À tout ce que nous avons dit, on peut faire une objection : certes, il y a un djihad fondamental, d'où procède un rituel bien établi de nuire aux Juifs, mais sur lui se greffe un combat national légitime, celui du peuple palestinien pour avoir un État. Peut-on récuser ce combat parce qu’il y a le djihad ? Ce combat n’est-il pas plus important que le djihad dans cette région ? Faut-il sacrifier ou négliger une cause juste parce que les moyens de la promouvoir ne sont pas bons ?
L'objection est soutenable ; elle signifie notamment qu'il n'y aura pas de paix tant qu'il n'y a pas un État palestinien. Mais il s'ensuit aussi que, même s'il y a un État palestinien, il n'y aura pas de paix tant qu'il y a le djihad fondamental ; car même s’il produit un État palestinien, il y maintiendra un état de guerre qui fera que cet État ne pourra pas durer. C'est peut-être même pour cela qu'il ne voit pas le jour. Sa durée de vie, sur fond de djihad, est très mince ; si mince que, littéralement, il n'a pas le temps d'émerger. Voilà donc un cas intéressant : quand le moyen d'atteindre un but contredit l'existence même de ce but, cela produit un tourbillon où le moyen et le but semblent courir l'un derrière l'autre sans pouvoir se toucher. Ainsi, ce serait comme nous l’avons dit : le djihad ne laisse aucune chance à un État palestinien. Il faudrait que les partisans d’un tel État combattent le djihad, pour faire avancer leur projet. Et cela semble très difficile ; du reste, y a-t-il jamais eu de mouvement de libération arabe sans dimension djihadiste ? (La guerre des Algériens pour se libérer de la France coloniale était un djihad, certes enrobé d’un discours tiers-mondiste et laïc, destiné à l’extérieur.) Le djihad est fondamental parce qu’il exprime des fondements auxquels les masses adhèrent encore. Et jusqu'ici, les efforts pour promouvoir ladite Cause, n'ont jamais pris leurs distances avec l'option fondamentale.
Cela veut-il dire pour autant que tout était écrit et scellé ? En effet, il se peut même que des remarques, qui font place au hasard, au destin, à l'indéterminé, affectent des personnes anxieuses qui ont besoin d'imaginer une solution, immédiate si possible, ne serait-ce que pour en rêver. En voici une, par exemple. Le Hamas prolongerait le cessez-le-feu tel qu'il est, sans condition, il se ferait construire, avec l'argent de l'Europe et du Qatar, une belle tour à Gaza où siégeraient le gouvernement et l'administration de la Bande. Sans désarmer son territoire, il s'abstiendrait de tout acte agressif, et s'activerait à rendre la vie meilleure pour sa population. Au bout d'un certain temps, la confiance s'établirait. Alors Israël négocie avec l'Autorité palestinienne, restitue une partie de la Cisjordanie, avec des échanges de territoires. Puis, cette partie palestinienne se révélant elle aussi pacifique, s'abstenant de tout acte djihadiste, on commence la jonction des deux parties par un tunnel dans le Négev, et c’est l'instauration d’un État palestinien unifié, aux côtés d’Israël. On le voit, la condition majeure c'est de s'empêcher de célébrer le djihad. Est-ce possible ? On peut rêver.
En attendant, tant que la société palestinienne se laisse guider par le djihad, comme à Gaza, et qu’elle n’est pas diversifiée pour faire émerger d’autres forces, cet État n'aura pas lieu ; le djihad se poursuivra, avec des accalmies variables. Ces trêves plus ou moins longues sont d'ailleurs prévues dans le concept du djihad qui a cours depuis Mahomet : faire la paix quand on n'a pas le dessus, et reprendre la guerre quand on est plus fort, jusqu'à l'effacement de l’ennemi, ou sa soumission totale. Un État islamique ne tolère de minorité qu’avec un statut inférieur.
Et le Hamas a déclaré depuis longtemps qu'il laisserait vivre sur place les juifs et les chrétiens, mais sous la bannière islamique de la charia.
Quant à l’objection que j’évoque, (une Cause juste serait-elle perdue par les moyens qui la promeuvent ?), elle fait sens même sans rapport avec l'État palestinien éventuel. Le djihad se déclenche toujours pour une raison précise, il ne part pas de rien, quelque chose se greffe sur lui qui semble le justifier ou en être la cause ; quelque chose qui devient sa cause affichée. Même la guerre sainte de Mahomet contre les tribus juives d'Arabie fut justifiée par leur attitude hostile. Peu importe si elle fut suscitée par des provocations, puisque ces tribus de Médine ont soutenu Mahomet dans sa guerre contre les Mecquois ; mais au retour de la bataille, il y eut, paraît-il, des railleurs, et parmi eux des Juifs. Ce qui était vraisemblable puisque les Juifs ne ralliaient toujours pas l'islam. D'où la guerre contre eux jusqu'à leur disparition ou leur soumission à la fameuse condition de dhimmis (de « protégés »). Le prophète ne pouvait tout de même pas tolérer, comme une épine dans son pied, cette minorité insoumise, se référant à un livre qu'il jugeait falsifié.
Le djihad, sauf aux premiers temps de la conquête à l’état pur, a toujours une cause ; et le malheur de la Cause palestinienne, c’est qu’il l’a prise pour prétexte pour la noyer dans son Texte. En tout cas, il est l'exemple le plus parfait de la guerre identitaire : ses combattants sont les tenants de l’identité sous sa forme la plus intègre ou intégrale, d'où leur nom d'intégristes.
Naguère, dans mon livre sur le « racisme », j'ai introduit l’idée de haine identitaire. C'est ce qu’éprouve une identité pour tous ceux qui peuvent la révéler en manque, en manque d'elle-même ou en manque d'altérité, en tant que mouvement de vie. Ce manque ravivé, quand il est insupportable, est alors pris en charge par la vindicte envers les autres identités qui risquent de la confronter à sa faille qu’elle dénie. C'est le cas de l'identité juive pour l'identité islamique intégriste : d'abord parce qu'elle se trouve aux origines et au cœur même de l'islam ; ensuite parce que l'identité juive elle-même n'en est pas une, tant elle est morcelée, contradictoire, sillonnée de manques dans tous les sens ; qui plus est : c'est ce qui la fait tenir ; ce sont les secousses de sa transmission qui la maintiennent. Elle est donc très suspecte du point de vue d'une identité intégriste ; et c’est le cas dès l'origine.
Dire qu'une haine identitaire existe dans le monde islamique, notamment dans le monde arabe, c'est dire qu'on y trouve un « racisme » assez actif envers l'autre comme tel. Lorsqu'en Occident on parle de racisme, il s'agit de celui des blancs envers les noirs ou envers les étrangers, les « Arabes », les Juifs, etc. Il est rare que l’on parle du racisme dans le monde arabe envers les juifs et les chrétiens. D'abord, il n'a plus trop à s'exercer en terre arabe faute de cible ; ensuite, parce que les juifs et chrétiens qui subsistent, (ces deux termes, encore une fois ayant une connotation identitaire plutôt que religieuse), sont en territoire musulman moderne, occidentalisé, où l'expression de ce racisme naturel est gênante. Cette vindicte, on ne l'évoque pas non plus en Europe ; ce serait stigmatisant pour les musulmans. Ils font encore figure d'autre qu'on accueille m