Des effets de langage dangereux

À propos du Proche-Orient

« La vie et la mort sont aux mains de la langue » dit un proverbe. C’est aussi vrai au niveau politique et militaire. La « guerre des six jours » (juin 67) est évoquée cette semaine à la radio. Je me souviens du jour où elle a éclaté. J’étais chercheur en maths à l’institut Poincaré, je suis allé au Luxembourg tout proche faire une pause, et j’entends à la radio d’un voisin : les avions israéliens survolent Le Caire. Petite sensation d’irréalité – et de soulagement – après un mois d’inquiétude et même d’angoisse : tant d’armées et d’États arabes qui se préparent à attaquer, tant de foules appelant à la guerre sainte (et la belle Oum Kalsoum chantant « égorge ! égorge ! » comme lors des grands sacrifices).

Si l’on consulte la presse d’un bon mois avant cette guerre, on voit des appels arabes qui brandissent la guerre comme seule issue, qui l’annoncent pour ainsi dire, et on entend Nasser dire qu’ « il n’y a aucun modus vivendi » avec l’État juif, que son existence même est une agression. Si on connait les dessous théologico-politiques de l’affaire, on reconnait le discours fondamental, voire coranique, mais dans une bouche nationaliste ; discours contre toute souveraineté juive. Il y a donc eu des effets de langage irresponsables, dont l’auteur ne calcule pas les conséquences ; or elles sont claires : l’état-major hébreu comprend que ce serait la guerre totale et décide, pragmatisme oblige, d’attaquer le premier, clouant au sol toute l’aviation arabe. La victoire s’ensuivit en une semaine.

Ces effets de langage irresponsables ont souvent été coûteux. Par exemple Saddam Hussein prétendit avoir des armes de destruction massive. Les autres en face, les Américains, l’ont cru ou feint de le croire et ont déclenché l’attaque. On n’a pas trouvé ces armes, mais le langage pour s’en servir était bien là, et c’est ce qui a compté. Car ces effets de langage sont comme des lapsus, ils semblent être des glissements de mots ou bêtises qui échappent, en fait ils expriment un conflit de fond, jusqu’ici irréductible. Il y a des ententes possibles, il y en a eu, mais quand l’esprit radical prend le dessus, l’irréductible s’impose.

Du coup, ceux qui ont prétendu que la guerre américaine contre l’Irak était fondée sur le mensonge, sur une fausse information touchant ces armes n’ont raison qu’en surface ; en profondeur ils ont tort : là où les effets de langage et les rodomontades prennent leurs racines, là où se trouve le conflit irréductible, qui engendre de temps à autre des guerres, du terrorisme, etc.

En 1967, c’est un djihad coloré de nationalisme qui devait avoir lieu ; mais les techniciens d’en face, stimulés par le réflexe de survie, ont pris les devants et tout désamorcé, reportant le conflit pour plus tard, et encore plus tard, etc.

Bien sûr, l’idéal serait que ces effets de langage soient pris par l’adversaire comme des paroles en l’air ; mais quel État peut se permettre un tel paternalisme, une telle condescendance, jusqu’à prendre ces menaces pour  une pure rhétorique ?

De même aujourd’hui, ces gens qui approchent la frontière de Gaza en menaçant, on aimerait qu’ils soient entendus comme des djihadistes vaincus qui crient leur désespoir : ils voient en effet Jérusalem leur échapper, et les termes de la guerre sainte qu’ils ont connus depuis 13 siècles se rectifier sous les coups de l’Histoire. Mais voilà, ils sont pris très au sérieux par ceux d’en-face, et aussi par nombre d’États qui les voient là-bas comme des champions de la liberté, et ici comme des champions de l’obscurantisme.

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