Si l’on essaie de comprendre, de se mettre dans la peau de ceux qui ont ainsi voté, on trouve qu’en un sens c’était pour eux le seul acte signifiant, la seule façon de dire quelque chose qui ne soit pas d’emblée dissous dans la soupe politico-médiatique. Bien sûr, chacun avait des choses particulières à dire. Les jeunes sans travail et les travailleurs démunis pouvaient vouloir protester contre le fait qu’un migrant de fraiche date ait d’emblée un appartement et pas eux. D’autres, contre le fait que quand l’islam renforce son emprise dans leurs quartiers et que des zélés vont jusqu’à faire des attentats, la réaction « digne et correcte » soit de se culpabiliser, de se demander par où « nous » avons fauté. D’autres protestaient contre le fait que « raciste » ne s’applique qu’à des Européens de souche, et qu’il n’y ait pas de racisme envers l’autre dans l’islam ou les pays du tiers-monde. D’autres, contre les promesses non tenues… Et tous avec la rage de voir que les politiques veulent d’abord garder leurs places, que pour le reste, ils feront comme d’habitude « tous leurs efforts »; que pour l’emploi, ils prennent des mesures factices et démagogiques plutôt que de faire des réformes qui libèrent les énergies. (Bien sûr, rien de tout cela ne sera fait par le Front national, mais justement, l’impuissance et le désespoir font voter pour lui à cause du sens que prend ce geste par ailleurs, plutôt qu’à cause du contenu de son programme.) Dernier point et non des moindres : les gens en ont assez de voir, depuis trente ans, on les fait taire en agitant sur leur tête cette épée de Damoclès : ce que vous dites « fait le jeu » du Front national ; cette épée vous tombera dessus et vous tuera. Ils ont compris qu’on les tue déjà en leur retirant la parole, alors l’épée ne leur fait plus peur ; par simple dignité, ils finissent eux-mêmes par la prendre, pour montrer qu’ils peuvent eux aussi la brandir, et qu’ils n’en sont pas morts. « Vous dites que si on vote FN on passe dans le camp des barbares ? – Chiche, voilà qui est fait, et c’est vous qui êtes défaits, et qui restez impuissants devant les vrais barbares… »
Bref, c’est un sursaut de dignité au second degré ; non pas la dignité rigide et bornée de l’extrême droite, mais l’affirmation de dignité face à ceux qui la bafouent en jouant avec les électeurs comme avec de simples pions, uniquement pour leur propre jeu. Quand on pense que deux signifiants, « islamophobe », et « pro Le Pen » ont suffi à régler la vie publique jusqu’à la suffocation pendant tant d’années, et sous le signe de la peur (on n’en est plus à avoir peur de l’islam, on a peur d’être « islamophobe » ou plutôt d’être pris pour tel), il apparaît que cette dignité au second degré n’est pas conventionnelle, elle est le produit de la situation, elle lui est intrinsèque.
Ces gens ont été plus que bafoués, d’avance identifiés au mal ; ainsi le voulait la stratégie de « faire peur » au moyen du FN, selon un montage pervers bien rodé[1]. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’un montage pervers ne peut pas fonctionner indéfiniment sans exploser et se retourner contre ceux qui le manœuvrent. Ils ont cru pouvoir piéger pour toujours des millions de gens, sans imaginer qu’un jour c’est eux-mêmes qui seraient piégés. Ils étaient tellement sûrs que tous ces mécontents, dont ils « comprennent la colère », continueraient à se coucher comme un troupeau, effrayés par le risque d’être déconsidérés. Or la pérennité d’un tel montage à base de peur eût été, peut-être, bien plus malsaine que le résultat actuel : elle suppose que des responsables de la classe politico-médiatique détiennent « les vraies valeurs » et mènent tous les autres à la trique au nom de « la morale »… C’est peut-être contre cette abjection que ces personnes ont protesté, cela demande un certain courage. Les autres trouveront-ils le courage et le talent de la réplique ? J’ai écouté l’échange d’un journaliste avec une personne d’un village qui a voté Le Pen : « C’est pour la sécurité, dit-elle – Mais avez-vous été attaquée ? Y a-t-il eu des attentats dans votre village ? – Non, dit-elle, mais il y en a eu ailleurs et ça nous concerne ». Le monsieur n’arrivait pas à la réduire à son village, à la confiner dans son trou, pour démontrer l’absurdité de son vote. C’était pourtant très clairement la consigne qu’il appliquait. Pour l’instant, la seule réplique ne fait que prolonger la tactique du faire peur, sur le mode : c’est le diable et nous sommes les sauveurs. On veut bien les croire encore bien que ce soit peu crédible.
Ajoutons que, si le premier parti de France est « national », c’est peut-être que quelque chose de la « nation », au sens propre, a été trop méprisé, et d’autant plus étonnamment que beaucoup la sentent en danger. Ce vote exprime surtout à mon sens que beaucoup de gens, le tiers du pays, en a eu assez du mépris ; et d’une politique dont le seul vrai moteur et de garder la place à tout prix puisqu’on est les meilleurs…
Bien sûr, ce que ne savent pas les électeurs du Front National (ou ce dont ils se doutent à peine) c’est que, plus ils sont nombreux, plus ils font le jeu du pouvoir en place, lui préparant un deuxième tour victorieux aux présidentielles. Ce n’est pas la moindre hypocrisie du discours en vogue que de pleurer à cause de la montée du Front National et de s’en réjouir en cachette car cela fera un deuxième quinquennat Hollande…
[1] Que pour ma part j’ai décrit et dénoncé dès 1987 dans un article L’effet Le Pen paru dans Libération et repris dans mes Événements psychopathologie du quotidien (Seuil, Points, 1995).