L’appel à « aimer ses ennemis » est une de ces nombreuses et fécondes provocations de l’homme Jésus des Evangiles; provocation ou surenchère dont la vie témoigne qu’elle n’est pas très applicable. Et si vraiment vous arrivez à aimer votre ennemi, en tant qu’ennemi, c’est que vous l’avez surmonté, surplombé, enveloppé, que vous vous êtes mis très au-dessus de lui. Trop. En fait, c’est très agressif d’aimer son ennemi, et de le voir, du haut de votre amour, s’agiter dans sa haine. Et puis, cela reviendrait à supprimer de la langue le mot « ennemi », puisqu’un ennemi signifierait quelqu’un qu’on aime…
En revanche, la Torah (dans Exode 23) lance un appel plus modeste mais qui va loin: « Si tu vois l’âne de ton prochain crouler sous son fardeau, tu dois l’aider ». Autrement dit si tu vois la maison de ton ennemi se fissurer ou menacer de crouler, tu dois accourir pour la réparer. Plus largement: si tu vois ton ennemi crouler sous le fardeau tu dois courir le relever, l’aider. (C’est dit pour son âne, a fortiori pour lui-même.) Et cela se comprend: si tu le laisses dans le malheur, s’il est encore plus malheureux qu’avant, il aura plus de rancoeur à projeter sur toi, il sera encore plus ton ennemi, et comme ce sera injuste, tu seras tenté de lui en vouloir davantage pour une telle injustice, et tu seras encore plus son ennemi; et ainsi de suite dans un cycle infernal. Mais si tu l’aides à être moins malheureux, moins grincheux, il aura moins de malheur à t’imputer; et s’il est plus heureux, il sera plus indulgent pour ce qui concerne votre querelle. Donc, en faisant cela, tu travailles pour la paix, pour un peu plus de sérénité et d’indulgence.
Et donc, je dirais non pas: « aimez vos ennemis » (c’est trop, et je l’ai dit: trop agressif) mais: soignez-les, aidez-les à avoir un peu plus de jeu dans la vie. Alors ils seront moins tentés de fixer sur vous leur échec, ils seront plus fréquentables et vous serez plus heureux d’avoir transmis un peu de bonheur.