est pas simple mais qui peut être jouable si l’on y met du cœur, c’est-à-dire de la générosité (n’oublions pas : le cœur, il faut que ça « donne » pour bien marcher, il faut que le ventricule gauche éjecte et projette bien, sans fuite et sans retenue).
En revanche, si c’est vous qui vous comprimez, qui prenez sur vous contre vous, c’est plus sérieux, il faut vraiment inventer une tierce voie qui surmonte ces deux contraires, l’élan du cœur et le contrecœur. Sinon, le coup de cœur lui-même devient un contrecoup néfaste. Chez les névrosés, ou même chez certains pervers, ce conflit intérieur est résolu par le symptôme lui-même qui est une sorte de compromis. (Et le symptôme névro-pervers donne une sorte de contenance, c’est comme une armure qui permet de fonctionner, avec une taxe affective stabilisée.)
Le contrecœur est grave s’il est suscité par un être qu’on aime intensément, car cela revient au cas où une partie du cœur se dresse contre elle-même. Il faut bien dire que beaucoup d’histoires de cœur, la plupart peut-être, comportent cette tension ou l’une de ses variantes, et c’est sans doute pourquoi tant d’histoires comportent une bulle de compromis voire de tromperie pour faire chuter la tension. Mais si la chose se répète, si l’être aimé vous contrarie sans que vous y preniez plaisir, sans que vous soyez masochiste, alors cela peut être l’occasion de vous en défaire, de vous en libérer, à condition que cette libération elle-même ne soit pas un crève-cœur.
En somme, pour prévenir ou mieux gérer les secousses du cœur, ses arythmies, ses emballements, ses « chutes » et ses insuffisances, ses mauvaises failles et ses mortifications, pour intervenir dans cette grande affaire de cœur sachant qu’une partie du dossier est inconsciente, il faut penser, penser sa présence au monde, ses rapports au possible et à l’infini, ses conduites déficitaires (alors qu’elles ont l’air si rentables puisqu’elles accumulent la même chose toujours plus), bref il faut passer par le cerveau pour mieux guider votre rapport à l’existence. Il vous faut non pas une « éthique de l’autre » ou du « tout pour l’autre » comme le réclame un bavardage nullement gêné par son total irréalisme, mais une éthique de l’être, où il s’agit chaque fois de trouver un point d’amour dans le possible, notamment quand tout s’assombrit, comme quand le sang se raréfie dans le cerveau assez longtemps avant l’attaque.
Quant à la générosité, discrètement symbolisée par le fait qu’un bon cœur ça doit donner à fond du côté ventricule gauche, beaucoup se retiennent de « donner » par peur de ne plus avoir de quoi. Ils ignorent qu’ils sont plus que ce qu’ils ont, et qu’ils sont autres que ce qu’ils croient être, mais c’est pour eux un sujet clos, un chapitre trop « chaud ». Et si c’était cette chaleur qui devenait une brûlure un peu plus tard quand ils sont déjà « cuits » ? D’où l’exigence de réfléchir au don de l’être plutôt que de l’avoir. Donner de l’être et de la présence ce n’est pas faire un « don de soi », c’est trouver le subtil partage de soi et de l’autre où aucun des deux n’est lésé car la richesse provient d’ailleurs.