Archives mensuelles : mars 2020

Interview

Vous me demandez quel est “l’état de santé du monde”, audacieuse question, le monde est une entité si complexe, si normale dans sa folie et si folle dans son ordinaire, que l’idée de la palper pour évaluer sa santé est aussi une folie, car qu’est-ce que la santé dans ce cas ?  Des gens, pour gagner leur vie, passent 8h par jour à faire des tâches qui ne les intéressent pas, ils espèrent la retraite enfin pour faire ce qu’ils aiment; est-ce un état normal des choses ou un signe de santé? Non, c’est si intolérable que de grands penseurs, de Marx à Badiou, nous ont trouvé le remède : l’appropriation collective des moyens de production. Pour eux, c’est ce qui résoudra cette tension folle où l’on doit vendre son corps et son esprit pour pouvoir manger et avoir un toit sur la tête (car ces deux choses minimales semblent être les plus grandes conquêtes culturelles à chaque époque, y compris la nôtre : si on a son appartement et son petit revenu, prolongé par une retraite décente, on a presque réussi sa vie; si en plus on peut aider ses enfants et petits-enfants, on est royalement accompli du point de vue de notre civilisation; et l’on comprend que les problèmes d’immobilier et de retraite accaparent tant les discussions). Donc, comme cette anomalie qui s’appelle salariat existe, qu’elle est intrinsèque à notre vie normale, qu’elle perdure au point que ceux qui embauchent apparaissent comme des bienfaiteurs, des créateurs (d’emploi), dire que ça va bien est difficile mais dire que ça va mal est impossible puisque tous y trouvent leur compte et qu’une fermeture d’usine apparaît comme une tragédie. Il va sans dire que le remède en question mène en enfer, mais certains aiment refaire l’enfer car ils sont sûrs que sous leur égide ce sera beaucoup mieux. 

Si on se tourne vers le monde des sciences et des techniques dont les trouvailles merveilleuses nous étonnent, Internet, qui  n’est pas rien et Google, plus grande bibliothèque jamais conçue, instantanée de surcroît, ne sont qu’un aspect de l’élan pour créer de machines qui nous doublent, qui nous connaissent mieux que notre meilleur ami, qui peuvent devenir notre interlocuteur pensant, notre compagnon, c’est une trouvaille qui en même temps risque de rendre notre parole inutile; peut-être que cette machine va parler ou même décider pour nous et nous suggérer les vraies questions à lui poser; elle pensera pour nous, ce qu’elle fait déjà car on est déjà formaté par les machines merveilleuses que nous formatons. Ici le bien et le mal sont indissociables.

Tournons-nous vers le monde du social et du politique, des gens se révoltent, quelle bonne nouvelle, il y a donc des limites, la dignité a des sursauts, une belle révolte que celle des gilets jaunes, cette couleur de rire malade qui envahit le paysage, une révolte normale et saine qui par sa propre logique a sécrété de quoi s’empoisonner elle-même, ne serait-ce que par son refus d’élire des représentants, refus-délire qui la rend irreprésentable et qui en a fait un fantôme; elle s’est suicidée après avoir appelé en vain ceux d’en face au suicide. Cette révolte, suivie de grèves longues et vaines, ponctuées dans Paris par des harcèlements officiels contre ceux qui se déplacent en voiture a produit un mélange assez suffocant montrant que l’on combat “le mal” en produisant d’autres maux, que nos protections contre lui nous font encore plus mal.

En fait quelle que soit la situation humaine, on peut très vite y trouver des points de folie puis des reprises de bon sens et de nouveaux dérapages,  cela peut faire penser à certains que ça va mal ; lorsque la trace du mal est beaucoup plus persistante que celle du bien, ils ont le sentiment que le monde va de plus en plus mal mais c’est eux qui vont plus mal avec le monde, avec ce monde-là qu’ils auraient préféré différent; et lorsque ce mal leur laisse des traces si nombreuses qu‘ils n’ont pas le temps de récupérer, ils décrètent que ça va si mal qu’on va peut-être vers la fin du monde. Autrefois c’était l’accumulation des armes nucléaires ; de grandsécrivains comme Camus ont annoncé que si on n’en arrêtait pas la fabrication, le monde allait à sa destruction. On ne l’a pas arrêtée, les armes nucléaires ont continué à jouer leur rôle de dissuasion ; jusqu’à présent il n’y a en pas eu d’usage depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il semble que l’humanité aitbesoin d’inscrire sa mort comme possible afin de pouvoir vivre banalement, normalement, c’est-à-dire avec toutes les horreurs, les injustices et aussi tous les actes bénéfiques, généreux etc 

Donc cette idée de fin du monde nous accompagnera tout le temps ;  tant qu’il y aura un monde il y aura l’idée de sa fin qui projette un peu l’idée de la nôtre. Chacun va connaître la fin du monde en vivant la fin de son monde à lui. L‘Apocalypse, elle, est quand même accompagnée par des envoyés du ciel, des anges, une éruption destructrice du divin. Certains espèrent cette irruption, alors ils l’annoncent; et peut-être qu’une catastrophe naturelle qui détruirait notre petite terre relèverait des mêmes forces qui l’ont créée, qui nous échappent, qu’on peut appeler divines. Mais n’ayons pas la prétention de prendre cette fin du monde comme une punition, nos actes qui n’ont pas assez d’importance pour la provoquer 

Le monde n’a pas fini d’exsuder tout son mal et tout son bien entremêlés, il est loin d’être prêt à mourir d’épuisement. Donc l’Apocalypse c’est pour après demain,  à bonne distance temporelle d’aujourd’hui, disons à deux ou trois générations de tout aujourd’hui qui se présente. Chacun peut dormir tranquille avec sa propre apocalypse 

En somme, le monde se porte selon, non pas sa nature car il n’a rien de naturel puisqu’il est habité par des humains, mais selon tout ce qui le crée et qui nous dépasse. Quand sa façon de se porter, avec nous dedans, nous fait souffrir, on dit qu’il va mal et quand elle nous fait du bien c’est-à-dire quand nous arrivons à nous faire du bien avec le monde, nous disons que la vie vaut la peine. Le monde va donc mal d’une façon assez bonne pour que la vie reste vivable (et nous devons prendre garde à ne pas tenter trop bêtement de la rendre meilleure car on l’empire le plus souvent), et le monde va bien, c’est-à-dire juste assez mal pour que ce bien se renouvelle et soit tenable

Avons-nous perdu le sens du rire et de l’humour? 

Pour le perdre, il faut déjà l’avoir eu; en réalité le rire est quelque chose qui nous attaque comme du dehors, c’est un événement qui nous déborde, qui nous coupe le souffle, souffle qu’on récupère par les saccades du rire.L’humour c’est autre chose, c’est se consoler d’être soi-même, c’est-à-dire insuffisant à assumer son soi-même. Le sens du rire et de l’humour existe toujours, l’endosse quiconque en est capable. Il est vrai qu’il est de plus en plus corseté par les contraintes issues d’un nouveau démon qui s’appelle le vivre-ensemble, où la difficultéest de cohabiter entre plusieurs cultures surtout quand l’une d’elles veut imposer ses lois et que d’autres y résistent alors qu’il faut bien une loi commune, celle du pays d’accueil. Cette difficulté de vivre ensemble se traduit par une surenchère : on veut vivre ensemble en s’aimant mais ce n’est pas nécessaire, ce n’est même pas souhaitable, c’est déjà bien de cohabiter côte-à-côte et de savoir que quoi qu’on dise l’autre n’y répondra pas forcément comme on veut. En rire ce serait bien ; faire de l’humour ne serait pas mal mais beaucoup ne le supportent pas et se sentent attaqués quand leur façon d’être et leurs propos ne sont pas massivement approuvés. Et comme le pouvoir est lâche, il prend des mesures, notamment dans les médias, pour cautionner les diktats de telle ou telle culture : par exemple, on ne rit pas de n’importe quoi. Or on doit pouvoir rire de tout ce qui nous arrive et qu’on trouve drôle ; c’est différent de se moquer. Si des gens veulent se moquer du dieu des autres, pourquoi pas, aux autres de s’en accommoder et de se dire que leur dieu est au-dessus de ces moqueries. Mais il faut reconnaître que la censure aujourd’hui est plus vive et plus sournoise qu’au temps de Louis XVI l’on en connaissait les règles. Aujourd’hui ces règles sont inaccessibles et si vous les transgressez alors que vous les ignorez, vous serez suspect, indésirable, vous serez victime ; et dans notre société où la plus « belle » identité est celle de victime, il n’est pas bon d’être une victime : les gens n’aiment pas s’en approcher, c’est contagieux 

Donc, le rire ne se réduit pas au fait de se moquer ; se moquer c’est vouloir forcer un rire qui sinon n’aurait pas lieu. Peut-être même que se moquer indique qu’on n’a plus tellement l’occasion de rire et qu’il faut la provoquer en rendant ridicule des gens ou des choses qui ne le sont pas forcément. Cette confusion entre rire et se moquer crée beaucoup d’effets pervers. On veut faire passer sous le drapeau du rire la haine qu’on éprouve pour certains et qu’on ne peut pas formuler. J‘aime le rire qui survient comme un événement plus ou moins grotesque qui nous tomberait dessus. 

Cela dit, les grands génies du rire comme Molière ont largement pratiqué la moquerie parce que c’était la seule façon de critiquer des instances qui prétendaient faire la loi, la religion avec Tartuffe, la préciosité littéraire avec les Précieuses ridicules ; ou des choses dont on souffre,les pères avares, les Harpagon. La souffrance et le rire pour s’en dégager prouvent que lorsqu’il y a un mal, on lui trouve un remède ultime, et même s’il provoque d’autres souffrances, on aura au moins passé un bon moment.

 

Dans Nom de Dieu, par-delà les monothéismes, j’aimontré que les incroyants croient à quelque chose, à la vie par exemple dans laquelle ils essayent de découper la leur comme ils peuvent. J’ai dit que la croyance est une forme débonnaire de l’amour. Pour ce qui est de Dieu, la question de son existence se confond de plus en plus avec la vôtre et celle du monde en proie à des états limites qui vous échappent. L‘existence de Dieu est aussi problématique que la vôtre, et c’est peut-être dans l’intrication des deux (la sienne et la vôtre) que le divin peut poindre, en tant que juste au-delà de l’humain, et très au-delà aussi.

Comme c’est une grande idée, l’intrication entre l’humain et le divin, rien d’étonnant à ce qu’elle porte la marque des peurs, des angoisses et aussi des sérénités qui sont les nôtres. Certains ont besoin d’un monde qui redouble celui-ci en mieux, en plus juste, avec un Dieu qui surveille le passage, qui juge à la frontière et au-delà. D‘autres se contentent du fait que le divin est actuel, qu’il juge actuellement et qu’il trouve souvent minablesleurs manigances; le divin est actuel, il a autre chose à faire que de nous juger, d’autant que nous sommes pour nous-même les juges les plus féroces

 

La psychanalyse peut-elle  harmoniser la planète au plan relationnel ?

La dysharmonie est essentielle aux relations pour qu’elles trouvent une autre harmonie que de façade. Quant à l’idée psy, c’est-à-dire l’idée freudienne sur laquelle tapent tous ceux qui lui sont redevables, d’autant plus fort qu’ils lui doivent davantage et qu’ils veulent l’ignorer, cette idée peut tout juste aider le sujet à s’engager un peu mieux dans son existence sans trop se faire mal inutilement au nom de vieux comptes et de contes enfantin. Elle peut l’aider à larguer notamment les deux boulets qui l’attachent par chaque pied au symptôme de chaque parent, ce n’est déjà pas si mal. Quant à globaliser cette entreprise d’éclairage,d’épuration et d’apaisement, il ne faut pas y compter car rien ne dit que deux êtres bien analysés se supportent. Déjà deux êtres relevant de la même religion se disputent ou se méprisent en voulant chacun être le plus proche du dieu commun 

C’est donc la question du vivre-ensemble qui se repointe, symbolisée par la cohabitation du monde islamique avec le monde européen qui l’a accueilli. J‘ai montré dans mon livre Un certain « vivre ensemble », musulmans et juifs dans le monde arabe, paru chez Odile Jacob, la difficulté séculaire de l’islam avec des minorités croyantes surtout quand elles relèvent d’une tradition, celle de la Bible, où il a pris l’essentiel de sa substance. Bien sûr, la vindicte qu’il exprima envers les Juifs dans son texte fondateur était si bien intégrée aux mœurs qu’elle n’avait pas toujours besoin de s’exprimer sauf par à-coups lors de massacre plutôt rares comparés à ce qu’ils auraient pu être, et d’humiliations essentielles dont les effets furent moins terribles qu’ils l’auraient pu. Je pense, non pas que l’Europe va s’islamiser comme le disent certains excités,mais que les musulmans d’Europe la mettent au défi de tenir sur ses valeurs qui ne sont pas celles de l’islam ; et qu’ils se défient eux-mêmes de mieux refouler la vindicte envers les autres que leur enseigne en continu leur tradition. Bref, je leur fais confiance pour surmonter leur conflit intérieur dont certains sont à peine conscients :vouloir vivre avec les autres et adorer un texte qui maudit ces autres. On doit déjà les féliciter parce qu’avec toute la violence que leur enseigne leur religion, ils ont su jusqu’ici, à de terribles exceptions près, faire preuve d’un certain bon sens. 

 

Remarques sur l’autorité

L’autorité de quelqu’un tient au fait qu’on transfère sur lui une certaine valeur, parce qu’il a du pouvoir, de l’argent en quantité, des compétences reconnues, des qualités humaines rares, comme la capacité de dire une parole qui dénoue la détresse. Ou parce qu’il a une aura personnelle qui ne convoque aucun de ces attributs mais qui tient à ce que sa présence rayonne, témoignant de ses rapports étroits avec des forces spirituelles ou symboliques peu banales.

L’autorité repose donc sur une certaine supposition. Et si, par sa conduite personnelle, cet homme vient à démentir ce qu’on lui suppose, il perd de son autorité. Mais si le groupe qui l’a mis à cette place a encore besoin de lui, il peut l’y maintenir, lui redonner de l’autorité. Preuve que l’autorité sur un groupe tient d’abord à la décision du groupe d’opérer ou de maintenir le transfert fondateur. 

La fonction d’autorité est sans doute universelle. Même dans les groupes où l’on n’aime pas désigner un chef ou un représentant, on sent et parfois on reconnaît que tel sujet a plus d’autorité et on en tient compte. 

L’origine du sentiment d’autorité se trouve bien sûr dans le rapport aux parents, pas seulement au père, sauf quand la mère lui délègue ou lui transfère sa part d’autorité à elle pour des raisons culturelles ou de tradition.

Avant de poursuivre, je réponds à deux questions.

Y a-t-il une pensée du judaïsme sur la question de l’autorité ? 

Bien sûr, puisque le peuple juif est singulier ; et ce que j’ai appelé transfert y est appelé permission, autorisation. L‘autorité c’est la permission de faire ou de dire certaines choses, permission qu’on a reçue d’un autre qui lui-même l’a reçue, etc. Et si on se la donne par décision, il faut que d’autres la cautionnent. On revient donc au transfert, car cette permission s’appelle chout, ou bien smikha, dont la racine signifie que quelqu’un a mis ses mains sur la tête d’un autre à qui il « transmet » son autorité, comme Moïse l’a fait pour Josué avant de mourir. 

Autre question : y a-t-il aujourd’hui un certain effacement du Juif contestataire laissant place au Juif conservateur ou au juif de cour ?

Il y a là un peu de vrai, qu’on peut expliquer par le fait que les Juifs, dans leur long assujettissement, avaient besoin des Juifs de cour, ceux-ci étant eux-mêmes impatients de se faire valoir, d’affirmer leur pouvoir sur les autres et d’en jouir. Il s’ensuit un respect de l’autorité établie du fait qu’elle est établie, on ne se leurre pas sur sa valeur, mais on s’y soumetpar calcul ou par opportunisme, et on finit par la respecter du fait qu’on s’y soumet (à supposer qu’on se respecte). Il ne faut pas la contrarier ou faire des vagues, et cela conduit à un réel conservatisme, non seulement dans la façon le mode d’être et la pensée, quand il en reste, mais aussi dans la gestion culturelle. Beaucoup de tares dues au respect sans condition de l’autorité, respect justifié par la détresse du peuple juif au cours des siècles, perdurent alors qu’il n’est plus en détresse. La posture de minorité n’ayant pas d’autre choix que d’accepter l’autorité en place a-t-elle pu se transmettre ? C’est possible ; en tout cas, le peuple juif reflète la société ambiante, dans laquelle la valeur principale est le pouvoir ou l’argent. Certes, ceux qui l’ont ne sont pas souvent estimés ou respectés mais ils détiennent les emblèmes de l’autorité, c’est eux qui décident, avec des rituels obligés comme la concertation, etc., on s’incline devant leur autorité même si on ne les estime pas.

Il y a aussi des confusions à éviter, par exemple, refuser l’idolâtrie ce n’est pas refuser l’autorité : Abraham rejette les idoles, mais ce n’est pas un anti-autoritaire. Mardochée refuse de se prosterner devant Haman, mais c’est un refus de la haine antijuive qu’ils sent dans cet homme, et il préfère prendre le risque de ne pas se prosterner, risque qui par chance a bien tourné.

Certains disent volontiers que les juifs sont contre l’autorité. Certes, ils ont l’habitude de discuter la loi et le Talmud, qui est lui-même une discussion ; cela peut stimuler le questionnement sur ce qui fonde l’autorité mais pas le refus de celle-ci ou même sa contestation. Au contraire, beaucoup cherchent éperdument l’autorité pour se « reposer » sur elle.Quant aux couches dirigeantes des communautés juives, elles ont toujours penché du côté de l’autorité, pour chercher la sécurité du groupe, sans oublier les avantages pour elles-mêmes.

En fait, toute autorité mérite d’être discutée, et si elle est juste, elle gagne à l’être. Reste à savoir s’il est possible ou dangereux d’en parler, et cela dépend, avant tout, de la maturité du groupe.

Qu’est-ce qu’une autorité juste ? C’est celle qui peut (qui est capable de) se justifier par ce dont elle-même se réclame. De ce point de vue, les points critiques ou même les crises de l’autorité ne sont pas forcément une catastrophe.

 

Souvent, on invoque une autorité pour tout autre chose que ce en quoi elle est autorisée. Par exemple pour maintenir un déni sur une question gênante. Par exemple, l’argument du « vivre ensemble » est devenu un argument d’autorité qui peut faire taire – et même nier – tout ce qui, sur le terrain, y objecte.

Plus largement, on invoque l’autorité pour renforcer de manière factice telle cause idéologique : il fut un temps où des scientifiques de renom y apportaient, comme on dit, « tout le poids de leur autorité », ce qui était une tricherie car leur savoir sur la physique ne prouve rien sur la justesse de ladite cause (la physique ne prouve rien sur la valeur du marxisme). 

A ce niveau, on est dans la logique médiatique ou marchande : l’autorité, comme valeur, se vend et s’achète ; l’homme a acquis une autorité « dans son domaine », il écrit des best-sellers, il peint des toilesqui coûtent cher, il a découvert une bonne pilule, il peut donc mener le combat pour la justice… ou faire entendre ses convictions du moment, qui vont du meilleur au pire : Zola pour Dreyfus, Foucault pour Khomeiny… 

Parfois, deux autorités se renforcent : l’autorité religieuse a cautionné les dictatures ou bien, par son silence, a laissé faire les plus grands crimes. Parfois des gens renforcent leur autorité avec des symboles qu’ils ignorent pour mieux capter l’allégeance de leurs fidèles. Lacan l’a beaucoup fait via des symboles mathématiques dont il n’avait aucune maîtrise pour doper son autorité de « sujet supposé savoir ».

L’intéressant, c’est le rapport duel entre autorité et croyance. Une autorité ne tient que parce qu’un groupe de gens a besoin d’y croire. Souvent quand ce besoin est satisfait et que les personnes sont plus sûres d’elles-mêmes grâce à cette croyance, elles peuvent alors relativiser l’emprise de cette autorité ou même s’en dégager. Dans la famille les enfants ont besoin d’idéaliser un parent ou les deux et de se soumettre à leur autorité. Cela leur donne un appui et quand ils n’en ont plus besoin ils ignorent cette autorité, alors qu’elle compte encore pour eux puisqu’ils ne peuvent s’en écarter sans violence.

Il n’est pas facile de rester libre face à l’autorité, ne serait-ce que libre de penser autrement qu’elle si l’on a de quoi. Nul ne veut renoncer à l’usage de sa pensée s’il contrarie l’autorité, ni à l’usage de la parole. Mais la plupart y arrivent très bien, et à la longue ils ne s’en rendent même plus compte. Ils invoquent même l’autorité pour justifier de rester cois et d’accepter d’être couards. 

Heureusement, on a de beaux exemples du contraire. Je pense au conflit de Galilée avec l’Eglise, autorité absolue, qui se réclamait de la Bible et du Livre de Josué, pour dire que c’est le soleil qui tourne. En fait, les deux parties étaient coincées : l’Eglise ne pouvait pas faire de ce verset (« Soleil, arrête-toi sur Gabaon… ») une lecture vivante, donc porteuse de métaphores, c’eût été se battre au nom d’un épisode de l’histoire des Juifs, ceux-là mêmes qu’elle vouait à l’opprobre. Et Galilée non plus ne pouvait pas entrer dans cette histoire et dire : nous divergeons sur la lecture d’un verset du Livre, pour moi il signifie que le soleil bouge en apparence, mais pas « réellement », et l’appel de Josué vise à le fixer en apparence. Après tout, même aujourd’hui, on dit que « le soleil se couche », pourquoi un homme ne pourrait-il pas s’écrier : « Soleil ne te couche pas avant que j’aie finicette bataille ! » ? On sait qu’à la fin, devant la menace, Galilée a dû céder.

 

Il y a aussi des révoltes contre l’autorité, où le rebelle pur pose la question-limite : Qu’est-ce qu’elle a de plus que nous ? Qu’elle montre les preuves dont elle s’autorise, etc. Ce qui le fascine, c’est la consistance de la fonction symbolique, qu’il voit s’incarner dans un maître. Il y a un épisode dans la Tora, la révolte de Qorah contre Moïse sur le mode : « Pourquoi est-ce toi qui détiens l’autorité, nous aussi nous faisons partie du peuple de Dieu ». C’est toujours un questionnement et parfois une mise en cause de la dimension symbolique comme telle. Aujourd’hui, cela se traduit par : Qui es-tu, toi, pour mettre en doute ce que je dis ? À ce (très bas) niveau, l’autorité est une valeur que chacun veut détenir, et à bon compte, il lui suffit de menacer ceux qui le contestent par de mauvaises épithètes qui leur font peur.

Dans Le Château de Kafka, il y a une autorité incarnée par le Château et l’Hôtel des fonctionnaires, elle n’exerce aucune coercition, elle ne tient que par la peur que les gens du village ont de la mécontenter, une peur si profonde qu’elle n’est même pas ressentie, elle ne l’est que lorsque, par un hasard extrême, une femme a osé déchirer la lettre d’un fonctionnaire qui lui donnait rendez-vous à l’hôtel. Ce geste suffit à ce que tout le village ne veuille plus rien à voir avec cette famille, elle est devenue tabou ; et le père s’épuise en démarches incessantes, non pas pour être innocenté, mais pour qu’on établisse la faute, et bien sûr, l’autorité n’en fait rien : « Désolé, on n’a rien à vous reprocher ».

Cela souligne le couplage entre l’autorité et la crainte qu’elle inspire. Souvent l’autorité n’a jamais frappé mais la crainte est là car elle donne à l’autorité la consistance qui lui manque. Dans ce cas, douter de cette autorité, c’est risquer de se mettre à dos le groupe.


Ajoutons que les démocraties ont un problème avec l’autorité ; elle est en principe incarnée par le peuple, mais il a des représentants qui souvent la déconsidèrent en montrant voire en exhibant leur jouissance.